LEXNEWS a eu le privilège de rencontrer
Ryuichi Sakamoto, ce grand compositeur apparu
historiquement sur la scène internationale avec son rôle dans le film
Furyo / Merry Christmas Mr. Lawrence de Nagisa Oshima, et la célèbre
musique qu'il a composée pour ce film. Il renouvellera avec la musique du
film Le dernier Empereur avant de se consacrer à la composition et à
l'interprétation de sa musique sur les scènes internationales. Rencontre
avec un artiste au carrefour de toutes les influences pour une créativité
des plus originales !
LEXNEWS : “Jeune adolescent, vous avez été
fortement intéressé par différents aspects de la culture, et notamment par
la musique impressionniste française avec les compositions de Debussy et
de Ravel. D’où vous venait cet attrait ? »
Ryuichi Sakamoto : « J’avais dans les treize ans la première fois
que j’ai écouté le quatuor à cordes en sol mineur de Debussy. J’ai été
littéralement sidéré par cette harmonie, si évoluée et inconnue de moi à
cette époque. Cela a été une expérience très forte pour moi… »
LEXNEWS : “Etait-ce votre premier contact avec la musique classique
européenne ?”
Ryuichi Sakamoto : “ Oh non ! J’ai débuté l’étude du piano à l’âge de
trois ans, je connaissais déjà bien entendu les musiques de Bach, Mozart,
Beethoven… mais c’était la première rencontre avec la musique de Debussy,
tout cela était totalement différent de ce que je connaissais jusqu’alors.
Ce fut un réel choc… J’ai voulu connaître le secret de ce mystère ; je ne
savais même pas quelle était cette harmonie, je ne l’ai apprise que deux
ou trois ans plus tard, après avoir étudié de plus près cette musique. »
LEXNEWS : “Vous savez bien que Debussy avait été lui-même influencé par la
culture japonaise et vous-même avez été influencé par ce musicien, un bel
entrecroisement ! »
Ryuichi Sakamoto : “ Oui, naturellement, cela est arrivé à toutes les
époques en musique, pensez à tous ces échanges entre le Portugal et le
Brésil, et de nombreux autres pays. Pour moi, la culture n’est faite que
de cela. Je crois intimement qu’il n’existe pas de culture « pure » sur
cette planète. C’est toujours le produit d’intégrations et d’influences
réciproques, du nord avec le sud, de l’est avec l’ouest. Il n’y a pas de
barrières, pas de séparations strictes… »
LEXNEWS : “Vos créations ne rejettent cependant pas votre culture
traditionnelle japonaise qui reste toujours au cœur de votre musique. »
Ryuichi Sakamoto : “Vous pouvez aisément imaginer qu’après la seconde
guerre mondiale, au Japon, la société s’est retrouvée totalement
américanisée. Je suis né en 1952 et, comme tous les enfants japonais de
mon âge, je n’avais quasiment jamais entendu de musique traditionnelle
japonaise à cette époque. C’est peut-être quelque chose qui va revenir de
nos jours avec les jeunes japonais branchés ! (Rires…) Mais à cette
époque, quand j’étais moi-même jeune, tout était marqué par l’Occident.
Vous savez, avec le choc de la guerre et de la défaite, l’identité
japonaise a été littéralement renversée. Pouvez-vous imaginer
qu’auparavant l’Empereur japonais était considéré comme un dieu, et qu’à
partir du jour même de la défaite, les Américains devinrent eux-mêmes un
nouveau dieu ! Les adultes haïssaient tout ce qui était japonais et ne
retenaient que ce qui avait trait à la société et à la culture
américaines. J’ai grandi dans cet environnement. Puis, la nouvelle
génération est arrivée, après les années 70, plus établie et plus
influencée par cette évolution. Ma connaissance est donc essentiellement
occidentale même si bien entendu je reste toujours marqué par l’esprit
japonais en termes de silence et de timbre. Le silence entre les notes est
quelque chose de très important pour moi, à l’image de la musique de John
Cage. Ce compositeur a eu un très fort impact sur moi après mon expérience
avec la musique de Debussy. Steve Reich a également été une source
d’inspiration. Tous ces compositeurs faisaient partie de la nouvelle
génération pour un jeune garçon comme moi et ils connaissaient intimement
la culture japonaise. D’une certaine manière, j’ai pu en effet retrouver
mes racines japonaises par le truchement de leur musique ! »
LEXNEWS : “Vous êtes connu, surtout ici en France, pour votre premier rôle
et votre composition de la musique du film Furyo de Nagisa Oshima avec
David Bowie. Comment jugez-vous l’importance de ce film, vingt-huit ans
après ? »
Ryuichi Sakamoto : “Je n’étais pas naïf et aussi candide que cela à cette
époque ! J’avais bien conscience que ce film pouvait être un outil
puissant pour diffuser ma musique aux quatre coins de la planète. Le
cinéma a une telle force et lorsqu’une histoire est en accord avec la
musique, tout est alors réuni pour avoir une diffusion mondiale. Je savais
cela ! C’est en partie pour ces raisons que j’ai accepté cette proposition
qui m’a été faite de tourner dans ce film. Bien entendu, la raison majeure
venait du fait de mon enthousiasme de jouer aux côtés de David Bowie et de
Takeshi Kitano. J’étais alors un grand fan des films d’Oshima, et ce
depuis mes plus jeunes années alors que j’avais 16 ans. Je n’aurais jamais
pensé que je travaillerai un jour avec M. Oshima, ce fut une grande
expérience parallèlement à ma passion pour la musique. Vous savez le
tournage a été réalisé en premier et j’ai écrit la musique du film dans un
second temps. Le tournage a duré deux mois et chaque jour j’essayais de
tirer mon inspiration directement des scènes que nous venions de jouer :
le paysage, les acteurs… J’ai même essayé de regarder par la caméra pour
trouver quelque chose, mais sans résultats ! (Rires…)
Le souvenir le plus amusant du tournage fut lorsque nous avons fait une
improvisation avec David Bowie, lui jouant de la guitare et moi des
tambours !
Tout ce qui a eu trait à la musique du film a donc été fait après le
tournage, mais il est évident que cette période où nous avons tourné sur
cette toute petite île du Pacifique Sud avec David Bowie et les autres
acteurs a été déterminante sur la composition de ma musique. Cela m’a pris
trois mois pour écrire cette musique de film. »
LEXNEWS : “Votre dernier album s’intitule out of noise. Une fois de plus,
vous associez d’une manière subtile la musique ancienne, votre riche
expérience de la musique électronique, ainsi que des préoccupations
écologiques.”
Ryuichi Sakamoto : “Je n’ai pas de réponses rationnelles pour expliquer
toutes ces influences, mais ce que je peux vous dire c’est que ces
éléments sont très importants pour moi aujourd’hui. La musique ancienne,
qu’elle soit médiévale, renaissance ou baroque, est une musique nouvelle
pour moi parce que, comme je vous le disais tout à l’heure, j’ai grandi
avec une connaissance à partir de la musique de Bach. Il n’y avait
pratiquement pas d’enregistrements de musique ancienne à l’époque.”
LEXNEWS : “Nous avons même reconnu des instruments de musique ancienne
dans cet enregistrement tel ce Consort de violes de gambe”.
Ryuichi Sakamoto : “Oui en effet, j’ai directement été marqué par cette
musique et ces instruments. J’ai même pour cela enregistré avec l’English
consort, introduisant ces instruments anciens. Il s’avère que je suis un
grand fan de ce que fait Jordi Savall ! De nos jours, nous avons un grand
nombre d’enregistrements de musique ancienne et j’apprécie encore
maintenant de trouver de nouveaux titres. J’aime réellement la résonance
de ces instruments. Il y a par ailleurs certainement des liens profonds à
l’intérieur de moi entre la musique ancienne et l’écologie, mais il m’est
très difficile de savoir lesquels et de les expliquer. Au fur et à mesure
que je vieillis, il me semble naturel de me préoccuper plus de la terre,
de la vie et tout cela a un lien avec la musique. Tout est lié pour moi et
comme la musique est mon moyen d’expression, j’essaye de développer mes
centres d’intérêt actuels dans mes compositions. »
LEXNEWS : “Votre musique pour piano offre souvent une alchimie étrange de
nostalgie, tristesse et en même temps exprime un profond espoir de vie.
Est-ce que cet instrument symbolise votre sens de la vie ? »
Ryuichi Sakamoto : “C’est trop de compliments pour moi ! Merci beaucoup
pour cette remarque… Il y a dix ans, j’ai commencé à m’intéresser aux
problèmes écologiques et j’ai réfléchi à notre futur et au futur de mes
enfants. Je suis très préoccupé par l’environnement que nous laisserons
aux futures générations. Je suis très désespéré par notre civilisation, et
en même temps, je ne veux pas laisser tomber, j’estime que je dois avoir
encore de l’espoir en l’humanité. En fait, je ne fais pas confiance en
l’intelligence des hommes tout simplement parce que nous ne sommes pas des
êtres parfaits. Nous avons fait tant d’erreurs, mais en même temps, j’ai
l’espoir que cette humanité trouvera un moyen de survivre quoi qu'il en
soit. La musique peut être une donnée importante pour cela. Je pense
profondément que sans la musique et la culture, il n’y aura pas de futur
pour nous. Ainsi, j’ai de l’espoir, mais je ne suis pas optimiste ! »
LEXNEWS : “Votre musique souhaite exprimer un message écologique.
Etes-vous influencé par le Shintoïsme ? »
Ryuichi Sakamoto : “Tout d’abord, il faut savoir que le Shintoïsme a été
la religion officielle de l’empire japonais. En ce sens, je n’adhère pas à
cela. Mais bien entendu, le Shintoïsme est lui-même fondé sur des
croyances très anciennes selon lesquelles toute chose, même la plus
petite, a un esprit. »
LEXNEWS : “C’est ce qu’on nomme les kamis ?”
Ryuichi Sakamoto : “Oui, absolument ! L’air, un arbre, une pierre, tous
ces éléments ont un esprit. Je crois que c’est une croyance naturelle de
l’Homo Sapiens que vous retrouvez partout en Afrique, dans les cultures
celtes… Dans ce sens, cette manière de penser a eu un écho sur ma musique,
mais je suis toujours prudent à l’égard du Shintoïsme pour les raisons
politiques que vous connaissez. J’ai toujours un sens profond du silence,
ainsi que d’autres sentiments profonds qui marquent en effet ma musique. »
LEXNEWS : “Quelles sont vos passions dans la culture dans les domaines
autres que la musique ?”
Ryuichi Sakamoto : “Malheureusement, je n’ai aucun talent pour d’autres
arts ! J’adore le cinéma, la danse, lire… Vous savez, mon père était un
éditeur de livres et il a travaillé notamment avec Mishima. Mon
environnement familial lorsque j’étais un enfant était rempli de livres !
»
LEXNEWS was privileged to meet with Ryuichi
Sakamoto, the great composer who has appeared historically in the
international scene with its role in the film Furyo / Merry Christmas Mr.
Lawrence by Nagisa Oshima and the famous music he composed for this film.
He will renew with the music of the film The Last Emperor before devoting
himself to composition and interpretation of his music on the
international scene. Meeting with an artist at the crossroads of all the
influences for creativity of the most original!
LEXNEWS : “As a young kid, You have been
interested by different aspect of culture, and specially French
impressionist music such as Debussy or Ravel compositions. Where does this
interest come from?”
Ryuichi Sakamoto : « the first time I’ve heard Debussy’s String Quartet, I
was about thirteen and I was shocked by the harmony, so sophisticated and
unknown for me at that time. It was a very strong experience at that
time.”
LEXNEWS : “Was it for your first contact at that time with classical
European music ?”
Ryuichi Sakamoto : “ Oh no ! I started playing piano when I was 3 years
old so of course I knew Bach, Mozart, Beethoven… but that was the first
encounter of Debussy’s music, it was totally different from what I knew
before. It was a real big shock for me… I wanted to know the secret of
this mystery; I didn’t even know what this harmony was called until 2 or 3
years later, I learned more about this music.”
LEXNEWS : “You perfectly know that Debussy was influenced by Japan Culture
and you ‘ve been yourself influenced by this musician, nice cross over !”
Ryuichi Sakamoto : “Yes, naturally, that happens all the times in music if
you think with Portugal and Brazil and a lot of other countries. For me
culture is all about that. That’s my belief that there is no pure culture
in this planet. It’s always integrated and influencing each other, north
and south, east and west. There is no barriers, no strict lines…”
LEXNEWS : “Your creations doesn’t reject your traditional Japanese culture
which is always in the background of your music”
Ryuichi Sakamoto : “Maybe you can imagine that after the war, in Japan,
the society was really americanized. I was born in 52, so just same as all
the Japanese boys of my age I didn’t hear almost any of traditional
Japanese music at that time. Maybe it’s coming back know, with the trendy
Japanese kids ! (Laughs) But at that time, when I was young, everything
was very westernized. With the shock of the war, and the defeat, the
Japanism was upside down you know. Can you imagine that the Japanese
Emperor was the god and after that day of the defeat, the Americans began
to be another god! Adults hated everything Japanese and choose everything
with American society and culture. I grew up in that kind of atmosphere.
Then, the new generation came, after the 70’s, more established and were
more influenced by this. My knowledge is primarily western but I still
have of course a sense of Japaneseness in terms of silence and timber. The
silence between the notes is very important for me like John Cage music.
This composer strongly influenced me after my meeting with Debussy music.
Steve Reich inspired me too, they were all new generation of composers for
a young boy like me and they deeply knew the Japanese culture and in a
certain way I found this Japanese ground with their music! ”
LEXNEWS : “People know you, specially here in France, for your first film
and music composition for the cinema with Merry Christmas Mr. Lawrence /
Furyo of Nagisa Oshima. How do you judge the importance of this film, 28
years after?”
Ryuichi Sakamoto : “I wasn’t so naïve and pure at that time ! I thought
this film would be a very strong tool to convey my music to every corner
of the world. Cinema is so powerful and it contains a story with the
music, everything was gathered to be broad of the world. I knew that! It
was part of the reasons I accepted this offer of acting in this film. But
of course, the major reason was the excitement to act with David Bowie and
Takeshi Kitano. I was a big fan of Oshima films from my earlier years
since I was 16. I never thought I would work with Mr Oshima, it was a
great experience beside my personal interest about music. You know
shooting was done first and then I started writing music. It took us two
months of shooting and every day I tried to get direct inspiration from
the shooting: the landscape, the actors… I even tried to look through the
camera to find something but without result! (Laughs…) The most fun memory
of the shooting was when I jammed with David Bowie playing guitar and I,
drums! Everything concerning music was done after the shooting but it’s
obvious that the shooting period on this little island in south Pacific
with David Bowie and the other actors was a strong experience for the
composition of my music. It took me three months to write the music.”
LEXNEWS : “Your last album is called out of noise. One more time, you
associate in a subtle manner ancient music, your rich experience of
electronic music and ecological interests.”
Ryuichi Sakamoto : “I don’t have any rational answer to link all of these
influences but what I can say to you is that those elements are very
important for me now. Early music, like Medieval, Renaissance and early
Baroque music are very new to me because I grew up with the knowledge from
Bach. There were almost no recordings of early music.”
LEXNEWS : “We even recognize ancient instruments in some of your music
like Consort Viola di Gamba”
Ryuichi Sakamoto : “Yes, I was directly influenced with those music and
instruments and I even recorded with the English consort, introducing some
ancient instruments. I am a big fan of Jordi Savall music ! Nowadays,
there are a lot of early music recordings but I still enjoy finding new
recordings of it. I really love the resonance of these instruments. There
must be some links deep inside me about ancient music and ecology, but
it’s very hard to explain it. Certainly as I get older, it’s a natural
process of living, to think more about the earth, the life and all these
linked with music. Everything is related for me and as music is my way of
expression, I tried to develop my actual interests in my compositions.”
LEXNEWS : “Your music for piano often offers a strange alchemy of
nostalgia, sadness and in the same times expresses a deep hope about of
life. Does this instrument symbolise your feeling about life”
Ryuichi Sakamoto : “That’s too much compliment for me ! Thank you so much
for that… Ten years ago, I began related with ecological problems and I
looked forward about our future and my children’s future. I’m very worried
about the environment for the future generations. I’m very despair about
our civilisation but I don’t want to give up, I have to have some hope
about humans. I don’t trust mankind intellectuality because we are not
perfect. We made so many mistakes and in the same time my hope is that
mankind will find a way to survive anyway and music is a strong element to
help this. I really think that without music and culture, there will be no
future for us. So I do have hope but I’m not optimistic!”
LEXNEWS : “Your music wishes to express an ecological message. are you
influenced by shintoism ?”
Ryuichi Sakamoto : “First of all Shintoism is the official religion of the
imperial Japan. In that sense I don’t follow this. But of course Shintoism
is based in very ancient beliefs: every little thing has anima”
LEXNEWS : “Is that what the term kami refers to ?”
Ryuichi Sakamoto : “Yes, absolutely! the air, a tree, a rock, all those
elements have anima. I think it’s a very Homo sapiens tendency that you
find in Africa, in Celtic cultures… In that way, this way of thinking has
an influenced on my music but I’m always careful with Shintoism for the
political reasons you know. I still have a deep sense of silence and other
deep feelings that influenced my music.”
LEXNEWS : “What are your passions in culture aside music ?”
Ryuichi Sakamoto : “Unfortunately, I have no talent for other arts. I
enjoyed seeing cinema, dance, reading books… You know my father was a book
editor and he worked with Mishima. The environment in my home when I was a
kid was a full of books!”
"Playing the piano" Deluxe Edition Feat.'Out
Of Noise', Ryuichi Sakamoto, Decca Records/Universal.
Interview Jean-François Colosimo
4 décembre 2010, Paris.
Né en 1960, Jean-François Colosimo a fait des études de philosophie, de
théologie, d'histoire et de science des religions. Chrétien orthodoxe, il
enseigne l'histoire de la philosophie et de la théologie byzantine à
l'Institut Saint-Serge. Éditeur depuis 1988, Jean-François Colosimo a été
conseiller littéraire pour les éditions Stock, directeur littéraire chez
JC Lattes, chez Odile Jacob et aux éditions de la Table ronde. En 2006, il
a été nommé directeur général de CNRS Editions. Jean-François Colosimo est
par ailleurs l'auteur de films documentaires, dont Washington, la
frontière du protestantisme (Artline France 3, 2000) et comme co-auteur a
collaboré aux œuvres du cinéaste Olivier Mille, Les Cités de Dieu et Le
silence des anges (Arte). Il est également chroniqueur sur France Culture
et pour Le Monde des Religions. Depuis le 12 mai 2010, il est président du
Centre national du Livre.
Bibliographie :
Vingt siècles
d'art, la Bible de Jérusalem illustrée, Le Cerf/Réunion des Musées
nationaux (direction), 2009.
Le Paradoxe Persan, essai, Fayard, 2009.
L’Apocalypse russe, essai, Fayard, 2008.
Dieu est américain, essai, Fayard, 2006.
Le Silence des Anges, récit, Desclée de Brouwer, 2002.
Le Jour de la Colère, roman, JC Lattès, 2000.
Lexnews a eu le plaisir de rencontrer Jean-François Colosimo pour
évoquer son parcours riche en expériences et ouvert sur de nombreuses
disciplines. Jean-François Colosimo est en effet enseignant en histoire de
la philosophie et en théologie, éditeur, romancier, journaliste et depuis
2010, président du Centre national du Livre. Rencontre avec une
personnalité profonde et complexe qui aborde les questions fondamentales de l'homme
avec acuité et sans prosélytisme !"
LEXNEWS : « Pouvez-vous nous parler de votre
parcours original et de votre foi en l’orthodoxie ? »
Jean-François Colosimo : « Je vous
répondrai tout d'abord sur la deuxième partie de votre question. À vrai
dire, je ne sais pas ce qu’est la foi. Et, par ailleurs, dans l'orthodoxie
on a quelque réticence à employer le « je » : l'existence s’y veut d’abord
corporative. Votre question m'embarrasse en ce que je ne saurais lui
apporter de réponse. Je ne me définirais pas comme un croyant.
Contrairement à ce que l'on dit, l'expérience de la foi ne passe pas par
le doute ou je ne sais trop quelle psychologisation. Elle découle plutôt
de deux déterminations « apophatiques », négatives. La première tient dans
la formule de Pascal : « Nous sommes plus inconcevables sans ces
mystères que ces mystères ne nous sont inconcevables. » - à mon sens,
c'est là tout le christianisme ; et, lorsqu’on y ajoute d’autres
considérations, débute la sécularisation. La seconde, c'est qu'à tout
prendre, ce qu’il y a d'irrémédiables rencontres dans l'Évangile, l'Eglise
des apôtres, des martyrs, des Docteurs, des conciles, des moines, dans la
tradition initiale du christianisme donc, je le retrouve vivant dans ce
qu'on appelle l'orthodoxie. Il ne va pas là d’une adhésion à une identité
de civilisation, mais d’une idée simple, selon laquelle l'orthodoxie est
dépositaire de la vérité de cet événement, non pas sous la forme d'une
vérité dogmatique ou juridique, mais d'une réception existentielle,
personnelle. C'est ce sur quoi Kierkegaard s'interroge et nous interroge :
que peut signifier le fait d'être contemporain du Christ ? C'est une
question qui ne peut être résolue en dehors de la transmission de
l'expérience originelle telle qu'elle s'est déroulée dans l'histoire à
travers les trois grandes matrices culturelles qu’ont été Jérusalem,
Athènes et Rome. C'est dans ce sens-là que je peux souscrire à votre
question et vous dire que je suis orthodoxe. Ce n'est là pas une
définition limitative, c'est au contraire l’indice d’une quête et d’une
enquête forcément ouvertes, à rebours d’un quelconque système de croyance
clos.
Quant à la première partie de votre question, je ne vois dans mon parcours
rien de très original pour quelqu’un de ma génération. En quelques repères
biographiques, je suis né en 1960 à Avignon dans un milieu catholique,
élève des jésuites. À l'adolescence, je me suis tourné vers l’Orient, ce
qui m'a lentement amené à l’orthodoxie que j'ai rencontrée notamment au
Mont Athos et au Mont Sinaï. Les années 1980 ont été marquées par des
études de philosophie et d’histoire des religions à la Sorbonne ; de
théologie en Grèce et aux Etats-Unis. De retour à Paris, j'ai travaillé
dans l'édition et me suis consacré à ce métier, pour lui- même, assez loin
de mes préoccupations plus anciennes. J'ai également mené une carrière
universitaire à l'institut Saint Serge en enseignant la Patrologie, et j’y
donne désormais un séminaire de métaphysique.
___________________________
nous n’assistons pas à un retour du religieux, mais à un achèvement de la
modernité dans la forme de néo-religion qui correspond à la divinisation
du corps social
J’ai consacré une large part de mes recherches sur les mutations de Dieu
en politique dans le monde moderne et contemporain. En témoigne la série
entamée chez Fayard et dont les trois premiers volumes parus examinent,
chaque fois, un lieu éminent de ces métamorphoses : le fondamentalisme
américain aux Etats-Unis, le slavophilisme en Russie, l'intégrisme en
Iran. Le tout pour essayer de démontrer in vivo la formule de Carl
Schmitt : les grands concepts politiques du monde moderne ne sont jamais
que des principes théologiques laïcisés. Selon moi, au contraire de ce que
l'on estime habituellement, nous n’assistons pas à un retour du religieux,
mais à un achèvement de la modernité dans la forme de néo-religion qui
correspond à la divinisation du corps social. Notre temps pose avec une
certaine acuité, parfois paradoxale, souvent convulsive, cette question
essentielle. »
LEXNEWS : « L’image a une grande importance dans
la confession orthodoxe, cela a-t-il eu une importance dans le travail que
vous avez dirigé pour l’édition de La Bible de Jérusalem, 20 siècles
d’art ? »
Jean-François Colosimo : « En stricte orthodoxie, on appelle
icône une forme d'art sacré qui est extrêmement codifiée. Tout l'art
occidental à partir de la Renaissance et des Primitifs italiens s'invente
en refusant cette codification ou, plutôt, en la naturalisant. L'icône
repose sur une représentation non humaniste, non figurative. Elle se veut
une transparence sur le royaume, un type du monde transfiguré. Elle est
une forme de sémantique eschatologique. Tout cela peut sembler obscur,
certes. Mais contempler une icône se révélera certainement une meilleure
leçon : l’icône se veut une trace de l’immatériel, une présence de
l’invisible. C’est de ce point de départ qu’est aussi parti notre travail
sans pour autant nier les développements ultérieurs et en tâchant au
contraire de les expliciter»
LEXNEWS : « Cela rejoint-il ce que Jean Damascène
développe dans ses réflexions sur l’icône ? »
Jean-François Colosimo : «Absolument. Il la conçoit comme une
théologie en couleurs. Le travail que nous avons réalisé pour La Bible
de Jérusalem, 20 siècles d’art, que vous évoquez et qui justifie cet
entretien, cherche à montrer comment le sens de l'image est passé de
l’Orient à l'Occident : avec l'invention du cadre, de la perspective, de
l’homothétie visuelle, l'Occident se rend maître du monde par, entre
autres savoirs, celui de la technique picturale. Non seulement il
représente le monde, mais il se représente également lui-même ainsi que
les autres. Dans cet espace que dessine la picturalité occidentale
apparaît la figure centrale de l'homme qui vient remplacer le
théocentrisme de l'icône.
___________________________
Dans l’art occidental, advient un renversement, l'homme apparaît au centre
de l'image avant, pour suivre l’analyse de Foucault, de dissoudre sa
propre figure dans l’abstraction
Pour quelle raison ? L'icône repose sur la perspective inversée,
c'est-à-dire que ce n'est pas vous qui regardez le motif de l'icône, c'est
le sujet de l'icône qui vous regarde et ce, de quelque angle que vous
cherchiez à la contempler : elle ouvre sur un infini qui suppose
l'abolition de la limite, des conditions a priori de la sensibilité. Dans
l’art occidental, advient un renversement, l'homme apparaît au centre de
l'image avant, pour suivre l’analyse de Foucault, de dissoudre sa propre
figure dans l’abstraction.
Cependant, il ne faut pas trop durcir cette opposition. Il y a
articulation entre les deux versants. Cette articulation tient dans la
constatation que, quel que soit le système de référence, l'humanité n'a
pas pu traverser l'histoire sans se donner effectivement un référent
symbolique qui la passe et la dépasse. Ce que fait le christianisme en
imposant le primat de l'incarnation, le verbe fait chair. Soit l’assurance
d'une signification de l'homme à travers son visage, ses circonstances,
son lieu, son topos. Le temps devient significatif de l'éternité :
il est un sens du sens, une permanence de l’être et une authenticité de
l'humanité. Et quelles qu’aient été les atteintes à cette humanité, et
aussi graves qu’elles aient pu être, au cours du XXe siècle, perdure cette
notion d'irréductibilité de chaque personne et de sa capacité d'éternité.
C'est cela l’histoire de l’image issue du christianisme, en Orient
d’abord, puis en Occident. Si Dieu s’est incarné, alors la représentation
est désormais possible. Cette levée de l'interdit de représenter le divin
a permis une représentation infinie de l'humain. »
LEXNEWS : « Cette image a été longtemps
essentielle dans l’histoire du christianisme afin de véhiculer un message
pour toux ceux qui n’avaient pas toujours accès à la lecture. Comment
jugez-vous le rôle de l’image et de la représentation du sacré,
aujourd’hui, au XXI° siècle ? »
Jean-François Colosimo : « Il y a tout d'abord un échec
esthétique des Eglises extrêmement profond qui accompagne leur échec
culturel. Dans le monde occidental, on a fait parfois appel à de grands
artistes profanes qui, pour ajouter à leur catalogue, ont réalisé des
fresques, des objets liturgiques… Mais aujourd'hui, cette longue tradition
est passée en Occident et en Orient, domine une espèce de néo-
byzantinisme qui a perdu le sens même de l'icône. Les Eglises sont hors de
la culture pour une simple et bonne raison : la culture contemporaine est
une culture post chrétienne qui vit à la fois dans l’oubli de ses sources
et de la sécularisation de ces mêmes sources. Les Eglises s’en trouvent
marginalisées et en porte-à-faux, d’où leur nouvelle propension à dénoncer
le blasphème là où le rappel des sources dit cette contradiction.
Ainsi, le christianisme va mal d'avoir trop réussi. Pour Chesterton, le
monde est plein d'idées chrétiennes, mais d’idées chrétiennes devenues
folles. C'est pour cela que nous assistons trop souvent à un art de la
répétition. Aujourd’hui, la sacralité est partout et, à travers la
désacralisation, n’en reste pas moins le référent absolu. Or, l'image
chrétienne raconte une autre histoire. Elle n'a pas opposé le profane au
sacré, elle a nourri l'image de tout ce qui était profane pour montrer que
ce profane n'était pas dissocié du sacré, antérieur au sacré, mais qu'il y
avait bien une sorte de sacramentalité du monde, de baptême des cultures,
et ainsi une sorte de signification d'éternité qui pouvait être apportée à
tout ce qui advient dans le temps. La dimension eschatologique n’est pas
la promesse d’un autre monde à venir, une projection messianique ou
millénariste, mais l’épiphanie de cet impalpable qui est déjà là et
toujours à venir. C'est une leçon qui vient de bien plus loin, c’est une
forme d'assomption que le christianisme opère également de la leçon
grecque ancienne. On la trouve déjà dans la statuaire antique, sur les
stèles. Cela vient vraisemblablement de cette forme de dépassement de la
mort que suppose le premier grand art funéraire. Quelle image gardons-nous
de celui ou de celle qui n'est plus ? Ces disparus n'existent-t-ils
d'ailleurs plus ? Y a-t-il un lieu des substances secrètes ? Y a-t-il une
capacité d'immortalité ? L'art prétend à cette capacité d'immortalité.
___________________________
Dans l’art contemporain, la matière est désacralisée au profit d’une
confusion entre l'art et l'artefact où chacun est censé être l'artiste
d'une vie qui elle-même est conçue comme une thérapie.
Dans l’art contemporain, la matière est désacralisée au profit d’une
confusion entre l'art et l'artefact où chacun est censé être l'artiste
d'une vie qui elle-même est conçue comme une thérapie. On constate souvent
alors une « médiocratisation » des choses et l'art contemporain met en
scène cette banalisation. Souvent, mais pas toujours. Andy Warhol est
incompréhensible si l'on ne sait pas qu'il était orthodoxe et tout l'art
dont il parle est un art qui puise dans cette idée de l'éternité à l’œuvre
dans le temps. Ce n'est pas pour rien qu'il nomme icônes ses portraits de
Marilyn. Il y a évidemment loin des icônes d'Andy Warhol à celles d’Andreï
Roublev. Il n'empêche qu'il faut être plus attentif aux traits d’union
qu’aux oppositions. Car, que représente Warhol ? Si ce n’est le retour du
figuratif diffusable à l'infini et participable par tous. Je n'en tire pas
pour autant un argument apologétique, mais je note tout de même que
l'artiste contemporain supposément le plus frivole a ramené le visage au
cœur des représentations contemporaines.»
LEXNEWS : "Jean-François
Colosimo, merci pour ce témoignage sur votre propre parcours et sur
l'importance de l'art et du sacré dans votre vie !"
Interview Petros
vendredi 24 juillet 2009
Milan, Italie.
A la première rencontre, Petros fait immédiatement penser à un génie de
la mythologie grecque qui, par delà les siècles, serait resté dans notre
quotidien pour nous rappeler ce que nous avons oublié depuis longtemps :
la puissance vitale. Une puissance de vie née dans les marbres et les
pierres chauffés aux soleils incandescents de la Grèce depuis l’aube des
temps. Les yeux enflammés transmettent encore la vivacité des récits de
l’Olympe, la voix déterminée tel un oracle raconte ce que les humains ne
sauraient voir…
Le pinceau de Petros ouvre notre regard à l’impensable et à l’improbable,
qu’il s’agisse de sa période mécanique ou bien de ses œuvres plus
récentes. Ce témoin de l’atelier de Vulcain sait bien de quel métal est
fait l’homme. La semence originelle est à la base de son travail qui en
quelque sorte narre l’inénarrable. D’où venons-nous ? Où allons-nous ?
Telles sont les interrogations qui constituent le pigment des toiles du
maître qui fut l’ami de Chirico et figure parmi les plus grands artistes
contemporains.
S’il est impossible d’appréhender immédiatement la force créatrice de cet
homme, il nous est seulement donné d’entendre l’écho ancien qu’il nous
fait parvenir au travers de ses toiles et qui souligne ce qui fonde notre
humanité. Suivons l’artiste dans les méandres de sa pensée pour mieux
imaginer ceux de notre esprit et de nos rêves !
LEXNEWS : « Comment peut-on présenter votre
travail qui court sur une longue période et qui a revêtu différentes
périodes ? »
Petros : « La poésie a souvent été au
cœur de mon travail, une poésie qui est à rattacher à mes origines et à la
terre de mes ancêtres, la Grèce. Toutes mes oeuvres sont au-delà de la
réalité et se rattachent à une certaine complexité. Différents éléments
entrent en scène et la musique a un rôle essentiel. Il y a dans mon
travail un instant où la peinture se confond avec la musique. La peinture
se fond dans l'espace, dans une autre dimension, une dimension d’ordre
poétique. La musique, pour moi, c'est de la peinture ! La couleur est là,
et comme dans les pianissimos, la peinture oeuvre de la même façon… Quand
j'avais 20 ans, j'avais un ami qui était pianiste et qui interprétait
principalement la musique de Franz Liszt. Cela m'avait profondément
bouleversé. Je suis moi-même devenu un passionné de la musique de Liszt.
J'ai ainsi écouté beaucoup de musique et cela a représenté une part très
importante dans mon travail d'artiste. Cette fleur née de la rencontre
entre la peinture et la musique a progressivement poussé pour devenir
finalement une fleur céleste... Liszt avait d'ailleurs un coeur
profondément tourné vers la métaphysique. Le divin avait une grande
importance dans son art et, les années passantes, je le vois d'ailleurs
lui-même dans une dimension divine. C'est un véritable dieu !
Dans un tout autre domaine, si vous prenez les icônes de l'art byzantin,
vous avez cette même légèreté associée au divin qui est rendu par l'or
utilisé. Pour réaliser une oeuvre d'art, vous devez prendre l'âme dans vos
mains comme le faisaient les Byzantins et ce que Liszt avait lui aussi
bien compris. Je pense que d'une certaine manière je suis aussi un peu
byzantin... Le poids du corps s'estompe, seuls les drapés et les vêtements
apparaissent dans ce dessin de l'icône. L'or byzantin représente
l'infinité du ciel… Je me suis alors dit : si je veux montrer l'âme de
Liszt dans mes peintures, je dois utiliser de l’or. Mais comment faire ?
En écoutant le Mephistopheles de la Faust-Symphonie de Liszt,
j'avais l'impression d'une mer avec des vagues et lorsque je travaillais
l’or, c’est une sensation d'ondulations qui s’imposait à moi. Finalement,
je suis parvenu à une surface plus plane, proche d'une planète. Je pense
avoir ainsi saisi l’âme de Franz Liszt, elle se trouve au septième ciel
avec Dante, Béatrice, Orphée… Nous sommes d’ailleurs tous appelés à cette
ascension, car nous avons tous ce fragment de divin en nous. »
LEXNEWS : « Quelle influence a eu sur vous la
philosophie et notamment celle des présocratiques ? »
Petros : « C'est une très belle
question concernant mon art. À l'image de Picasso, j'ai eu une période
mécanique avec plusieurs centaines d'oeuvres qui sont aujourd'hui
dispersées. Ce fut une très belle période pour moi et là encore cela me
rattachait à la période byzantine. Cette inspiration est née un jour où je
pêchais. Je vis alors une personne qui regardait la mer et les éléments
aux alentours. J'engage alors la conversation, pensant qu'il avait
peut-être besoin d'aide. Ce personnage m'affirma qu'il n'était pas un
homme, mais une machine. J'approchais alors mon oreille près de son coeur,
et celui-ci ne battait pas ! Je suis rentré dans mon atelier et cette
période mécanique a commencé avec cette expérience étrange…
Pour en revenir à votre question, chez les Grecs, il y a le centaure,
mi-homme, ni cheval, et partant de cette analogie, j'ai eu l'idée de faire
une femme moitié machine, moitié femme. C'est ainsi qu'a commencé cette
mythologie moderne avec cette idée des machines qui prennent de plus en
plus le pas sur l'homme. Le passé le plus ancien hérité de la philosophie
présocratique vient en résonance dans les problématiques les plus
contemporaines évoquées dans mes œuvres. Notre époque présomptueuse a
beaucoup à apprendre de cet héritage, je ne cherche pas à imposer quoi que
ce soit, mais mon travail tente de renouer ce dialogue trop souvent
étouffé par la modernité. Ces philosophes présocratiques ont tenté de
donner une vision rationnelle du monde de leur époque, qui même si elle
n’écartait pas certains éléments poétiques, introduisait l’importance des
éléments tels que l’air, l’eau, la terre, le feu comme l’avait souligné
Empédocle au V° siècle avant Jésus-Christ ! L’atomisme de ce courant
philosophique antique a joué un rôle important dans mes créations
picturales. J'ai eu le sentiment d'avoir trouvé une nouvelle voie. Lors
d'un concours à Barcelone, j'ai étendu cette vision mécanique en
présentant des oeuvres figurant des voitures dans l'espace, une sorte de
marathon spatial. Lorsque j'ai reçu le prix international de Barcelone, la
personne qui m'a remis le prix a souligné que c'était une bonne chose
qu'un artiste grec soit récompensé pour cette évocation moderne du
marathon. Par la suite, j'ai créé de nombreuses oeuvres qui sont en effet
entrées dans ce que j'appelle ma période présocratique. L'évolution, le
commencement, toutes ces questions ont été très importantes dans mes
oeuvres de cette période. »
LEXNEWS : « quelle est la place de l'ordre au
contraire du hasard dans vos créations ? »
Petros : « La terre et son évolution
sont au coeur de mon travail. La désagrégation ou au contraire
l'agrégation des éléments répondent à une certaine logique précise, à un
ordre des choses qui relève du divin. Cela n'écarte pas la théorie de
l'évolution de Darwin sans pour autant tout faire dépendre de la science,
car la transcendance et le souffle divin sont à la base de tout. Et c'est
ce que j'essaye de rendre dans mes tableaux. La complexité organique du
monde est un réel sujet d’inspiration dans mon travail depuis de
nombreuses années. Cet ordre est nourri par une énergie vitale au cœur de
tout. Cela n’écarte pas du tout l’imprévisible et ce que vous évoquez «
hasard » ! En fait, comme le dit Parménide : « Il m’est indifférent de
commencer d’un côté ou de l’autre ; car en tout cas, je reviendrai sur mes
pas ». !
Evocations de la Jeanne d'Arc par Bertrand
Galimard Flavigny
Une chronique de Bertrand
Galimard Flavigny
On ne dépèce pas la JEANNE D’ARC
Avouez-le, n’avez-vous jamais été séduit par l’élégance et la beauté de
certaines dames d’un certain âge ? Elles ont accueilli les effets du temps
et les ont cultivés de telle manière que leur beauté naturelle s’en est
trouvée magnifiée. Leur allure attire notre regard ; leur maintien les
marque mieux qu’une pose ostentatoire ; leur discrétion imprègne leurs
gestes. « La Jeanne d’Arc », le navire-école de la Marine Nationale, est
une vieille dame. Certes, elle fend les lames de toutes les mers depuis
près de cinquante ans. Elle vient de montrer, une dernière fois qu’elle
avait encore des capacités techniques en atteignant la vitesse de 30 nœuds
; mais « La Jeanne » doit s’incliner, elle a fait son temps. Les gens de
la Royale essuient furtivement une larme. Car elle a accueilli en son sein
une quarantaine de générations de futurs officiers de marine. Chacun
d’entre eux comme les autres, tous les autres, passagers, visiteurs,
marins, Bretons, simplement Français, portent quelque part en lui, son
image, même si elle est parfois quelque peu floue. Le porte-hélicoptère
bâtiment unique s’en va. Dans quelle direction, dans quel chantier ?
Sachez qu’on ne dépèce pas « La Jeanne », elle doit demeurer intacte.
Alors, conduisons là une dernière fois au large et rendons-lui les
honneurs, tous les honneurs et laissons la glisser lentement, seule cette
fois, dans les grands fonds.
(...)Il aurait été très simple,
si nous possédions notre propre canot, de rejoindre la rive degli
Schiavoni. Au lieu de cela, nous manquons nous perdre dans un lacis de
calli. Certains se repèrent grâce aux clochers des églises, à condition de
connaître la forme des clochers, pour l’heure, je cherche le mât de la «
Jeanne d’Arc » à quai, justement sur le Schiavoni. Le bateau est immense,
écrasant de sa masse les immeubles voisins. Sur le pont d’envol,
j’aperçois le peintre officiel Jean Rigaud installé devant son chevalet.
Sous le regard incrédule – peut-être envieux – des promeneurs, j’escalade
l’échelle de coupée salué par les fusiliers de garde figés dans un garde à
vous impeccable, tandis que retentissent les « uit, utit, uuu » du sifflet
qui rend les honneurs au jeune officier supérieur que je suis devenu.
Après avoir déposé mon sac dans mon poste, je rejoins le peintre. Nous
dominons d’un côté les toits des palais et sommes presque à égalité avec
San Giorgio Maggiore et la Salute. Mon regard file sur le Canal Grande
jusqu’au Ponte del Accademia.
Les manœuvres pour l’appareillage sont longues et précises. Sur le mont
d’envol, les élèves au poste de bande, alignés de part et d’autre semblent
décorer le bâtiment. Lentement celui-ci se détache du quai, tandis que la
musique de la flotte joue « Ce n’est qu’un au revoir ». Des mains
s’agitent. Le campanile de la piazza San Marco s’affaisse derrière un
nuage de fumée. Puis majestueuse, la « Jeanne » traverse le Canale di San
Marco défilant devant la Biennale, laissant ensuite loin à bâbord Murano
puis à tribord le Lido, avant de pénétrer dans les eaux de l’Adriatique.
Et nous croyons voir s’éloigner Venise auréolée d’une lumière éclatante ;
or c’est nous qui la quittons.
(extraits reproduits avec l'aimable autorisation de
l'auteur)
Interview Jean
Malaurie
Paris, EHESS, 7
mars 2008
Jean
Malaurie en quelques dates
Né le 22 Décembre 1922 à Mayence Allemagne). Fils d’Albert
Malaurie, Professeur agrégé, et de Mme Isabelle Regnault. Marié le 27
Décembre1951 à Mlle Monique Laporte (2 enfants: Guillaume, Éléonore).
Études : Lycées, Condorcet, Henri IV et Faculté des lettres de Paris.
Diplôme : Docteur d'État ès lettres.
Carrière: consacrée à des études de géomorphologie, météorisation,
structures dynamiques d'éboulis, d'anthropogéographie arctiques et d'étude
de développement des populations esquimaudes et nord-sibériennes. Attaché
puis Chargé de recherches au Centre national de la recherche scientifique
(CNRS) (1 948-57), Directeur d'études de géographie arctique à l'École des
hautes études en Sciences sociales (EHESS) (1957), Directeur-fondateur du
Centre d'études arctiques au CNRS et à l’EHESS à Paris (depuis1957),
Président de la Fondation française d'études nordiques (1964-75) et de la
Société arctique française (1 980-89). Directeur-fondateur collection
Terre humaine aux Éditions Pion (depuis 1955), de la revue inter-Nord
depuis 1963), Président de la Commission nationale de géographie polaire
(1974-89), directeur de recherche (1979-92) puis Directeur de recherche
émérite (depuis 1992) au CNRS. Président du Centre de formation des cadres
autochtones du nord de la Sibérie et de l'Extrême-Orient, du Cercle
polaire Saint-Pétersbourg (Russie) (1992-94), Président du comité de
défense des peuples arctiques de la Russie au Fonds de la culture à Moscou
(Russie) (1990). Doyen d'honneur de la faculté des peuples du Nord de puis
de l’Université Herzen à Saint-Pétersbourg (1991). Président (1994) puis
président d'honneur de l'Académie polaire à Saint-Pétersbourg, Membre
titulaire de l'Académie des sciences humaines de e(1996), Président du
Fonds polaire Jean Malaurie du Muséum national d'histoire naturelle de
Paris (depuis 1992).
Jean Malaurie en livres...
Coffret Jean Malaurie
la saga des inuit ; les derniers rois de Thulé,
INA, 2008
LEXNEWS a eu le privilège de pouvoir interviewer le
grand explorateur, scientifique et écrivain, Jean Malaurie. Il est
toujours difficile de présenter un homme de cette envergure. Pionner des
expéditions, Jean Malaurie est le premier Français à avoir atteint et en
traîneau à chiens, le 29 mai 1951, le Pôle géomagnétique Nord (78°29'N,
68°54'O). Le geomorphologue est également un cartographe réputé puisqu'il
a levé la carte géomorphologique et topographique au 1 : 100 000 en 5
feuilles, en avril, mai, juin 1951 sur la côte nord-ouest du Groenland.
Mais Jean Malaurie est également anthropogéographe avec ses fameuses
études sur les Derniers Rois de Thulé, écrivain et fondateur de la célèbre
collection Terre Humaine qui éditera le fameux "Tristes Tropiques" de
Lévi-Strauss... La liste de ses qualités serait encore longue à énumérer,
la première d'entre elles étant la passion, qu'il a bien voulu nous faire
partager !
Mayence
I° Partie
LEXNEWS : "Comment êtes-vous devenu géographe et pourquoi ?"
Jean Malaurie :
Je suis né à Mayence, sur les bords du Rhin, où j’ai passé huit années de
ma vie. Toute mon enfance a été bercée par des légendes de la Forêt noire.
Le livre que j’écris en ce moment a pour titre Uummaa et pour
sous-titre Ils sont innocents. Uummaa désigne le coeur,
c’est-à-dire la force principielle, qui vient symboliquement aussi bien de
la pierre que de la glace. Je me souviens sûrement des récits entendus
pendant mon enfance : le Dieu Odinn, avec ses deux corbeaux qui observent
et qui rapportent tout, m’a peut-être initié à la mythologie du Grand
Nord. Quand la France a quitté militairement l’Allemagne rhénane le 1er
juin 1930, je suis rentré à Paris où j’ai fait mes études. Mon père, qui
était professeur agrégé d’histoire, est mort avant la guerre, quand
j’avais 17 ans et ma mère lorsque j’avais 20 ans. Je suis donc orphelin
lorsque je prépare le concours de l’École Normale Supérieure au Lycée
Henri IV, durant la Seconde Guerre mondiale, après l’armistice de 1940.
LEXNEWS : "Quand avez-vous, Jean Malaurie, entendu pour la première fois
« l’appel du Nord » ?"
Jean Malaurie :
Je pense que c’est, sans le savoir, à cinq ou six ans, la main dans celle
de mon père – qui était officier français à Mayence, pendant l’occupation
de nos armées après la Première Guerre mondiale -. J’ai été si heureux de
traverser avec lui, en plein hiver, le Rhin gelé... Né en Rhénanie, j’ai
été aussi toute mon enfance bercé par les récits et les grandes musiques
que me contait et me chantait une vieille femme allemande, Frau Leonardt,
qui s’occupait des enfants dans notre maison de Mayence, Mathilden Strasse
14. Le 5 novembre 2004, le bourgmestre de la ville m’a d’ailleurs fait le
grand honneur d’apposer une plaque commémorative à l’entrée de ma maison
natale, saluant l’explorateur polaire et le premier homme à avoir atteint
le pôle géomagnétique nord en deux traîneaux à chiens le 29 mai 1951.
Mais, dois-je vous confier que j’ai souvent la sensation d’avoir subi,
inconsciemment – « je » étant (aussi) un autre – la volonté implacable
d’une sorte de « double » résolu à me faire répondre d’emblée à cet
« appel du Nord » ? Comment en effet mieux m’expliquer l’élan vital
intuitif, quasiment irraisonné, qui m’a saisi de manière irréversible,
pour me faire prendre une voie imprévisible que j’allais suivre toute ma
vie, sans la moindre réticence et surtout, surtout, sans retour ?
Cela dit, je demeure pourtant convaincu que le nord de l’Écosse, dont ma
mère était originaire, a joué aussi un rôle, certes moins étrange, mais
tout aussi probable, dans cet « appel du Nord ». Comme elle allait
disparaître – trois ans après mon père, me laissant orphelin à 22 ans -,
je n’ai jamais su si le fond de son coeur était tendre car, de toute mon
enfance, je n’ai jamais ressenti d’elle, que beaucoup de froideur – elle
ne m’embrassait jamais -. Était-ce par pudeur ou bien (mais, de cela,
comment ne pas lui en être reconnaissant !) pour, comme on disait alors,
me « former le caractère » ? Toujours est-il que c’est peut-être grâce à
cette « formation du caractère » que j’ai pu réussir à franchir tous les
obstacles pour obtenir de l’Université – ce qui était vraiment une
« première » à l’époque – ma mission initiale dans l’extrême Nord.
Peut-être aussi cette « formation » m’a-t-elle aidé à résolument refuser
le Service du Travail Obligatoire (STO), décrété par Vichy, qui obligeait
tous les jeunes français de ma classe, 1922, à partir comme des conscrits
travailler en Allemagne. Je rappelle que près de 800 000 ont répondu à
cette convocation. L’atmosphère régnante était celle de l’attentisme,
d’autant que Pierre Laval, dans le souci d’encourager ces jeunes à
collaborer, a inventé la politique scandaleuse dite de la relève : pour
trois STO partants, un prisonnier serait libéré.
Toujours est-il que ma volonté de « résister » a accompagné depuis lors –
à tort ou à raison d’ailleurs – un grand nombre d’événements importants de
ma vie.
LEXNEWS : "À qui, à quoi d’autre alliez-vous encore résister ?"
Jean Malaurie :
D’abord à peu près à tout ce qui constituait mon environnement de jeunesse
et, pour commencer, à mon milieu, puis à l’Université. Ma famille
bourgeoise, catholique, et mon père, qui était professeur agrégé
d’histoire, m’ayant tacitement, au restant, tracé d’avance les grandes
lignes de mon avenir. À moins, peut-être encore, que ma mère, dans le
secret de ses rêves « highlanders », ait contrecarré soigneusement cette
influence et ait contribué aussi à me faire résister et à conforter chez
moi une tendance à priori résolument réfractaire à me plier à ce à quoi je
n’adhère pas totalement.
Peut-être enfin que, préparant l’École Normale Supérieure au lycée Henri
IV à Paris, l’enseignement philosophique kantien que j’y ai reçu a-t-il
contribué, à son tour, à me faire ressentir le besoin, quand les durs
moments passés dans la clandestinité et les épreuves qui venaient de faire
de moi un orphelin, de mettre ma vie en question en devenant réfractaire,
clandestin et résistant en 1943-1944, et de chercher à lui donner son sens
propre. J’avais en tout cas saisi une fois pour toutes ce qu’était
l’intelligence, l’ouverture d’esprit, l’importance essentielle de la
lucidité et le besoin impérieux de ne jamais refuser de combattre pour la
liberté de penser, de croire et de faire.
LEXNEWS : "Est-ce cette liberté-là qui vous a donné la force de convaincre
l’Université et le CNRS de concrétiser vos études de géomorphologue, en
allant étudier les pierres dans un désert ?"
Jean Malaurie :
Oui. Devenu étudiant géographe à l’Université de Paris et décidé à
m’attacher à l’origine du monde, les pierres, la vie des pierres, ont
soudain exercé sur moi une étrange fascination. Leur érosion, en
particulier, qui les fait se détacher des falaises, toute leur vie
organique si mystérieuse à travers leurs canalicules, leurs micro
canalicules, l’eau géologique qui les habite depuis quelques 500 millions
d’années... Toutes ces questions allaient devenir pour moi un exaltant
sujet de recherche : je devenais en somme un « éboulologue », un nouveau
programme de recherche, dont je serais peut-être l’unique représentant au
Groenland.
Au départ, j’ai cherché à quantifier l’érosion dans un temps donné, 15 000
ans, dans un climat extrême, celui des très hautes latitudes froides.
Puis, peu à peu, je me suis attaché aussi à la morphologie de ces éboulis,
apparemment informes, chaotiques et que la géographie avait totalement
négligés jusqu’alors, dans le nord du Groenland. Et je me suis passionné à
leur endroit, sur les plateaux précambriens du nord du Groenland, leur
découvrant une forme particulière, un âge et même, ce fut ma première
grande découverte, des structures stratées résultant de combinaisons
géocryologiques, qui ne peuvent être saisies que dans la durée et
répondant à des lois complexes de la gravité, compte tenu des données
climatiques, de l’exposition et naturellement de la résistance des
matériaux qui varie selon les pétrographies.
LEXNEWS : "C’est alors qu’un premier appel concret du Nord s’est ébauché
pour vous quand, sous la recommandation de votre maître Emmanuel de
Martonne, vous avez été nommé géographe des Expéditions Polaires
Paul-Émile Victor ?"
Jean Malaurie :
Oui. Et c’est avec enthousiasme que j’ai participé à cette expédition qui
se proposait d’étudier l’épaisseur du glacier au Groenland, le profil du
sous-sol, par écho sismique, la météorologie anticyclonique complexe, en
installant une Station centrale, dans l’esprit du grand scientifique
allemand Alfred Wegener, père de la tectonique des plaques et qui est mort
sur ce glacier, en décembre 1930, avec son compagnon groenlandais Rasmus.
Pour ma part, j’étais chargé d’étudier les pierres et la géocryologie sur
les falaises basaltiques et gneissiques de la côte, avec un petit groupe
de naturalistes. J’allais durant deux ans participer à ces expéditions
françaises. Et comment le regretter ? Elles allaient me faire découvrir
des pistes de recherche nouvelles, mais très particulièrement, elles
allaient me permettre de mieux m’interroger sur moi-même.
L’une fut le fait de réaliser que je n’ai pas suffisamment l’esprit
d’équipe pour travailler en permanence avec d’autres (du moins avec
d’autres Blancs !) et que j’ai besoin d’une concentration très difficile à
atteindre en groupe ; bref, que je me découvrais, en tant que naturaliste,
incontestablement heureux dans la solitude au sein de la nature arctique.
L’autre découverte fut celle des Inuit, avec lesquels une sorte d’affinité
secrète s’est immédiatement imposée. J’ai cru comprendre alors une partie
des raisons qui m’avaient obligé à – en quelque sorte – « m’enfuir » de la
vie dite civilisée qui m’était dévolue. J’ai su aussitôt aussi que le
climat du Nord était le mien. J’avais la sensation, surtout, que j’avais
trouvé le sens de mon existence, ma géographie intérieure, et d’avoir
peut-être cherché ce que j’avais inconsciemment déjà trouvé.
Ma décision d’aller le plus au nord du monde est née, sans nul doute, à
l’occasion de ces Expéditions Polaires, à ma rencontre avec le Grand Nord
et ses habitants que j’allais vivre, convaincu que, coûte que coûte, je
parviendrai à ce qui devenait indispensable à ma vie future. Ces
Expéditions Polaires françaises dirigées par Paul-Émile Victor s’étaient
assigné, parce que sous la tutelle et la dictature des sciences dures, de
la glaciologie et de la géophysique, d’étudier les problèmes arctiques en
parallèle avec les problèmes antarctiques et, parce qu’il n’y avait pas de
population dans l’Antarctique, l’Académie des Sciences, qui patronnait ces
expéditions, prit l’absurde décision de ne pas avoir de programme
ethnologique, sociologique et historique dans cette expédition du
Groenland. Et c’est la raison pour laquelle, sur le conseil de mes
maîtres, les historiens Lucien Febvre et Fernand Braudel, après deux ans
de fraternité avec mes camarades de l’expédition Victor que, fin 1949, je
démissionnais de ce programme et revins à mon corps d’origine, le CNRS,
pour assurer dans l’Arctique des missions tout à la fois de géographe
physicien et d’ethnohistorien. Et c’est ainsi que fut décidée, par la
Commission de géographie du CNRS, la « Première expédition géographique
et ethnographique française dans le nord du Groenland en 1950-51 ». Je
la dirigeais et j’étais seul.
LEXNEWS : "Mais avant de savoir si la mission que vous proposiez au CNRS
pour vous rendre dans la mythique Ultima Thulé avait quelque chance d’être
acceptée, c’est bien dans les montagnes sahariennes que vous avez exercé,
pour la première fois, votre métier d’éboulologue ?"
Jean Malaurie :
Absolument. Seul au milieu des Touaregs, ces princes du désert et leurs si
sympathiques esclaves noirs. J’y ai aussi appris, avec une petite mission
d’un Touareg et d’un harratin, ou fils d’esclave noir, à poursuivre à 2500
mètres d’altitude des études comparées géocryologiques dans les pierres
des éboulis sahariens. J’assurais ces missions les hivers 1948-49 et
1949-50, c’est-à-dire immédiatement au retour de mes missions
groenlandaises.
LEXNEWS : "N’est-ce pas au coeur du Sahara, avec votre mission chamelière,
que vous avez reçu un télégramme de Copenhague ?"
Jean Malaurie :
Ce télégramme de Copenhague m’annonçait à mon vif étonnement : « Mission
Malaurie Thulé autorisée » ! Si le mot destin à un sens, il l’a pris pour
moi à cet instant crucial ; je l’ai profondément senti, comme on dit, se
« sceller ». Mais hélas, si mon destin se scellait, c’était sans se
préoccuper des questions financières ! Mon autorisation ne valait en effet
que pour six semaines... et autant dire qu’elle ne valait rien, ou presque
rien ! De surcroît, j’apprenais que les crédits que m’allouait le CNRS ne
me seraient versés qu’à la cession de l’année suivante, en automne. Mais
qu’importe, me dis-je, j’improviserai ! Mon intuition, alors que j’étais
dans ces montagnes du Hoggar, à haute altitude, à 2500 mètres, où certains
hivers il tombait de la neige, était qu’il ne fallait pas attendre ces
crédits et me rendre immédiatement à Thulé, site inuit de l’Arctique le
plus au nord du monde. J’avais le pressentiment assez extraordinaire
qu’une grande menace planait au-dessus de ce peuple unique et qu’il me
fallait arriver avant qu’elle ne le frappe. C’est la raison pour laquelle
cette mission s’est déroulée quasiment sans crédit (votée au printemps,
mais créditée seulement à l’automne, c’est-à-dire alors que j’étais déjà
en expédition, coupé du monde), sans équipement, sans nourriture, dans la
tradition inuit la plus archaïque. J’envoyais aussitôt une réponse à
Copenhague : « C’est décidé, j’hivernerai ! ». C’était sans compter sur sa
réaction quasi immédiate : « Dans ce cas, caution d’au moins 25 000 francs
indispensable. » Une somme que, bien entendu, je ne possédais pas ! Mais,
me souvenant alors d’un grand explorateur danois, le Comte Eigil Knuth,
qui me connaissait et faisait des recherches archéologiques au nord-est du
Groenland, je l’appelais pour lui demander de bien vouloir avancer, à ma
place, cette caution. Je me souviens, non sans une vive émotion, de sa
réponse télégraphique : « Naturellement, je vous la donne : honneur à un
géographe français solitaire à Thulé ! ». J’allais enfin, enfin, connaître
non seulement le jour mais... la nuit polaire !
LEXNEWS : "Voulez-vous évoquer maintenant, Jean Malaurie, votre arrivée
chez les derniers rois de Thulé ?"
Jean Malaurie :
Je l’ai décrite longuement dans le livre qui a ce titre. Un seul navire
atteignait ces immenses rivages une fois par an, à Siorapaluk. Je trouvais
le village vide, puisque tous les Esquimaux étaient à la chasse à ces
petits oiseaux, les mergules, qui nichent, au printemps, sur leurs
falaises. C’est ainsi que, seul durant quelques heures, j’ai pu largement
découvrir l’environnement qui allait être le mien durant de longs mois et
me sentir profondément saisi par sa beauté, sa miroitante blancheur qui
semble refléter ce que fut, je crois, à sa création, la pureté originelle
d’une planète que notre civilisation dite « avancée » n’a pas su protéger
et nous transmettre intacte.
La première question que les Esquimaux m’ont posée, quand ils m’ont
rencontré au retour de leur chasse, est la suivante : « Mais où sont donc
les autres Blancs ? ». À l’aide de quelques mots de leur langue que je
connaissais, je leur ai dit que j’étais seul, ce qui aussitôt m’a fait
passer comme « un cas tout à fait à part ». Que venait donc faire cet
homme qui n’appartenait pas à une expédition polaire ? Que cherchait-il à
apprendre ?
Mais, très vite, ils ont compris, quand j’ai commencé à partir sur les
falaises avec mon matériel géologique – palmer, décamètre, altimètre -,
que je m’intéressais à leur environnement et que j’avais souvent besoin de
leur présence et de leur aide pour me seconder dans mon travail de
géomorphologue et de cartographe.
Quoique j’aie bien évidemment aussi assuré des recherches « humaines » -
microéconomie, démographie -, concernant leur isolat d’une cinquantaine de
familles, survivant à peu près de la même manière que leurs ancêtres de la
préhistoire dans ces mêmes lieux, ce n’est pas par là que nos relations
ont commencé. Elles se sont nouées, et cela est très important, car il n’y
a aucune similitude possible sur ce plan avec les rapports d’un sociologue
ou d’un ethnologue qui, dès son arrivée, s’affirme en observateur, et que
le comportement d’un observateur évoque toujours celui d’un voyeur et d’un
espion. Nos relations allaient se nouer d’abord, exclusivement, grâce à
notre travail commun en sciences de la Terre. Et, on le sait, il n’est de
meilleur moyen pour créer de vraies relations entre les hommes que de
travailler ensemble : manger, dormir, vivre, rire aussi ensemble, d’égal à
égal, et non d’observateur à observé. Très vite, de surcroît, ces hommes
si proches de la nature se sont passionnés pour mes recherches dans
« leurs » éboulis, et se sont sentis honorés d’y être mêlés et de pouvoir
y jouer un rôle. Lever la carte avec moi les passionnait. Rechercher les
anciens noms toponymiques ensemble alors même que je donnais de nouveaux
noms français et de l’histoire polaire.
Tout en faisant des progrès quotidiens dans leur langue, c’est donc, tout
naturellement, que j’ai pu entreprendre par la suite leur généalogie, car
j’étais alors devenu l’un des leurs. Ma présence, je le vérifiais à chaque
instant, n’était plus celle d’un étranger. Chaque jour, je constatais un
peu plus qu’ils ne se « gênaient » pas avec moi, qu’en quelque sorte ils
oubliaient ma présence, et ne craignaient plus l’insistance de mes
regards. Il est vrai que je m’efforçais de tout faire avec eux et comme
eux ; habillé en peaux de bête, mangeant comme eux, mêlé à leur vie la
plus quotidienne et la plus intime. Ce qui a souvent été dur, car je ne
suis pas naturellement ni chasseur, ni manuel. Pourtant, j’ai, peu à peu,
réussi à diriger mon traîneau avec mes sept chiens, à nourrir, à manger de
la viande crue, et cela sous leur regard attentif et souriant, quoique
parfois ouvertement goguenard.
Le plus difficile, cela dit, fut certainement – mais cela ne l’est pas
moins entre « civilisés » - de parvenir, en même temps, à me faire
respecter. Un respect qui m’était indispensable puisque je voulais avoir
assez d’autorité sur eux pour entreprendre une difficile expédition,
durant laquelle je lèverai la carte au 1 : 100 000 des plateaux tragiques
de la Terre d’Inglefield encore très mal connue, et qui fut publiée par
l’imprimerie nationale au 1 :200 000 et couvrant 300 kilomètres de côtes
sur trois kilomètres d’hinterland.
Je suis l’un des derniers « explorateurs » à avoir vécu parmi les
Esquimaux Polaires de Thulé une vie à peu près totalement « primitive »,
puisque seul l’usage du fusil, importé quelques soixante ans plus tôt par
le célèbre Peary, pseudo vainqueur du Pôle Nord, avait modifié leur
manière de chasser et que seule, aussi, la présence de missionnaires avait
commencé à les christianiser (ou, au moins, à faire croire qu’ils
commençaient à être christianisés !). Mon passage auprès d’eux a pris un
sens tout à fait particulier parce que, m’intéressant à tous niveaux à
leur existence primitive, ils ont commencé à découvrir qu’eux aussi
pouvaient susciter pour les Blancs autre chose que de la curiosité et de
l’aimable condescendance.
LEXNEWS : « Comment avez-vous vécu cet hivernage ? »
Jean Malaurie : Cet hivernage
allait changer entièrement ma vie. Geboren ! Je suis né à nouveau.
Je suis là, devant des hommes d’un autre âge avec des peaux de bêtes, qui
mangent parfois crue leur viande, qui ont des métaphores extraordinaires
sur les oiseaux qui viennent du Sud pour se faire manger parce qu’il y a
une alliance entre l’oiseau et les hommes... Conscients avant Lamarck
qu’ils ont eu un passé animal, qu’ils sont hybrides et qu’il était un
temps où, à la place du nez, ils avaient un bec de corbeau et des pieds en
nageoires de phoques. Et peu à peu, après m’avoir longuement observé, ils
cherchent à ce que je sois à leur service. Ils m’expliquent, m’apprennent
la langue (j’apprends dix mots par jour), j’ai ma base que j’ai
reconstruite moi-même, avec l’aide des Inuit, à Siorapaluk à 150
kilomètres au nord du Thulé ; il y a là six familles et pas un Blanc. Pour
se déplacer, il n’y a ni boussole, car le géomagnétisme est majeur, ni GPS
alors inconnu et pas de carte, je la dresse moi-même.
Ils ont compris que je pouvais peut-être les aider, car ils avaient un
problème important de stérilité dans leur groupe. Il ne faut pas oublier
qu’ils ont une bonne connaissance des questions de biogénie, car ils en
ont l’expérience également avec leurs chiens. Ils les croisent dans les
accouplements, cherchant, avec succès, à avoir des animaux plus forts. Je
leur ai dit qu’il fallait en fait réaliser leur généalogie sur trois
générations. J’avais d’ailleurs cela en tête, car j’avais vu le grand
démographe Alfred Sauvy avant mon expédition, de même que les célèbres
historiens Fernand Braudel et Lucien Febvre… Tous avaient insisté sur le
fait que la société que j’allais étudier était isolée depuis 1600, et
n’avait été découverte que le 10 août 1818. C’était donc un isolat avec
50-60 familles et pour eux, c’était un mystère que cette société ne se
soit pas déjà effondrée. L’histoire et des hommes et des espèces montre
qu’une société hyper spécialisée devient inféconde. C’est ce qui est
arrivé à l’espèce des mammouths en Sibérie. De fait, ce peuple, au statut
très précaire, ne se renouvelait qu’à 0.8% par an et 16% des couples
étaient inféconds. J’avais également consulté des psychiatres avec toute
une série de tests à pratiquer et j’avais naturellement tout le matériel
géomorphologique de ma discipline. Cette expédition était donc très bien
préparée. Pendant tout l’hiver, j’ai ainsi travaillé sur cette généalogie,
tout en apprenant la langue. Il faut imaginer la difficulté face à des
hommes et femmes qui ont horreur de répéter les noms des morts ! De plus,
leur ironie est redoutable et lorsque je me trompais dans leurs liens de
parenté, ils montraient mon front de leur doigt en disant : -« Tu n’es pas
un savant »… J’étais sans cesse jugé. Peu à peu, tout en étant maître de
ma discipline pour relever une carte, j’ai du m’habituer à la dimension
humaine qui était leur spécialité avec leur manière d’enseigner qui ne se
fait pas avec des mots mais bien par la vie commune et l’action. Après ce
travail généalogique qui m’a pris quatre mois, j’établirais à Paris avec
le démographe Léon Tabah et le généticien Jean Sutter, à l’Institut
national d’études démographiques, une carte qui démontre de façon très
précise qu’ils ont une politique démographique, une planification évitant
les mariages jusqu’au 5ème degré comme l’imposait au Moyen-âge
l’Église de nos sociétés occidentales, et même parfois plus encore.
Ils ne restent avec moi que parce que je les intéresse ; et ce, parce
qu’ils réalisent que je crois en eux et en leur histoire. Je les aide peu
à peu à redécouvrir qu’ils ont une pensée et une philosophie animiste très
complexes. Ils ont un code mental presque de mathématiques naturelles, et
dont ils n’avaient pas pris pleinement conscience. J’entends par
mathématiques naturelles qu’ils ont une connaissance des nombres sacrés
qui les renvoient à une lecture cosmodramaturgique quasi bachelardienne.
Je suis là, à leur donner de nouvelles forces, alors même qu’ils venaient
d’être convertis au christianisme, même s’ils n’y croyaient que
partiellement. Notre rencontre est devenue passionnée et passionnante
parce que j’étais un Occidental qui doutait des vertus du progrès, après
les horreurs de la Deuxième Guerre mondiale, qui allait vers eux et les
confortait dans leur pensée sauvage alors même qu’avec le fusil et la
rencontre avec les Blancs, eux-mêmes commençaient à en douter.
LEXNEWS : "Avez-vous donc tant appris, vous-même, Jean Malaurie, de la
civilisation Inuit ?"
Jean Malaurie :
Oui, vraiment beaucoup et, plus je vais, plus je continue à apprendre de
ces civilisations arctiques méconnues. J’ai découvert, en particulier, que
ces sociétés ont un véritable code mental, une perception aiguë des lois
des nombres et, notamment, une lecture du ciel extrêmement complexe. Je me
référerais à mon dernier livre l’Allée des baleines : « Les sens
de ces chasseurs, au fil de leur marche, se glissent dans les
anfractuosités de ce décor, dans ses mystères. Ils cherchent à en décoder
les formes ; à l’écoute du rythme chtonien, ils vivent une musique
intérieure. Parce qu’ils ont une ouverture d’esprit géopoétique, ils
s’insèrent entre les notes de la symphonie de l’univers et tentent d’en
lire la partition. Il est des parcours visibles et invisibles, et on n’en
ressort pas indemne. Nombre d’expéditions en témoignent, si athées et
volontairement rationalistes qu’en aient été les acteurs. Au fil des
jours, des mois, des années, des siècles, il est chez ces civilisations
plurimillénaires une hybridation de l’homme avec la matière : l’eau, la
glace, la roche, mais aussi avec toute la nature et ses espèces vivantes.
Eugène Marais, naturaliste et célèbre poète sud-africain, descendant d’une
vieille famille huguenote française, qui a fait des recherches solitaires
sur les singes et les fourmis, pose des questions essentielles et très
profondes sur l’évolution de la conscience rationnelle chez l’homme et
chez l’animal, et surtout, sur l’existence chez l’homme d’une strate
subconsciente, enfouie, trace de sa parenté avec l’animal, restes
primitifs de sensibilité animale, d’une sensorialité primitive. »
(Jean Malaurie, L’Allée des baleines,
Paris, Mille et une nuits, 1ère édition, 2003 ; 2° édition
augmentée, 2008.)
Du Groenland à la Sibérie, en 31 expéditions, presque toujours solitaires
avec les Inuit, je me suis appliqué à leur faire prendre conscience qu’ils
ne seraient qu’apparemment gagnants en adoptant nos moeurs et nos
techniques. Qu’en adoptant aveuglément tout ce que la civilisation blanche
leur apportait, ils risquaient de perdre entièrement les valeurs capitales
de leurs connaissances millénaires. Ainsi, par exemple, le sens profond de
leur volonté de se refuser, et, entre autres, leur extraordinaire
prescience. Dans certains groupes ethniques inuit, comme ceux de Back
River (Arctique central canadien), qui ne comptait que cinq familles, à
mon passage en avril 1963, on refusait de se chauffer pour ne pas perdre
la capacité à survivre dans des conditions de froid plus dures encore,
lesquelles ne pouvaient manquer de se reproduire.
Les Inuit n’ont, durant des millénaires, reconnu qu’un seul maître
absolu : la Nature. Sagesse suprême et qui est celle professée par tous
les mythes grecs. Ils ont toujours respecté ses lois, aussi dures
soient-elles. Leur intuition profonde était que se comporter autrement
revenait à prendre des risques considérables. L’idée de s’évertuer à
comprendre le sens profond de la création, pour déceler son mystère, leur
semble totalement inconcevable. Et plut au ciel en effet qu’un jour, notre
curiosité jamais assouvie, notre soif de découvrir les pensées et les
mobiles de ce que certains d’entre nous nomment « le Dieu caché » et, bien
plus encore, notre prétention de croire que nous sommes capables de
découvrir les tenants et les aboutissants de ses actes, en allant jusqu’à
prétendre avoir reçu de sa part des révélations. Plut au ciel surtout que
ne se retourne pas contre nous cette volonté orgueilleuse d’être dans le
secret des raisons pour lesquelles nous devons vivre et mourir, ne nous
rende coupables d’un crime de lèse-majesté et nous condamne tous à
disparaître.
LEXNEWS : "En 1951, vous avez assisté, Jean Malaurie, à un drame qui vous
a profondément marqué, parce qu’il a mis un point brutal et final à la
civilisation ancienne des Esquimaux Polaires ?"
Jean Malaurie :
Le 16 juin 1951, je suis en train de gravir un glacier avec trois
traîneaux et deux esquimaux. Je reviens de douze mois d’une vie solitaire
avec les Inuit qui a été littéralement « extra-ordinaire ». Geboren !
Oui, je suis né à nouveau. J’ai sur mon traîneau, dans des caisses, tous
mes fossiles, mes relevés de cartes topographiques et géologiques, mes
carnets ethnologiques, mon journal personnel, mes photos ; je pars prendre
le bateau annuel, avant que les glaces ne se referment, et il ne faut pas
que je le manque. Mes deux compagnons inuit, le chaman Sakaeunnguaq et Q’alasok
– le nombril - sont là avec moi. Ils sont en peaux de bêtes. Soudain
Sakaeunnguaq s’arrête, prend son couteau et le couvercle d’une boite
métallique et, en frappant avec rythme le bord de ce couvercle, il se met
à entonner un chant guttural agonistique. Il est désespéré et me dit :
-« Un grand malheur va nous frapper, nous, Inuit ». Je vous précise que je
n’ai pas de radio, je vous répète que je suis sans boussole car c’est
inutile dans ces régions à fort magnétisme, sans carte puisque je la
dresse et nous nous repérons donc au soleil, sans vivre, en pleine
autarcie, vivant de notre chasse. Nous sommes à 2000 mètres d’altitude,
nous ne sommes pas arrivés au sommet et nous ne voyons pas ce qui est
au-delà de la crête, c’est-à-dire au sud. Nous reprenons la route,
accablés par la peur, très inquiets et nous découvrons soudainement une
base militaire qui se construit à une dizaine de kilomètres, avec un avion
qui décolle toutes les dix minutes. Après avoir traversé avec difficulté
la banquise qui commence à se disloquer, nous arrivons sur cette base avec
nos chiens et nos traîneaux ; les camions militaires vont et viennent.
J’ai les cheveux longs, je sens très fort car je ne me lave plus depuis
des mois, comme mes compagnons inuit. Je suis conduit militairement devant
le général en chef de l’US Air Force de Thulé. Il est extrêmement
mécontent. Il me dit : -« Vous êtes français, d’où arrivez-vous ? Du Pôle
qui est inhabité ? Vous êtes suspect et vous vous trouvez sur une base
militaire très secrète et sans autorisation.» Je lui réponds derechef :
-« Mon Général, puis-je me permettre de vous demander qui vous autorise à
être sur un territoire inuit ? ». Il s’est éloigné silencieux et quelques
minutes plus tard un aide de camp est venu pour me dire que j’étais libre
– « You are released ! » -. Mais j’aurais pu tout aussi bien être arrêté !
C’était un moment dramatique de l’Histoire dont vous avez les tenants et
les aboutissants dans Hummocks, après mon examen attentif des
archives de la Présidence de la Fédération de Russie à Moscou qui m’ont
été exceptionnellement ouvertes, en tant que Président de l’Académie
Polaire d’État à Saint-Pétersbourg (école des cadres autochtones du nord
de la Russie) poste auquel j’ai été nommé par le Président Gorbatchev.
Nous sommes à un moment très difficile de l’après-guerre. C’est la guerre
de Corée et la situation des Nations Unies est périlleuse. Aussi le
Pentagone a-t-il décidé de construire une piste pour avion porteur de
bombes nucléaires, pour frapper Moscou ou Pékin, si nécessaire.
Ceci est l’histoire stratégique. Mais à aucun moment, ni l’US Air Force,
ni le gouvernement danois n’ont consulté le Conseil des chasseurs de Thulé
pour avoir leur autorisation de construire cette base au coeur même de
leur territoire. Ils sont au sommet du monde. Cette rencontre avec la base
américaine a bouleversé ma vie. Après cet entretien avec le général
américain, je me suis isolé dans un fjord avec mes chiens, à l’écart, pour
y réfléchir pendant huit jours. Dans cette solitude, j’ai pensé : si je ne
fais rien, je vais poursuivre ma carrière universitaire en faisant ma
thèse de doctorat d’État, et cette base totalement inconnue du monde, face
à ce peuple dont 1/5° du territoire va être annexé, me fait prendre
conscience que ce combat de ma vie doit être engagé : la défense des
minorités et l’apologie de la diversité culturelle. À la vérité, les
droits sacrés de l’homme à vivre libre chez lui. Il m’appartenait, en
Réfractaire et Résistant, de me mettre à combattre, non pas pour que ce
peuple n’évolue pas et ne subisse pas notre influence – ce qui est
impossible et n’est pas même pas souhaitable, toute histoire progressiste
appelant le contact –, mais que cette influence ne soit pas seulement
nocive, obstructive et, qu’à travers elle, les Inuit demeurent conscients
de leurs valeurs ; je ne veux évidemment pas dire par là qu’ils revivent
dans des iglous et mangent de la viande crue. Des valeurs culturelles et
immatérielles qui ont été à la base de leur survie et dont je suis
convaincu que, nous, les Blancs, avons aujourd’hui besoin et qui, si
impensables qu’elles puissent être, en se mêlant aux meilleures des
nôtres, contribuent à nous éviter le pire. Je crois profondément à ce que
j’appellerais : l’alliance des « meilleurs » ; soit qu’ils deviennent
complémentaires et se fassent valoir les uns les autres, soit aussi qu’ils
se confrontent dans une émulation bénéfique, soit même qu’ils se
métissent.
Le rapprochement chez l’homme des couleurs, des formes d’intelligence, des
pensées, des créativités, est une source de jouvence et sans nul doute
d’avenir. Encore faut-il que dans ce laboratoire de synchrèse, l’opérateur
ait le sens des réalités. Le tourisme entre les peuples n’est qu’un timide
préambule qui devra s’approfondir pour faire taire définitivement, grâce à
la connaissance de l’autre, cette peur délétère que nous en avons encore.
Il faut vivement nous convaincre que nous avons parfois plus d’affinités
intérieures, véritables avec des êtres venus d’ailleurs et même du bout du
monde – passées les barrières de la langue, des moeurs et des usages
locaux, qui nous leurrent trop souvent sur ce que nous sommes vraiment -.
La mondialisation est un malheur. J’ai décidé de témoigner et je suis
rentré à Paris en fondant la collection « Terre Humaine » aux éditions
Plon avec mon livre Les Derniers rois de Thulé, à laquelle s’est
joint aussitôt mon ami Claude Lévi-Strauss avec ce grand livre que je lui
ai demandé d’écrire dans cet esprit : Tristes Tropiques. La
collection qui peut s’inscrire sous le thème des droits de l’homme
poursuit son exploration des sociétés humaines à l’échelle du monde, avec
son prochain centième livre. En 2005, nous avons célébré, à la
Bibliothèque Nationale de France, avec une grande exposition et un
colloque international, et sous le patronage personnel du Chef de l’État
et de Jean-Noël Jeanneney, Directeur général de la BNF, le cinquantenaire
de ce que l’on veut bien appeler aujourd’hui une collection mythique.
LEXNEWS : "Ainsi donc, Jean Malaurie, la création de votre célèbre
collection Terre Humaine, à la suite de son livre fondateur : Les derniers
rois de Thulé, se voulait une plateforme à plusieurs facettes ?"
Jean Malaurie :
Sûrement, oui. Vous le savez, elle est née, avant tout, d’une – je dirais
– « sainte » colère : le mépris de notre civilisation blanche pour tout ce
qui n’est pas elle-même, la conviction intime de sa supériorité en raison
de sa suprématie technique, la manière insoutenable avec laquelle tout ce
qui ne « fonctionne » pas dans les autres civilisations, ne « progresse »
pas selon ses propres critères, est « inférieur ».
C’est pourquoi j’ai voulu donner à Terre Humaine une connotation
« métis » : mettre sur le même plan que les nôtres les témoignages de
sociétés aux évolutions fondamentalement différentes, les rapprocher, les
faire se comprendre et, si possible, s’admirer et s’influencer. Imposer,
par exemple, qu’il est possible de penser oralement sans savoir écrire
(voilà qui commence – et je dis bien commence – aujourd’hui à être admis,
au moins « officiellement »).
LEXNEWS : "Mais enfin, nous témoignons de notre admiration pour les
peuples premiers en présentant leurs oeuvres dans des musées qui suscitent
un intérêt mondial ?"
Jean Malaurie :
En effet, mais vous conviendrez que c’est encore très nouveau ! Seulement,
il y a tout de même un « hic » à cela, si je puis dire, c’est que nous
nous bornons à admirer les peuples premiers pour leur art du passé dont
nous nous déclarons « connaisseurs », nous leur décernons des médailles
« blanches », comme si l’Europe se livrait aujourd’hui à une générale
distribution de prix posthumes aux artistes primitifs ! Mais hélas, il se
passe parallèlement un phénomène stupéfiant, et que je trouve profondément
contradictoire et répréhensible : c’est notre mépris. Pire encore, notre
condamnation de ces peuples à n’avoir dorénavant plus aucun intérêt ni
valeur, maintenant que nous leur avons imposé de basculer dans notre
civilisation. Comme s’ils étaient, de ce fait, incapables d’avoir la
possibilité de nous égaler à l’avenir !
N’est-il pas impossible que nous nous comportions au XXIe
siècle comme les Romains jadis vis-à-vis des Gaulois qui, peut-être, ont
considéré aussi, du fait qu’ils avaient conquis et dominé un peuple
« premier », que celui-ci n’avait aucun espoir, en assimilant et en
associant ses valeurs dites primitives aux leurs, de donner naissance à
une grande nation, en l’occurrence la France ?
Je me suis convaincu, pour ma part, et pour avoir vécu avec les Inuit,
qu’ils ont des valeurs propres assez vives et profondes pour qu’elles
résistent à l’impact des nôtres, aussi totalitaires soient-elles. Le fait
qu’ils adoptent aujourd’hui notre façon de vivre et s’adaptent à elle ne
signifie pas qu’ils renoncent en eux-mêmes à la force créatrice qui leur
est spécifique, pour une renaissance qui influencera en profondeur notre
propre évolution.
Comment ne pas prendre conscience que notre civilisation est à bout de
souffle ? Que notre culture, à tous les niveaux, de plus en plus étendue,
de plus en plus pointue, se retrouve en quelque sorte contre nous, dans le
sens où nous courbons si intensément devant elle, que nous n’avons plus
assez de force, en raison de l’afflux grandissant de nos connaissances,
pour retrouver prestement notre souffle créateur originel ? Chacun déplore
les pertes de valeur, nos démocraties corrompues, des élections ciblées et
le copinage. C’est précisément là où l’apport des peuples premiers peut
être essentiel pour l’avenir de l’Occident. Nos bibliothèques bien
chauffées et, dorénavant, notre asservissement aux ordinateurs qui font de
nous des esclaves, voire des victimes sans mémoire, nous détournent de
plus en plus des forces naturelles, entre autres climatiques, - ce dont
nous commençons à peine à prendre conscience – qui se vengeront en
risquant de précipiter notre perte.
Le temps des réserves stériles où étaient enfermés les peuples premiers,
destinés à revivre indéfiniment leur passé, est définitivement – et fort
heureusement – révolu. Mais nous devons nous persuader aujourd’hui que ce
passé, lié entièrement aux lois de la nature, a une valeur essentielle
pour l’humanité et que les peuples ne doivent pas se laisser séduire sans
la moindre réticence par les mirages de l’Occident, mais qu’ils doivent
nous convaincre, au contraire, que leur présence spécifique parmi nous, en
raison de leur existence passée, est un apport essentiel pour retrouver
notre équilibre et assurer notre survie.
LEXNEWS : "Mais êtes-vous bien sûr que les Inuit vous entendent quand vous
leur parlez, à eux, de cette manière ?"
Jean Malaurie :
Je le crois en effet, et surtout depuis que j’ai découvert l’important
projet de jeunes élites inuit qui ont décidé de créer, au Groenland, dans
la ville d’Uummannaq, un Institut Polaire novateur (UPI), qu’elles m’ont
fait le plaisir de placer sous l’égide de mes convictions et de mes
espoirs en m’en nommant président d’honneur. Cet Institut se propose
justement, en valorisant leur passé, de démontrer notre intérêt à nous,
Occidentaux, à nous inspirer d’urgence de leur sagesse et surtout à nous
convaincre que ces hommes, qui l’ont vécue et respectée durant tant de
siècles, sont susceptibles, mieux que quiconque, de nous apporter un
soutien capital pour recouvrer notre équilibre mondial dévasté et assurer
notre avenir. C’est à Uummannaq que les Groenlandais reconnaissants de mon
oeuvre ont reconstitué, dans une modeste maison groenlandaise recouverte
de tourbe, ma base d’hivernage de 1950. Je vais inaugurer en avril 2009 un
musée de l’exploration exaltant la coopération fraternelle des Inuit avec
les grandes missions occidentales : l’amiral Peary dans la recherche du
Pôle Nord, l’allemand Alfred Wegener dans son étude tectonique des plaques
au Groenland, Knud Rasmussen dans sa grande expédition du Groenland au
Canada (1922-1925) et Jean Malaurie avec son compagnon Kutsikitsoq. La
couverture de mon livre, Les derniers rois de Thulé, est illustrée
de sa photographie, en hommage. Ce musée insistera sur le fait que, à
l’avenir, ces peuples du Nord doivent être nos éclaireurs, dans la
définition du développement durable de ces immenses espaces pétroliers et
gaziers.
Voilà pourquoi je me refuse si fortement à cautionner notre tendance à
réduire exclusivement les peuples premiers à n’être que des fantômes
culturels dans des musées qui me font penser aux Grands Cimetières sous
la Lune de Bernanos, destinés seulement à démontrer la suprématie de
ses jugements esthétiques, alors que nous devrions au contraire proclamer
que lier au nôtre l’avenir de ces peuples est une chance essentielle pour
notre survie.
(Fin 1ère Partie)
Interview Jean Malaurie
IIème
Partie
LEXNEWS : « Vous êtes ainsi passé de la pierre à l’homme. Quels en ont été
les enseignements ? »
Jean Malaurie : J’ai
beaucoup appris et l’homme qui est devant vous continue à apprendre
d’eux ! Avec ces cinquante ans d’expérience auprès de ces peuples, j’ai
appris que c’est une société qui a un code mental différent du nôtre, qui
a la conscience d’avoir un passé hybride avec le monde animal. Comme ils
sont dans un monde extrêmement cruel, et je vous rappelle qu’ils évoluent
dans des températures de – 40 / - 50°, toute erreur est payée très cher.
La vie est très courte ; si certains peuvent atteindre 50-60 ans,
l’espérance moyenne de vie, compte tenu de la mortalité infantile à Thulé,
était de 22 ans pour les femmes, 27 ans pour les hommes. Donc, l’homme
mobilise dans sa vie une énergie extraordinaire, car il sait qu’elle est
courte. Ce sont des hommes qui sont des Inuits, qui ont conscience d’être
dans un groupe et qui ont la conscience d’un destin. Ils savent que cette
histoire doit être transmise. Ce patriotisme ethnique devait être
communicatif, car chaque matin je bénissais le ciel qui me faisait voir
cette glace, entendre le vent qui soufflait, voir mes chiens tirer mon
traîneau.
Ils ont inventé une métaphore de
contes, de légendes, de mythes, qui établissent que l’homme est au terme
de toute une évolution. Ils ont le sentiment de pouvoir décrire de façon
très précise les premiers temps de la Genèse ! Ils vous parlent de manière
détaillée de l’obscurité des premiers temps de l’histoire de la Terre, du
chaos… Ils affirment que tout à coup, les chiens sont apparus et seulement
après la lumière et la lune, ce qui est très curieux. Le chien va
engrosser une femme, et il sera père géniteur de quadrupèdes qui peu à
peu, siècle après siècle, deviendront des humains. Ils sont convaincus que
l’histoire des espèces est aussi celle d’une évolution des espèces, que
l’homme procède de l’animal et que c’est par un crâne plus volumineux avec
un front plus haut que l’homme s’affirme. Ils m’ont d’ailleurs fait
remarquer, pendant tout le temps que je vivais avec eux, près de 50 ans,
au cours de missions multiples, que leur taille par métissage augmentait,
que la couleur de leurs yeux changeait, leur morphologie également ; bref,
que leur évolution se poursuivait. Ils ont également conscience qu’ils
perdent des facultés perceptives par les techniques que l’homme occidental
leur apporte. Par exemple, le fusil permet de prendre un animal à 50
mètres, par contre il vous fait perdre en acuité d’approche. Le chasseur à
l’arc attrapait son animal à 20 mètres, il y avait donc toute une
technique d’approche qu’ils ont perdue. En d’autres termes, ils
m’apprennent qu’en gagnant, ils perdent ! Et peu à peu, ils m’ont fait
sentir que ce que nous leur apportions était très dangereux, non seulement
pour leur identité, mais aussi pour ce qu’ils considéraient être leur
puissance cognitive.
L’exemple des Inuit de Back River –
Utkuhikhalingmiut - est significatif. C’est la société sans doute la plus
primitive de tout l’Arctique. Des Esquimaux Caribous ne vivant que de la
chasse du caribou et de la pêche du poisson de rivière. Cette société est
composée de 25 personnes, cinq familles vivant dans des iglous de neige,
que j’ai étudiées en avril/mai 1965 dans l’Arctique central, à la demande
du gouvernement canadien. J’avais été seulement précédé par le célèbre
explorateur Knud Rasmussen en 1923 qui, en six jours, dans un rapport
remarquable, avait indiqué que c’était là pour lui la société inuit la
plus singulière. J’étais donc le second anthropologue parmi eux. Dans
Hummocks* Canada, cette extraordinaire rencontre pour moi est
racontée, en posant les questions anthropogéographiques, historiques et
philosophiques nécessaires. J’invite les lecteurs à s’y reporter. Le
chapitre V est certainement la partie la plus forte de ce livre. J’appelle
ces hommes les « Spartiates Inuits » ! Songez que ce sont des hommes qui
vivent dans des iglous de neige qu’ils ne chauffent pratiquement pas, ils
refusent de le faire ! Je leur ai demandé pour quelles raisons, ils m’ont
répondu qu’ils n’allaient pas chauffer l’air et qu’il valait mieux se
chauffer dedans ; ils mangeaient un poisson cru toutes les quatre heures
et je peux vous dire, pour l’avoir pratiqué, que j’ai très bien vécu parmi
eux et que j’ai même pris du poids. Ils mangent ce poisson entièrement :
la tête, les yeux et même les arêtes… Ils venaient de connaître une famine
qui avait touché près de 10 % du groupe. Ils m’ont expliqué en outre que
leur société ne pouvait pas ne pas connaître des hauts et des bas. Tout
comme les Netsilik, leurs voisins du nord mangeurs de caribous mais aussi
de phoque, qu’ils méprisaient. Et ils m’ont ajouté que s’ils s’attachaient
à vivre d’une façon plus aisée, cela pourrait être suivi d’une période de
disette et à ce moment-là, ils n’arriveraient pas à résister. Pour
survivre, il faut donc une façon de vivre continue ; ce qui est d’ailleurs
bien connu des services pénitenciers. Si vous voulez briser un homme, vous
le faites vivre durement puis, pendant huit jours vous le rendez très
heureux et après vous le remettez dans le régime sévère. Il ne peut plus
se réadapter avec un tel régime répété. Ce peuple a véritablement établi
une philosophie de la résistance. Et elle repose sur un tabou alimentaire
du phoque. C’est-à-dire qu’ils s’interdisent de manger tout ce qui vient
de la mer. Dans la période de famine, bien qu’ils fussent au bord de la
mer, ils se sont attachés à suivre régulièrement ce tabou, dont j’analyse
les causes psychanalytiques, historiques et religieuses.
Le troisième aspect marquant réside
dans le fait que ce sont des hommes affamés de sacré. Ils sont
littéralement concernés par les morts. En cela, je suis très éloigné de
l’approche marxiste dialectique, car pour moi c’est le mystique qui
commande le social. À l’image de Roger Bastide, un grand sociologue
méconnu, de la dimension d’un Lévi-Strauss – dont il ne partageait pas les
idées structuralistes -, je ne peux pas comprendre comment un homme athée
qui, avec ses pensées d’athée, regarde de tels hommes animistes. Le
matérialisme dialectique athée n’est pas la clé pour comprendre le sacré
et la dimension immatérielle de ces sociétés d’esprit religieux ; et c’est
même l’inverse. Ce n’est pas le contingent de la vie sur Terre qui les
concerne, c’est l’au-delà qui les habite. Cela est si vrai qu’avec le
Christianisme qui est maintenant installé, ils se posent beaucoup de
questions. C’est une des études que j’ai faite
lorsque j’étais dans cette société de Back River, dont je partageais la
vie avec des moyens d’investigations assez exceptionnels (interprètes,
très bonne intégration avec ces hommes et femmes...). Cette société, je le
répète, était en grand péril ; elle venait de connaître une famine et
était à 150 kilomètres d’un comptoir au Nord. Ma mission confidentielle
que m’avait confiée le Ministère fédéral à Ottawa était de les pousser
discrètement à se rapprocher de ce comptoir. Ils m’ont vite fait
comprendre qu’il valait mieux que je m’occupe de mes affaires ! À aucun
prix ils ne voulaient quitter leur mort dont les esprits les inspiraient.
Je poursuis mon enquête ; je le répète, j’ai un interprète qui pidgin avec
eux, car cette langue est difficile, et je commence moi-même à la
comprendre. C’est souvent les mêmes mots que ceux de la langue inuit que
je connaissais, mais la prononciation très gutturale m’empêchait de bien
saisir ce qu’ils me disaient, aussi enregistrais-je tous leurs propos.
Au bout de cinq jours, mon voisin de
couche dans l’igloo de neige – Aqritok – me dit : -« Petit blanc, tu viens
de si loin pour poser des questions si médiocres : ce que l’on mange, où
l’on va, tu viens de si loin pour ça ! Mais peut-être que l’on pense ! ».
Alors, je l’emmène dans le long couloir de neige, nous sommes en tête à
tête pour ne pas perdre la face devant ces deux familles rassemblées dans
une double iglou de neige. Il poursuit alors en me disant qu’ils avaient
bien compris que je souhaitais les faire déplacer dans cet endroit de
perdition du comptoir de la baie d’Hudson à 150 kilomètres, d’autant plus
mauvais qu’il est tenu par les Netsilik catholiques, c’est-à-dire
hérétiques ! Il me fit à nouveau remarquer que les morts, leurs ancêtres,
étaient là, que l’espace historique était là pour les inspirer depuis des
générations et des générations. Et on ne trahit jamais les Anciens. Et il
a ajouté qu’il était chrétien, qu’il venait d’être converti et que j’étais
mauvais. Je lui ai dit : -« Comment cela je suis mauvais ? » Il m’a
répondu : « Oui, tu es riche parce que tu es blanc ! Mercredi soir, l’un
d’entre nous, qui sait lire, va lire des textes. Tu écouteras. » C’étaient
les Béatitudes. Beati poperes !Heureux
vous qui êtes pauvres, car le royaume de Dieu est à vous ! Heureux vous
qui avez faim maintenant, car vous serez rassasiés !... Imaginez-les
parler avec des nuages de buée puisqu’il faisait -4° dans l’igloo. Il
poursuit en me disant : -« Oui, nous sommes chrétiens (un christianisme
anglican) ; nous croyons en Dieu le Père mais nous avons du mal à
comprendre sa toute-puissance parce qu’il y a le mal, il y a Satan ! »
Tous ces peuples sont en effet très marqués par l’Apocalypse, la fin du
monde qui doit arriver. -« Nous savons qu’il y aura un combat terrible
entre Dieu et Satan, c’est donc bien qu’il n’est pas tout puissant. Et
puis, il y a Jésus. Nous aimons Jésus car il est pour les pauvres, les
humiliés et il a dit que nous serions à ces côtés, mais pas vous les
Blancs, car vous êtes riches et vous êtes condamnés ! »
Une telle leçon sur les Béatitudes
donnée par de tels hôtes, dans une iglou de neige, c’est inoubliable. Et
je me suis lié avec Aqritok qui m’a dit : -« Quand je suis seul dans la
toundra pour chasser le caribou, j’invoque aussi le chaman et les
esprits ». En fait, dans tout l’Arctique est en train de naître un
néochristianisme, où Jésus est moins le Dieu salvateur que l’ami des
humiliés et le chamanisme reste la voie sacrée pour communiquer avec
l’immatériel et l’invisible. Un courant nouveau du christianisme est en
train de naître dans le Nord comme en Amérique centrale.
En 1965, et jusqu’en 1980, j’ai
poursuivi mon itinéraire dans l’Alaska chez d’autres populations plus
avancées. ÀAkitchak, sur le Yukon, j’ai
enquêté sur une population inuit yupik de tradition baptiste morave. Elle
avait, elle aussi, cette double inspiration, celle des Béatitudes et celle
d’une meilleure connaissance d’une philosophie chamanique. Les Inuit sont
devenus de bons théologiens ; l’un d’entre eux m’interroge sur les anges,
en me précisant qu’il a besoin de mon aide, car le pasteur n’est pas là.
« Les Anges ont des ailes et ils sont les soldats de Dieu, donc ils ont
été créés par Dieu ; mais Dieu est bon, or il y a des Anges qui sont
mauvais puisqu’ils se sont révoltés contre lui, comme l’archange des
archanges : Lucifer. C’est donc Dieu qui, avant Adam, a créé le mal et
dans ce cas nous ne comprenons plus le péché originel. Et bien s’il vous
plait, si vous avez la réponse, Monsieur le scientifique, je vous en serai
reconnaissant ! »
LEXNEWS : Ces aventures renvoient à ce principe d’anthropologie
d’immersion que vous avez évoqué. L’’observateur fait donc parti de
l’observé ?
Jean Malaurie : J’étais
et je suis dans un environnement universitaire habité par le positivisme
et par la volonté de la rigueur du fait. Le « moi » est haïssable.
Oublions ici ces querelles. Si je témoigne sur la place de l’homme dans le
Grand-Nord, se pose alors le problème de l’enquêteur et de la validité de
l’ethnologue dans son enquête. Dans mes missions avec les Inuit, j’ai
compris que la manière avec laquelle on témoignait rendait très difficile
l’étude des témoignages rapportés parce que l’ethnologue revient avec les
conclusions fondées sur une théorie, sans donner le détail de l’enquête et
le sous texte. Moi, ce qui m’intéresse, c’est comment l’ethnologue est
arrivé à ces conclusions. Il est absolument nécessaire d’inclure
l’observateur dans l’observation. Il est une partie de l’observé et il est
donc indispensable que le témoignage soit personnel. » C’est ce que
j’appelle l’anthropologie narrative et réflexive. Toute la collection
Terre Humaine est inspirée par cette volonté.
LEXNEWS : « Vous ne croyez donc pas à l’objectivité du témoignage ? »
Jean Malaurie :
« Impossible !
Je n’y ai jamais cru et avec des populations lointaines encore moins.
L’affaire Outreau devrait éclairer les sciences humaines sur la fragilité
d’une enquête. Et je continue à craindre que les conclusions n’en aient
pas été tirées dans nos cénacles. Rien n’est anodin. Le « je » n’est non
seulement pas haïssable, mais, bien au contraire, une nécessité
scientifique. Je dois avouer que j’ai eu assez de force pour le dire,
puisque j’ai réussi à décider Lévi-Strauss de l’écrire. Il m’a même écrit
cette étonnante et si élégante dédicace d’un des premiers exemplaires de
son Tristes tropiques en indiquant : « À Jean Malaurie à qui je
suis obligé de m’avoir obligé à écrire ce livre. ». Ce livre a fait
connaître sa pensée, sa grande sensibilité et ses commentaires désabusés
dans le monde entier. Avec le temps, Lévi-Strauss préfère que l’on
reconnaisse la valeur de son œuvre scientifique avec ses œuvres comme
Le cru et le cuit, Anthropologie structurale, etc. C’est le
temps qui décidera de la valeur du structuralisme dans sa dimension
universelle. Ce qui est certain, c’est que ce prince de l’esprit a apporté
un éclat exceptionnel à cette œuvre collective de Terre Humaine, que j’ai
réalisée avec cent auteurs.
LEXNEWS : « Comment avez-vous réalisé la narration de votre témoignage ? »
Jean
Malaurie :
« J’ai
eu recours à ce que j’appelle le « visuel » et à cette volonté d’une
anthropologie narrative et réflexive. Qui est-on ? Qui suis-je pour
l’Inuit ? Ne croyez pas que pour les Inuit, tout cela était facile et
qu’ils étaient mes amis. Ils avaient leur vie et leurs difficultés. Et
comme il s’agissait d’une société « anarchocommunaliste », où le groupe
dirige des individualités au caractère très marqué, ils ont essayé de
m’incorporer. J’ai appris la langue, même si je ne me fais pas
d’illusions, car mes fautes grammaticales devaient être extrêmement
grossières, mais comme ces hommes étaient très courtois et que cette
rencontre les intéressait, ils ont peu à peu parlé « ma » langue
c'est-à-dire en utilisant mes fautes et mon accent. J’ai eu un moment de
retard et ce n’est que six mois plus tard que mes progrès se sont
intensifiés. Cela étant dit, la vraie langue, ce n’est pas celle des mots,
c’est une langue que j’ai vécue mais que l’on ne peut pas mettre en
dictionnaire : les silences, les regards, les gestes, ce qui est sous les
mots, l’action...
C’est une société qui est à un âge
prélinguistique, surtout en Arctique central canadien, dans les années
1960. J’avais un magnétophone et je leur ai fait entendre ce qu’ils
m’avaient dit. Ils m’ont répondu après le passage de la bande qu’ils
n’avaient jamais dit cela ! Ils m’ont fait comprendre que les mots qu’ils
avaient entendus réduisaient les éclairs de sensibilité qu’ils avaient au
même moment et qu’en prononçant le mot, ils avaient dans l’esprit trois ou
quatre significations. Pour eux, le mot est réducteur. C’est tout
simplement passionnant. Cela est d’autant plus vrai que certains mots
étaient très compliqués comme la terre, le gouvernement, l’au-delà, les
esprits… Tous les mots étaient doubles et avaient plusieurs connotations.
Il fallait alors inventer des mots spéciaux pour que cela soit précis. En
vérité, sans faire de jeu de mots, le verbe englaçait la sensibilité. Dans
le même esprit, ils ne voulaient pas d’autonomie ; mais un gouvernement
Inuit. Tous les mots étaient à repenser. Nous trouvons la même chose sur
le plan spirituel. La plupart du temps, nous n’utilisons pas, dans nos
rapports anthropologiques, les mots dans les traductions qui correspondent
à la pensée du peuple qui vit. Si vous prenez par exemple le mot Tartok,
qui signifie l’esprit, quand je lis les œuvres des plus grands
explorateurs comme celles de Knud Rasmussen par exemple, l’anglais utilise
le mot « soul » : âme ; mais cela n’a aucun sens, cela n’a jamais
été une âme et cela ajoute pour le lecteur une connotation chrétienne ! Et
l’anthropologie repose sur des traductions, principalement en anglais, en
russe et en allemand. Je vous laisse conclure quant au danger de théoriser
à partir d’un matériau aussi contaminé et impur. Nous avons une ardente
obligation, comme les historiens chartistes, de faire un travail de
déconstructionnisme et de critique interne des mots et de la phrase, tout
comme les talmudistes. Pour l’autochtone, ce qu’il a dit ne correspond pas
à ce qui a été traduit ; c’est un faux sens ou un contresens. Nous sommes
là en face d’un champ de rencontre extraordinairement difficile entre un
homme incertain, l’enquêteur, dans un cadre de vie difficile qui ne
correspond pas à son pays, avec un interprète plus ou moins informé dans
la langue occidentale, et l’interlocuteur qui reste masqué, qui ne sait
pas où l’on veut le conduire. Que fait-il donc ? Il manœuvre et brouille.
Finalement, lui aussi arrive à la conclusion que nous n’avons que des
bribes. C’est à l’image d’une instruction judiciaire. L’enquête, le
magistrat, le médico-légal : si vous avez du mal à vérifier a posteriori
tous les éléments de l’enquête, d’étape en étape et dans le détail, vous
imaginez ce que cela peut produire comme erreurs pour l’Histoire d’un
peuple ! Par expérience personnelle, j’ai pu voir des enquêtes de
collègues plutôt bizarres… Je renvoie à l’oeuvre ironique à cet égard sur
l’interprète d’un des grands compagnons de mon ami Théodore Monod, le
poète peul Amadou Hampâté Bâ.
Le lecteur sera le jury et pour qu’il
puisse décider correctement, il faut tout dire. Bien évidemment, on peut
nous rétorquer que cela va être illisible ; et bien non, et c’est là le
devoir de l’éditeur et vous savez que les oeuvres de mes collègues
anthropologues de la collection Terre Humaine ont connu des tirages
exceptionnels ; l’ensemble de la collection représente 13 millions de
volumes, qui témoignent de l’attente d’un public. Quelques exemples,
Dominique Sewane et Le souffle du mort. La tragédie de la mort chez les
Batãmmariba (Togo, Bénin), Philippe Descola et Les Lances du
crépuscule. Relations Jivaros, Haute-Amazonie, Josiane et Jean-Luc
Racine avec Viramma. Une vie de paria. Le rire
des asservis (pays tamoul, Inde du Sud), PatrickDeclerck et Les
naufragés. Avec les clochards de Paris, et Émile Zola avec les
Carnets d'enquêtes : Une ethnologie inédite de la France.
LEXNEWS : « Vous semblez avoir toujours désiré offrir un regard différent
sur l’homme. »
Jean
Malaurie :
« Oui,
c’est vrai. Je me suis toujours opposé à ceux que j’appelle les
missionnaires de la science. Voyez-vous ce que je ne supporte vraiment
pas, c’est cette science arrogante. C’est ce contre quoi je me suis
insurgé lorsque mes camarades des expéditions Paul-Émile Victor
souhaitaient étudier la glace au Groenland et les problèmes de sondages
séismiques en négligeant les plantes, les oiseaux, et les hommes… Il en
est un peu de même dans les sciences humaines. Au fil des temps, s’est
instauré un positivisme, héritier du marxisme, avec pour boussole le fait
objectif et les modèles théoriques que l’on peut en tirer. Cela dit, si
vous pouvez parvenir à m’établir ce qu’est le fait objectif…
Est ainsi posé un problème capital, celui
de la sensibilité. Et pour moi, pardonnez-moi, mais la sensibilité, c’est
la vie, le désir, l’angoisse, l’imaginaire de la matière et ce qui est la
hantise de l’homme : la mort ! On va me rétorquer : « Ah ! L’imaginaire,
l’imagination folle du logis ! Le mysticisme, cette bouillie venant des
temps anciens, de l’inconscient, de la peur, de l’ignorance... Tout ça,
c’est de la religion et non pas de la science. » Mais comment voulez-vous
étudier autrement une société primitive pour laquelle l’essentiel est
composé de sacré et de religion ?
Quand vous êtes un anthropologue, un
ethnologue, un historien et que vous vous revendiquez athée, donc
missionnaire de la science, et que vous voyez un Africain, qui lui est
profondément habité par le sacré et qui a le sentiment que celui qui
l’entoure prend pour billevesée ses croyances, cela ne peut pas
fonctionner. Naturellement, c’est l’objet de son étude puisqu’il en vit ;
n’oubliez jamais que la recherche n’est pas un sacerdoce, c’est un métier
souvent de fonctionnaire pour lequel on fait carrière avec tout ce que
cela sous-entend, hélas, de suivisme à l’égard des idéologies à la mode,
d’ambition, de manoeuvres et d’habileté afin de gravir l’échelle ; tout
comme les singes sur un rocher cherchant à déstabiliser les anciens pour
les faire tomber du sommet… Cela me fait penser à un des plus grands
esprits que j’ai rencontré dans le cadre d’un séminaire que j’animais à l’EHESS,
au Centre d’études arctiques. Il s’appelait Claude Asaba, un anthropologue
professeur à l’Université de Cotonou (Bénin), disciple de Roger Bastide
qui s’est toujours opposé résolument à la pensée de Durkheim, qui suivait
modestement mon séminaire de 2004 sans faire état de ses qualités, alors
qu’il avait une pensée fulgurante digne de celle de Lévi-Strauss. Il me
disait : -« Je suis las de cet enseignement anthropologique à Paris ; on
étudie notre société et nos rituels comme si tout était mort, comme si
nous étions des insectes… Mais c’est que nous avons un imaginaire, une
pensée, et pour nous c’est la vérité ! Les rites sont inspirés par une foi
animiste profonde. En les étudiant, il ne s’agit pas d’être désinvolte
comme si on analysait la théorie des jeux. Je suis chrétien, mais je suis
animiste également et je ne supporte pas que l’on vienne nous regarder en
pensant : tout cela est de la sensibilité, de l’imaginaire, de
l’irrationnel. Non ! C’est nous trahir. » Et c’est ce que d’autres
Africains et autochtones sibériens m’ont confié : une science froide et
dure, qui nie le chamanisme parce que la pensée occidentale, de culture
chrétienne ou rationaliste, ne veut adhérer à ces pratiques qu’elle juge
trop souvent une imposture et les étudie comme relevant de pratique
exotique. Et je reprends l’observation de Roger Bastide : « L’Occidental
veut comprendre tout, tout de suite, et c’est pour cela qu’il ne comprend
pas. [...] La pensée africaine est une pensée savante ».
Ce n’est qu’en 1988, que l’équipe
Gorbatchev m’a demandé de venir pour diriger une mission anthropologique
en Tchoukotka. C’était la première expédition internationale dans ces
régions depuis la révolution d’Octobre et la seconde depuis Catherine de
Russie. Celui qui a décidé les autorités soviétiques à me confier cette
formidable expédition est l’Académicien Dimitri Likatchev, conseiller
scientifique du Président Gorbatchev. Cette expédition avait pour but de
faire un rapport sur la justesse ou les erreurs de la politique de Moscou
à l’égard des minorités arctiques, notamment en Sibérie nord-orientale.
J’ai donc choisi mes huit camarades, tous membres du parti et tous des
amis, malgré mon éloignement pour cette doctrine. L’expédition a été
mouvementée et fraternelle, mon livre Hummocks en témoigne, et nous
faisons une découverte extraordinaire : c’est l’allée des baleines !
À l’échelle arctique, cette découverte,
d’abord identifiée par Sergei Arutiunov en 1977, se révèle être aussi
importante que celle des Pyramides. C’est Stonehenge. Je me reporte à mon
ami l’éminent archéologue russe, Sergei Arutiunov, directeur de l’Institut
d’ethnographie de l’Académie des Sciences de la Russie et qui dans la
préface de l’édition française de l’Allée des Baleines écrit : « [...]
Sans parler de ceux qui regardent et ne voient pas, comme ces dizaines de
marins expérimentés qui ne remarquèrent pas, pendant un siècle et demi,
l’Allée des baleines. C’est un peu comme si un voyageur parcourant
l’Égypte dans tous les sens décrivait le pays en détail sans noter la
présence des Pyramides. [...] Les ethnographes professionnels qui se
rendent dans le Nord pour voir, comprendre et raconter, sont souvent,
quant à eux, limités par leur école scientifique – matérialisme
historique, fonctionnalisme culturel, positivisme objectif, etc. Si
différentes que soient les écoles, elles inculquent toutes un certain
dédain à l’égard des voies d’accès à l’essence des phénomènes du monde
fondées sur l’intuition et l’émotion, et un principe d’approche absolument
inévitable, qui, quand il n’est pas matérialiste, est tout simplement
mécanique. Jean Malaurie se distingue nettement parmi eux. C’est un
véritable scientifique ; il sait se servir de ses instruments quand il
fait de l’ethnographie. Mais il ne se limite pas à cela et cherche à
pénétrer par l’intuition et l’émotion le mystère caché sous l’enveloppe
matérielle des pierres et des hommes. »
Jean Malaurie, L’Allée des baleines,
Paris, Mille et une nuits, 1ère édition, 2003 ; 2° édition
augmentée, 2008.
En fait, et ceci est intéressant pour
terminer notre entretien, lorsque la science n’est plus libre, qu’elle a
des filtres et des à priori, elle ne voit plus, n’entend plus.
LEXNEWS : « Quel regard portez-vous aujourd’hui sur ce vaste espace en
équilibre si fragile ? »
Jean
Malaurie :
« Il
est vrai qu’aujourd’hui, je suis préoccupé par l’avenir avec le
réchauffement climatique qui est une certitude. Ne nous perdons pas dans
des querelles entre glaciologues, climatologues. Le pourquoi reste à
établir. Mais il est une certitude, c’est que le réchauffement a des
effets négatifs et paradoxaux. Il est globalement favorable aux nations
arctiques, mais aussi avec des conséquences très néfastes sur le plan de
la pollution, de l’élévation des mers, de la fonte des glaces et de la
toundra, avec des dégagements de méthane. Mais il faut aussi observer que
le million d’autochtones est appelé à devenir millionnaire, comme les
Bédouins du roi Ibn Saoud en 1923, et que de grands territoires comme
Nunavut, Nunavik, le Groenland peuvent devenir ainsi de grandes puissances
pétrolières et financières. Qui eût accordé à Nanouk ce destin il y a 50
ans ? Outre les richesses pétrolières et gazières, deux nouvelles routes
maritimes majeures : le passage du nord-ouest canadien et la voie du Nord
sibérien reliant Londres, Hambourg à Shanghai et à Yokohama.
Et il se trouve que ces richesses
concernent les quatre plus grandes puissances financières du monde : les
États-Unis, le Canada, la Norvège et la Russie. Le Groenland, suite à son
autonomie renforcée, votée massivement par le référendum consultatif du 25
novembre 2008, commence à explorer ses grandes richesses pétrolières off
shore.
Mais il faut bien se convaincre que les
conquérants que nous sommes, nous, Occidentaux, avons l’esprit pervers. Et
sous couvert de développement durable et d’autonomie des peuples, nous
avons le génie, par la voie du néocolonialisme, de vider ces peuples de
l’intérieur, c’est-à-dire de leur faire perdre toute identité. Et ainsi de
pouvoir à leur place procéder à l’exploitation de ces grands déserts pour
notre bénéfice. Une immigration massive venant du Sud commence déjà à
peupler le Nord : 600 000 Alaskiens nord-américains, des millions de
Russes dans le Nord.
Nous assistons à un métissage physique et
culturel accéléré. Il y aura des laissés-pour-compte, mais c’est un
nouveau peuple du Nord qui est en train de naître. J’ai consacré toute ma
vie à la défense des minorités et je ne cesserai de plaider contre la
mondialisation. Pourquoi ? Parce que je me défends moi-même, j’ai été dans
l’histoire de ma vie une personne à part. Et quand je vois quels ont été
mes amis, tels Roland Barthes, Claude Lévi-Strauss, Fernand Braudel, Bruce
Jackson, ce sont tous des personnalités à part qui ont privilégié la
liberté de penser et le sens du transversal. Dans « Terre Humaine », je
privilégie les personnes ou les groupes à part tels les Juifs, les peuples
autochtones, les prêtres ouvriers, les personnalités engagées qui
dénoncent des scandales aussi vastes que le pillage de l’Amérique latine.
Qu'est-ce qui fait avancer l’Histoire sinon ceux qui ont cette capacité
d’avoir un génie créateur ? Et dans la masse, ils sont toujours à part.
C’est avec cette approche et cette volonté de lutter contre la
médiocrisation, la renonciation aux valeurs d’élite, et à cette
détestation de la mondialisation qui nous tire par le bas, que j’ai eu la
chance d’être désigné Ambassadeur de bonne volonté pour les régions
arctiques, domaines des sciences et de la culture, à l’UNESCO par le
Directeur général, Monsieur Koïchiro Matsuura. C’est à ma requête qu’il
d’ailleurs a décidé de faire organiser du 03 au 06 mars 2009, à Monaco, un
congrès de 40 experts réfléchissant sur les problèmes que pose le
développement durable dans l’Arctique et les intérêts patrimoniaux, des
peuples autochtones. C’est ainsi que l’on pourra, dans le tohu-bohu des
lamentations des grands organismes financiers de l’Occident, enfin
entendre les voix des peuples premiers auxquels si peu d’attention est
accordée. On ne fera rien de grand dans l’Arctique sans le respect de
cette nature aux lois mystérieuses. Il en va du sort même de notre planète
et de notre propre salut spirituel.
Pastel de
Jean Malaurie
(Fin IIème
Partie)
Un message de Jean
Malaurie à l'attention des lecteurs de Lexnews !
Plumes et rafales, Léger légère, L’Inde au pied nu, L’Art de la pointe, les
titres des livres de Pierre Lartigue en disent long. Ami d’Aragon, de John
Cage, disciple de Gomez de la Serna, conférencier dadaïste lui aussi à ses
heures, poète, romancier, voyageur, historien et chroniqueur de la danse et
des formes poétiques (de la sextine à la comptine), c’était d’abord un
enchanteur, un homme rare, un écrivain qui usait d’une prose diurne,
nervalienne comme d’une arme contre les pesanteurs. Le poids de sa
disparition au mois de juin nous reste cependant et nous serons là pour le
retrouver lors de cette soirée d’évocation et de lecture
Avec Florence Delay, Natacha Michel, Sapho, Jean-françois Feuillette, Alain
Lance et Jacques Damade.
Au Centre national du Livre
53, rue de Verneuil - Paris 7
métro Solférino - entrée libre
«
Quel souvenir garderai-je des couleurs ?
Le vert de l'herbe.
Et le vert plus intense encore du riz en herbe.
L'éclat de l'eau le porte à son comble.
Le rouge de l'héliotrope.
La fleur crémeuse du frangipanier, comme une neige fraîche tombée.
Le fuchsia des bougainvillées.
La couleur de sang du bétel craché dans le sable.
Le bouton du lotus écarlate.
Le bleu du ciel.
Il suffit d'une pétale de fleur ou d'une aile de papillon et la couleur éclate
comme un coup de feu. » Extrait p. 97
Pierre Lartigue « L'or et la nuit » collection l'Ecrivain Voyageur, Editions
La Bibliothèque, 2008.
Pierre Lartigue ne croyait pas en Dieu pas plus qu'au Diable, cependant les
représentations religieuses avaient une résonance particulière chez le poète
et notamment cette Piéta d'Avignon à laquelle il avait consacré une très
belle étude... (livre de Pierre Lartigue "Musiciennes du Silence" Le
Passage, 2002.)
Pierre Lartigue, poète, essayiste, romancier est né en 1936. Hispaniste de
formation après des études à Bordeaux, il s’oriente très tôt vers la poésie
; il écrira ses premiers poèmes à l’âge de 16 ans, correspondra et
rencontrera très jeune Aragon, Jacques Roubaud, Bernard Vargaftig… Pierre
Lartigue publiera pour la première fois ses poèmes dans les « Lettres
françaises » et du souvenir d’une soirée mémorable avec Aragon et ces jeunes
poètes, il écrira en 1995 «Un soir, Aragon...» (Les Belles Lettres coll.
"architecture du verbe", 1995). En 1964, il entre dans le groupe d’Action
poétique et publiera dès cette époque son premier recueil de poésie, «Ce que
je vous dis trois fois est vrai » ( Les Belles Lettres, 2001), puis se
succèderont romans, essais, recueils de poésie…
Pierre Lartigue s’inscrit avant tout dans la poésie, le langage poétique.
Cette poésie s’élaborera dans le sérieux des bibliothèques, avec l’étude
approfondie de l’histoire de la poésie et l’étude notamment de la sextine,
la forme la plus rare de la poésie française (« L’hélice d’écrire : la
sextine », Les Belles Lettres, 1994). Mais, Pierre Lartigue, c’est également
le jeu, le déraisonnable, l’invention poétique et la légèreté notamment des
comptines (« Une cantine des comptines », Les Belles Lettres, 2001)…
Pierre Lartigue, c’est aussi le roman, le romanesque avec le sérieux et
toute la noblesse de la littérature, et qui donnera son premier roman, «
Beaux inconnus » (Gallimard, 1988), mais, la littérature avec
l’émerveillement, la rêverie, la poésie… Car, Pierre Lartigue, c’est aussi,
l’art, la musique, la danse et les voyages… Que seraient, en effet, pour cet
écrivain voyageur infatigable, les voyages sans l’art, la musique, la danse
surtout ? Passionné de danse (« Plaisir de la danse, suivi de Une histoire
du ballet », La Farandole, 1983 ; « La jolie morte », Stock, 1997 ; «L’art
de la pointe », Gallimard 1992), d’art et de peinture (« Musicienne du
silence, la Pietà d’Avignon », Le Passage, 2002 ; « Rrose Sélavy, et caetera
», Le Passage, 2004 -Prix du Petit Gaillon 2004), Pierre Lartigue, nous
laisse des pages inoubliables avec notamment « L’Inde au pied nu » (Editions
La Bibliothèque 2002) ou de « L’or et la nuit », son dernier ouvrage paru
également aux Editions La Bibliothèque en 2008. Pierre Lartigue s'est
éteint le 16 juin 2008.
Pierre Lartigue, c’était, c’est tout cela, tout cela à la fois… l’étude et
amusement, la curiosité et l’émerveillement, la connaissance et
l’enchantement, la rêverie… l’art, les voyages, la danse, la poésie… surtout
« léger, légère »… Que cette évocation soit donc également pour lui musique…
Ce que je vous dis trois fois est vrai (Ryoan-ji, 1982)
Plaisir de la danse, suivi de Une histoire du ballet (La Farandole, 1983)
Beaux inconnus (Gallimard, 1988)
Barcelone (Champvallon, 1990)
Le second XVIe siècle, plumes et rafales, 1550-1600 (Hatier,1990)
L’art de la pointe (Gallimard, 1992)
L’hélice d’écrire : la sextine (Les Belles Lettres, 1994)
La jolie morte (Stock, 1995)
Amélie (Tschann, 1995)
Un soir, Aragon... (Les Belles Lettres, 1995)
L’Inde au pied nu (Éditions de la Bibliothèque, 2000)
La Forge subtile (Le Temps qu’il fait, 2001)
Une Cantine de comptines (Les Belles Lettres, 2001)
Musicienne du silence : la pietà d’Avignon (Le Passage, 2002)
Léger, légère (Éditions de la Bibliothèque, 2003)
Rrose Sélavy, et cætera (Le Passage, 2004 - Prix du Petit Gaillon 2004)
Le ciel dans l’eau, Angkor (Editions La Bibliothèque, 2005)
L’Or et la nuit (Editions La Bibliothèque, 2008)
En collaboration
Inimaginaires I et II (hors commerce, 1975)
Inimaginaires IV (hors commerce, 1978)
Odile aux oiseaux (Armand Colin, 1991)
Traductions
Le livre des champignons, John Cage (Ryoan-ji, 1983)
Poésie-prose, J.V Foix, avec Montserrat Prudon (Le Temps qu’il fait, 1986)
Mirage verbal, John Cage (Ulysse fin de siècle, 1990)
L’illusionniste, Joan Brossa, avec Montserrat Prudon (La Différence, 1991)
Les Moitiés, Ramòn Gomez de la Serna, avec Florence Delay (Bourgois, 1991)
Pierre Lartigue
"Des Fous de Qualité" Nrf, Gallimard, 2009.
Ainsi ce cavalier qui dort sur son cheval , sans étrier, sans
selle, tandis que celui-là, agile, exerce ses pas de danse sur le sable du
manège, comme si le cheval réalisait le rêve du dormeur, voilà à quoi ça
ressemble, c’est un roman à dormir debout, tant on est enchanté, pris dans
un rythme, avec ses staccatos, ses lenteurs, son amble, qu’on a envie de
rejoindre dès qu’on le quitte, vous savez, ce kaléidoscope qu’on vient de
reposer sur la table et dont la valse des cristaux nous a fait tourner la
tête.
Au début un héros songe-creux du nom de Just, à demi orphelin, adoré par sa
mère, juvénile, quitte les Causses avec ardeur, poursuivi par les loups de
la liberté, il s’engage dans la désastreuse campagne d’Espagne de Napoléon,
voyant l’ombre de l’empereur avec une jubilation folle. Et là le romancier
commence à dérouler ses ruses, tant l’Espagne est belle, les bals, la
douceur du soir, et soudain c’est le désastre : l’hallucinant passage de la
Sierra Gata où les soldats décimés par la tempête de neige, glacés de froid,
épuisés sont avalés par des précipices, l’embuscade implacable d’un petit
corps d’armée à l’aube près du monastère de San Millan de la Cogolla où bien
peu survivront, ou encore le Dos de mayo... La cruauté des deux
côtés, la guerre, son horreur chaude et froide… La catastrophe annoncée,
puisque le lecteur sait bien l’issue de cette tragédie, plane au-dessus de
l’amitié de ces jeunes gens : Just rencontrera Trammart, Langlois, André
Mage et quelques autres soldats épris de la Révolution, de botanique,
d’héroïsme. Il y aura la double maison si curieuse de Madrid, des ombrelles,
du vino tinto, du jamon de Murcie, les discussions où l’on refait le monde,
les bonnes nouvelles. Les amours secrètes, suaves naissent, on dirait du
magnolia. Les bibliothèques de curé ont des trésors, les spectacles de
marionnettes effraient les femmes sensibles, les gazettes relatent le
triomphe des armes de l’empereur. L’Espagne est plus heureuse que l’Italie.
On se pince. Le lecteur agite ses lèvres, le temps suspend son vol et ce qui
est nous est donné du présent est un don. La menace n’est pas loin, et le
romancier magicien le sait, le lecteur aussi. Comme il nous gave de bonheur,
de musique, de mots, la cascade morbide s’arrête dans un petit lac nocturne,
illuminé d’étoiles, les rapides s’étalent, le temps est pris dans ce filet.
Il va courir, la cavalcade reprendre, mener à la mort, mais regardez-le
comme il s’ébroue, paresse. Pierre Lartigue apprivoise le temps.
Il l’apprivoisera dans la seconde partie du roman, d’un autre tour de main.
A ce temps qui va éclore, qui est là, sur le point de surgir, toujours un
peu en avant, armé de ses coutelas, succède la nostalgie, la mémoire,
l’épaisseur du temps passé, celui d’avant, que l’on voit derrière soi et qui
vous serre l’âme. Venons-en au titre : Des fous de qualité, qui
sont-ils, sinon ces quatre ou cinq amis que l’on connaît déjà, dispersés,
que l’Histoire, après leur avoir fait franchir les Pyrénées, jette dans
cette Restauration où le noble, le prêtre et l’affairiste reviennent
décomplexés, se graissant la patte avec des mines de Tartuffe et de
spadassins qui bêlent « Enrichissez-vous. ». Eberlués, rue Bergère, au
jardin des Plantes, rue Saint-Honoré, dans un Paris qui malgré tout reste
merveilleux, Langlois, Just, Trammart, André Mage songent à leur triste
épopée espagnole, mais bien plus en transparence à la Révolution et à ses
idéaux jusqu’au délire même. Dispersés dans les rues, égarés, au hasard des
retrouvailles, enterrant l’un, buvant avec l’autre, ils sont dans le
labyrinthe du temps, mordus par une époque meilleure que celle des cyniques
et des coquins. Superbe errance dans la grande cité, étrange cité des fous
de qualité qui donnent une leçon de politique du côté de Monsieur Filigrane
et de Monsieur Palimpseste. Mais oui, bien sur, ce n’est jamais dit, mais on
l’entend, on le devine, c’est du grand art. On voit la superposition entre
notre époque décomplexée et privée de rêve et la Restauration. La
succession de l’An II, de l’épopée de Napoléon, et d’un roi podagre et d’un
autre absurde. L’Histoire nous tend son miroir et l’on s’y voit. Sourdine
d’un parallélisme qui finit par sauter aux yeux.
Enfin quand on a tourné la dernière page du roman, on revient ici et là,
dans une rue de Madrid, sur une place, au bord de la mer, avec un général
fou, une musique des mots, on pense à ces maisons chaudes, à celle de
Fanny et Alexandre de Bergman, où on est ensemble, où on a si envie de
retourner et dont on sait que chaque pièce recèle des sortilèges.
Pierre LARTIGUE : « L’or
et la nuit ; Birmanie, Cambodge, Les Nymphéas. », Paris, La Bibliothèque,
Coll. « L’Ecrivain Voyageur », 2008.
Pierre Lartigue, poète, essayiste,
romancier – On se souvient de « L’Inde au pied nu » et de « Le ciel dans
l’eau, Angkor » parus également dans la collection « L’Ecrivain
Voyageur » aux Editions La Bibliothèque – nous entraîne dans cet ouvrage «
L’or et la nuit » en Birmanie, au Cambodge et à Paris non loin de Giverny…
Mais, lorsqu’on écrit « nous entraîne », entendons-nous, car il ne saurait
s’agir avec Pierre Lartigue de simples souvenirs figés, piégés, plaqués au
gré des émotions comme de vulgaires cartes postales dans un album photos! ;
En poète voyageur, en véritable « Ecrivain Voyageur », et non simple
voyageur devenu écrivain, l’auteur nous prend avec ses mots légers, son
rythme fluide et poétique bien à lui, par la main comme pourrait nous
effleurer l’aile d’un papillon pour nous emmener de Rangoon à
Mandalay, de Seam Reap à Phnom Penh, de Angkor à Koker… Au rythme des mots,
des notes, des gestes, il nous entraîne dans une danse de souvenirs emplis
de mémoire et de savoir sans jamais que ne s’y glisse pesanteur ou
érudition. De monastères en pagodes, de stûpa en temples, on se laisse
entraîner, glisser dans les souvenirs de voyage et de mémoire de Pierre
Lartigue comme on écoute la pluie, entre dans une danse…et avec Pierre
Lartigue même les moustiques dansent ! Dans une chorégraphie passant de G.
Orwell à Rimbaud, de A. Galland à G. Groslier (dont les Editions La
Bibliothèque viennent de rééditer « Eaux et Lumières ; Journal du Mékong
cambodgien. ») de R. Rolland à S. Freud, etc., l’auteur nous offre de
ses séjours à Rangoon, Angkor, Phnom Penh…des palettes de couleurs, des
guirlandes de fleurs jaunes, rouges, mais aussi le blanc, « riche et subtile
incertitude ; claire ignorance », et surtout l’or…
Cependant, Pierre Lartigue n’en oublie
pas pour autant les choses et le monde ; car, au-delà des mots, des rythmes
poétiques, il n’ignore pas néanmoins les difficiles réalités qui frappent
ces pays. Doit-on, en effet, concéder à ces forces destructives le
pouvoir d’effacer mémoires et beautés, passé et avenir, et venir ternir à
jamais le regard porté sur ces contrées par l’écrivain voyageur lorsque des
points d’or brillent encore quelque part dans la nuit ?
De retour à Paris, Pierre Lartigue nous
invite à glisser de l’Asie à l’Orangerie, à Claude Monet, à glisser de la
lumière étincelante des eaux du Mékong aux reflets de la Seine, du
chant à la mélodie, de la fleur de Lotus aux Nymphéas…Et on ne peut que
consentir à laisser Pierre Lartigue dessiner sur nos lèvres ce sourire dont
il se souvient lorsque, dans le film de Rolf de Marée, Mario dansant le
Kebayr Duduk accroupi derrière un enfant « pose un pouce sur la commissure
de ses lèvres et les étirent affinant le sourire comme un sculpteur. »…
« Les
eaux du Mékong ou de l’Irrewaddy continuent de glisser en moi, mais près de
la Seine où j’ai appris à nager, (on s’y baignait naguère) je suis tenté de
confronter la fleur d’Asie, le bouton symbolique du Lotus, et les Nymphéas
où s’évanouissent les formes et les couleurs. Avec l’or de Shwedagon ou avec
la splendeur d’Angkor, je me trouvais devant l’absolu. La pagode et le
temple accueillent une foule qui croit en la réincarnation et qui aspire au
Nirvana tandis que les Nymphéas sont d’un homme inquiet, sensible à la
passagèreté des choses. », Extrait, « L’or et la nuit », p.104.
Disparition de
CLAUDE LEVI-STRAUSS
Nous apprenons la mort de Claude
Lévi-Strauss survenue le samedi 31 octobre 2009 dans sa 101ème année. C'est
une des plus grandes figures non seulement de l'anthropologie mais également
de la culture internationale qui disparaît. Celui qui avait fait connaître l'univers
des horizons lointains au grand public avec le fameux "Tristes tropiques"
était un homme de sciences bien connu pour le structuralisme.
Le numéro spécial de la revue en version
papier est toujours disponible et peut être commandé :
sommaire :
* Claude Lévi-Strauss : Du Brésil au fauteuil
de l'académie française
* Claude Lévi-Strauss, le tourneur de pages
Nicolas Journet
* Trois moments d'un oeuvre
Nicolas Journet
* Lévi-Strauss en dix mots-clés
Nicolas Journet
* Les mythologiques, monument inachevé
Entretien avec Emmanuel Désveaux
* Parenté et mythes
* Les limites d'une grande idée
Entretien avec Laurent Barry
* Les mathématiques de l'homme
Claude Lévi-Strauss
* Offrir, c'est souhaiter
Claude Lévi-Strauss
* Le voyageur nostalgique
* Les mutiples lectures de Tristes tropiques
Vincent Debaene
* À la recherche du monde perdu
* La pensée sauvage
* Tous les hommes sont modernes
Frédéric Keck
* Sorciers et psychanalyse
Claude Lévi-Strauss
* La diversité culturelle
* Controverse sur la diversité humaine
Wiktor Stoczkowski
* La renaissance indigène au Brésil
Jean-Patrick Razon
* 1961 : La crise moderne de l'anthropologie
Claude Lévi-Strauss
* Masques et symboles
* Claude Lévi-Strauss contre l'art magique
Carlo Severi
* Anthropologie de l'art : le renouveau
Entretien avec Anne-Christine Taylor
* L'art de donner du goût
Claude Lévi-Strauss
* L'héritage
* Vers les sciences cognitives
Maurice Bloch
* Pourquoi je suis structuraliste
Entretien avec Françoise Héritier
* Actualité d'une oeuvre
Entretien avec Philippe Descola
* Les sciences sociales sont un humanisme
Claude Lévi-Strauss
* Bibliographie
Né à Bruxelles (de parents français), le 28
novembre 1908. Études secondaires à Paris (lycée Janson de Sailly), études
supérieures à la faculté de droit de Paris (licence) et à la Sorbonne
(agrégation de philosophie, 1931, doctorat ès lettres, 1948).
Après deux ans d’enseignement aux lycées de Mont-de-Marsan et de Laon, est
nommé membre de la mission universitaire au Brésil, professeur à
l’université de São Paulo (1935-1938). De 1935 à 1939, organise et dirige
plusieurs missions ethnographiques dans le Mato Grosso et en Amazonie.
De retour en France à la veille de la guerre, mobilisé en 1939-1940. Quitte
la France après l’armistice pour les États-Unis où il enseigne à la New
School for Social Research de New York. Engagé volontaire dans les Forces
françaises libres, affecté à la mission scientifique française aux
États-Unis. Fonde avec Henri Focillon, Jacques Maritain, J. Perrin et
d’autres l’École libre des hautes études de New York, dont il devient le
secrétaire général.
Rappelé en France, en 1944, par le ministère des Affaires étrangères,
retourne aux États-Unis en 1945 pour y occuper les fonctions de conseiller
culturel près l’ambassade. Il démissionne en 1948 pour se consacrer à son
travail scientifique, devient sous-directeur du musée de l’Homme en 1949,
puis directeur d’études à l’École pratique des hautes études, chaire des
religions comparées des peuples sans écriture. Il est nommé professeur au
Collège de France, chaire d’anthropologie sociale, qu’il occupe de 1959 à sa
mise à la retraite en 1982. Claude Lévi-Strauss est membre étranger de
l’Académie nationale des sciences des États-Unis d’Amérique, de l’American
Academy and Institute of Arts and Letters, de l’Académie britannique, de
l’Académie royale des Pays-Bas, de l’Académie norvégienne des lettres et des
sciences. Il est docteur honoris causa des universités de Bruxelles,
d’Oxford, de Chicago, de Stirling, d’Upsal, de Montréal, de São Paulo, de
l’université nationale autonome du Mexique, de l’université Laval à Québec,
de l’université nationale du Zaïre, de l’université Visva Bharati (Inde), et
des universités Yale, Harvard, Johns Hopkins et Columbia. Il a reçu, en
1966, la médaille d’or et le prix du Viking Fund, décerné par un vote
international de la profession ethnologique ; en 1967, la médaille d’or du
C.N.R.S. ; en 1973, le prix Erasme ; en 1986, le prix de la fondation Nonino
; en 1996, le prix Aby M Warburg ; en 2002, le prix Meister Eckhart ; en
2005, le prix international Catalunya.
Il a été élu à l'Académie française, le 24 mai 1973, en remplacement de
Henry de Montherlant (29e fauteuil).
Oeuvres
1948 La Vie familiale et sociale des Indiens
Nambikwara
1949 Les Structures élémentaires de la parenté
1952 Race et Histoire
1955 Tristes Tropiques
1958 Anthropologie structurale (Plon)
1961 Entretiens avec Claude Lévi-Strauss (Georges Charbonnier)
1962 Le Totémisme aujourd’hui (PUF)
1962 La Pensée sauvage (Plon)
1964 Le Cru et le Cuit
1967 Du miel aux cendres
1968 L’Origine des manières de table
1971 L’Homme nu
1973 Anthropologie structurale, II
1975 La Voie des masques (édition augmentée) (Plon)
1983 Le Regard éloigné (Plon)
1984 Paroles données (Plon)
1985 La Potière jalouse (Plon)
1988 De près et de loin (Odile Jacob)
1991 Histoire de Lynx (Plon)
1993 Regarder, écouter, lire (Plon)
1994 Saudades do Brasil
1995 Saudades de São Paulo
(source : Académie française)
POUR LE CENTENAIRE DE CLAUDE LEVI-STRAUSS
28 novembre 2008
MUSEE DU QUAI
BRANLY
journée
spéciale : Claude Lévi-Strauss a 100 ans
journée spéciale le vendredi 28 novembre 2008
musée en accès libre de 11 heures à 21 heures
Le musée du quai Branly rend hommage à Claude Lévi-Strauss en lui consacrant
une journée exceptionnelle, à l’occasion du centenaire de sa naissance.
lire la biographie de Claude Lévi-Strauss...
une programmation en continu, un moment inédit et unique, est proposée aux
visiteurs du musée
des lectures des plus grands textes de Claude Lévi-Strauss par une centaine
de personnalités réunies pour l’occasion
Devant les visiteurs, à tour de rôle, les voix de cent penseurs et artistes
vont faire entendre ses plus grands écrits, en cinq points du plateau des
collections, au milieu des objets qu'il a collectionnés et étudiés :
De 13 heures à 21 heures, plus d’une centaine de personnalités des arts et
de la science, mêlant toutes les générations, de 18 à 85 ans, se succèdent
pour une lecture des textes de Claude Lévi-Strauss, tirés de l’ensemble de
ses ouvrages, Tristes tropiques (Plon, 1955) en particulier, mais aussi Les
structures élémentaires de la parenté (PUF, 1949), La pensée sauvage (Plon,
1962), les 4 volumes des Mythologiques (Plon, 1964, 1966, 1968, 1971),
Anthropologie structurale 1 et 2 (Plon, 1958 et 1973), Le regard éloigné
(Plon, 1983), La potière jalouse (Plon, 1985), Histoire de Lynx (Plon,
1991), Regarder, écouter, lire (Plon, 1993), Saudades do Brasil (Plon,
1994)…
Les extraits choisis sont regroupés selon cinq thématiques : Voyages,
Famille et parenté, L’efficacité symbolique : shamans, comédiens, mythes et
musique, Humanisme et humanité et Penser sur le terrain.
des projections de ses photographies prises lors de ses missions en Amérique
du Sud dans les années trente, mais aussi dans la région du Chittagong en
1950, sont projetées en continu dans le hall du musée
La collection de photographies réalisées par Claude Lévi-Strauss et
conservée au musée du quai Branly provient des ensembles déposés par leur
auteur au musée de l’Homme au retour de ses missions. La partie la plus
importante concerne la première mission de terrain au Brésil de l’ethnologue
et sa femme Dina, entre novembre 1935 et mars 1936. Ces images, en partie
publiées dans Tristes tropiques, montrent différents aspects de la vie des
indiens Bororo, Caduveo, Guarani et Kaingang. Un autre ensemble moins connu
de 14 tirages provient de l’enquête que Claude Lévi-Strauss réalisa pour
l’Unesco, en 1950, dans l’actuel Bangladesh (région de Chittagong). En 2007,
Claude Lévi-Strauss a officialisé le don de l’ensemble de ces tirages au
musée du quai Branly.
une programmation de documentaires en salle de cinéma
De 12h à 21h, le musée propose des projections de films documentaires et
d’archives audiovisuelles sur Claude Lévi-Strauss, venus en particulier des
fonds de l’INA, avec l’émission Apostrophes réalisée par Bernard Pivot chez
Claude Lévi-Strauss en 1984, l’émission Caractères de Bernard Rapp en 1991,
et le dernier documentaire réalisé par Pierre-André Boutang et Annie
Chevalley Claude Lévi-Strauss par lui-même.
des visites guidées et thématiques du plateau des collections, à la
découverte des lieux et des populations rencontrés par l’ethnologue
Proposées par les conservateurs du musée, chaque visite invite à suivre un
itinéraire, en lien avec les objets rapportés par Claude Lévi-Strauss, et
conduit les visiteurs sur les traces des populations que l’ethnologue a
rencontrées lors de ses différentes missions.
Durée : 1 heure, visites gratuites
la présentation des photographies de terrain et des éditions originales de
ses œuvres écrites, dans le salon de lecture Jacques Kerchache
Entre le 28 novembre et le 28 décembre, le salon de lecture Jacques
Kerchache expose les photographies de terrain réalisées par Claude
Lévi-Strauss et dont il a fait don au musée en 2007. Tous les titres de
Claude Lévi-Strauss dans leurs éditions originales seront également
présentés, dont les plus célèbres, Tristes Tropiques ou Les structures
élémentaires de la parenté, mais aussi des tirés-à-part que le jeune Claude
Lévi-Strauss avait dédicacés à ses maîtres comme Paul Rivet, alors directeur
du musée du Trocadéro. Plusieurs objets ayant appartenu à Claude
Lévi-Strauss, complètent cette exposition.
Enfin, cette présentation est également l’occasion de présenter le nouveau
volume de la Pléiade consacré à l’ethnologue, vendredi 28 novembre à 19h,
avec plusieurs spécialistes de Lévi-Strauss dont Marie Mauzé et Philippe
Descola.
le dévoilement d’une plaque lui rendant hommage, à l’entrée du théâtre du
musée du quai Branly qui porte son nom
Biographie de Claude Lévi-Strauss
Claude Lévi-Strauss, anthropologue, est le dernier des maîtres du
structuralisme français.
Né en 1908 à Bruxelles de parents français, il fait des études de droit et
de philosophie. Reçu à l’agrégation de philosophie en 1931, il enseigne deux
ans aux lycées de Mont-de-Marsan et de Laon. Puis, il s’expatrie au Brésil
où il est nommé professeur de sociologie à l'Université de São Paulo. De
1935 à 1939, il organise et dirige plusieurs missions ethnographiques dans
le Mato Grosso et en Amazonie, à la rencontre des populations kaingang,
caduveo, bororo, nambikwara et tupi-kawahib.
De retour en France à la veille de la guerre, il est révoqué à cause des
lois anti-juives du gouvernement français collaborationniste et réussit à se
rendre aux Etats-Unis en 1941, en s’échappant sur un paquebot où il voyage
avec André Breton et Victor Serge. Il enseigne alors à la New School for
Social Research de New-York et participe à la fondation de l'École libre des
hautes études de New-York, dont il devient le secrétaire général. De 1945
jusqu'à la fin de 1947, il est conseiller culturel à New-York auprès de
l'ambassade de France aux Etats-Unis. En 1948, il publie la Vie familiale et
sociale des Indiens Nambikwara et soutient sa thèse sur Les Structures
élémentaires de la parenté, publiée en 1949.
Rentré en France en 1949, il est d'abord maître de recherches au CNRS puis
sous-directeur du musée de l'Homme. Il est ensuite nommé directeur d'études
à l'Ecole pratique des hautes études, à l'ancienne chaire de Marcel Mauss,
rebaptisée chaire des religions comparées des peuples sans écriture. En
1955, il publie Tristes tropiques, livre écrit en quelques mois sur commande
et qui, au delà du récit de voyages, bouleverse la pensée occidentale ; les
jurés du prix Goncourt regrettent de ne pouvoir le couronner, car c’est un
essai et non pas un roman. En 1959, il est élu à la chaire d'anthropologie
sociale du Collège de France qu’il occupe jusqu’en 1982. Il y fonde le
laboratoire d'anthropologie sociale et la revue L'Homme.
Ses travaux sont alors marqués par une double réflexion :
* d'une part, l'élaboration théorique de l'anthropologie, avec Le Totémisme
aujourd'hui (1962), les deux tomes de l'Anthropologie structurale (1958 et
1973) et La Pensée sauvage (1962) ;
* d'autre part, de 1964 à 1971, l'application de ces principes dans la
tétralogie des Mythologiques (Le Cru et le Cuit, Du miel aux cendres,
L'Origine des manières de table, et L'Homme nu).
Elu à l'Académie française en 1973, il continuera à publier après sa
retraite en 1982 : Le Regard éloigné (1983), Des symboles et leurs doubles
(1989), puis Regarder Ecouter Lire (1993), et poursuit la quête des
mythologies avec les "petites mythologiques" - La voie des masques, La
potière jalouse, Histoire de Lynx.
Anthropologue méfiant envers les philosophes, excepté Michel de Montaigne et
Jean-Jacques Rousseau dont il se réclame constamment, Claude Lévi-Strauss
est, avec Emile Benveniste et Georges Dumézil, le fondateur du
structuralisme français dont l'influence rayonne durablement dans les
sciences humaines, en littérature et en psychanalyse. Poursuivant dans les
interdits de parenté le point de jonction entre Nature et Culture, qu’il
appelle en 1949 « l’Intervention », il élabore ensuite une théorie globale
des interactions entre le symbolique, le corps et le groupe avant d’étudier
la pensée sauvage, à l’œuvre dans les systèmes logiques et classificatoires
des peuples autochtones et des sociétés occidentales, et dans le vaste
ensemble des mythes indiens des deux Amériques, du Sud et du Nord. Par deux
fois, il répond à l’appel de l’Unesco et prononce deux célèbres conférences,
Race et histoire en 1952, et Race et Culture en 1971.
Dans ses derniers livres, il se concentre sur les logiques esthétiques
amérindiennes et occidentales ; il y poursuit aussi une œuvre morale
commencée dès le début de son œuvre, attachée à la protection des
différences, des espèces naturelles et de la diversité du monde.
(source : Site du musée du Quai Branly)
LES PARUTIONS VIDEO ET SONORES
"Claude
Lévi-Strauss par lui-même", un film de Pierre-André Boutang et Annie
Chevallay
2 DVD, Arte
Vidéo, 2008.
Pierre-André Boutang et Annie Chevallay retracent en archives l'itinéraire
intellectuel d'un homme curieux de tous les hommes. Un portrait lumineux,
polyphonique et musical, à l'image de l'oeuvre qui l'a inspiré.
S'ouvrant sur la dénonciation précoce des dérives de la société consumériste
par Claude Lévi-Strauss, ce film retrace l'itinéraire intellectuel qui le
mena de la philosophie à l'anthropologie, de l'amour de la musique au
structuralisme. Il nous emmène avec fluidité de son enfance à sa maturité de
chercheur, des sommets des Cévennes aux rives de l'Amazone, d'une partition
d'orchestre à la structure des mythes, de la Grèce antique aux Bororo. Ce
récit à la fois chronologique et thématique donne à voir la vitalité et la
beauté de l'oeuvre pour communiquer l'envie de s'y plonger. L'anthropologue
écrivain en est le narrateur principal, avec son verbe lumineux, précis,
affable ou malicieux - comme dans cette délectable séquence d'essayage chez
le tailleur où, futur académicien engoncé dans sa redingote, il évoque son
attachement aux "derniers rituels" qui restent à la France.
Pierre-André Boutang et Annie Chevallay ont puisé dans une série
d'entretiens accordés par Claude Lévi-Strauss à la télévision avant 1984
(Archives du XXe siècle de Jean-José Marchand, le documentaire Yanomami de
Jean-Pierre Marchand, Une approche de Claude Lévi-Strauss de Jean-Claude
Bringuier, les émissions de Michel Treguer, Apostrophes de Bernard Pivot),
mais aussi dans les archives personnelles du penseur (photos de famille,
manuscrits, clichés ou films de terrain). De son portrait enfant peint par
son père aux lignes fines de son écriture, elles renforcent le sentiment de
cheminer au plus près de l'homme et de sa pensée. Et deux compagnons de
route pleins de fraîcheur, Frédéric Keck et Vincent Debaene, qui ont
travaillé à l'édition de ses oeuvres parue cette année dans La Pléiade, en
livrent quelques-unes des clés.
Le siècle de
Claude Lévi-Strauss par Jean-Claude Bringuier et Marcelo Fortaleza Flores,
Collection Regards, 2 DVD, Editions Montparnasse, 2008.
Avant la seconde guerre, en 1938, Claude Lévi-Strauss décide
de partir pour une
expédition vers la région la moins connue de l'Amazonie brésilienne. Ce sera
la célèbre rencontre avec les Nambikwara, ce peuple qui marquera pour
toujours sa vie de chercheur et d'anthropologue. Avec le recul de l'âge et
à la veille de son centenaire, il revient sur cette expédition si
audacieuse à l'époque et qui sera déterminante pour
sa pensée. Le DVD permet également de découvrir que le souvenir de
l'anthropologue est resté longtemps ancré dans les mémoires des Nambikwara,
offrant ainsi le parallèle passionnant de toute recherche anthropologique :
le regardé et le regardant.
Avant sa réception à l'Académie Française, en 1974, Claude
Lévi-Strauss s'est confié, dans un entretien exceptionnel, au réalisateur
Jean-Claude Bringuier. Constitué de deux grands chapitres (La Pensée
oubliée, Lumière et brume des voyages), cette approche de Claude Lévi-Strauss
est un remarquable portrait intellectuel et une archive irremplaçable.
DVD 1 : Auprès de l'Amazonie : le parcours de Claude Lévi-Strauss
Un film de Marcelo Fortaleza Flores (2008 - 52 min)
DVD 2 : Une approche de Claude Lévi-Strauss
Un film de Jean-Claude Bringuier (1974 - 135 min)
Ce programme contient un extrait du documentaire "Les Indiens Yanomami"
réalisé par Jean-Pierre Marchand.
Claude Lévi-Strauss, entretiens France Inter avec Jacques Chancel, Direction
artistique : Jacques Chancel, Label : RADIO FRANCE / INA / FREMEAUX &
ASSOCIES.
Les célèbres émissions "Radioscopie" de Jacques Chancel
comptent parmi elles un entretien avec le célèbre anthropologue Claude
Lévi-Strauss en 1988. C'est l'intégralité de cet enregistrement qui est ici
proposé par les Editions Frémeaux sur un CD avec un témoignage d'un homme
qui n'aimait pas se livrer aux confessions personnelles. Cette réticence fut
d'ailleurs renforcée et nourrie par des expériences personnelles de Lévi-Strauss qui
rencontra le célèbre compositeur Stravinsky qu'il avait toujours admiré, et
qui lui sembla bien préoccupé par ses petites affaires personnelles...
L'homme se lit plutôt au travers de son oeuvre et de ses recherches ce qu'a
bien compris Jacques Chancel dans cette fameuse radioscopie qui prend valeur
de documents d'archive.
Lévi-Strauss "Nature, culture et société, les strucutres
élémentaires de la parenté, chapitres I et II" présentation, notes dossier
et chronologie par Alice Lamy, GF, Flammarion, 2008.
Le livre "Les structures élémentaires de la parenté" paru en
1949 est un des premiers livres de celui qui allait bientôt associer son nom
à l'anthropologie structurale. En partant des problèmes posés par les règles
du mariage, cette réflexion conduit son auteur à des interrogations
philosophiques bien plus générales : qu'est ce qui relève de la nature ? à
partir de quel moment doit-on parler de culture ? les frontières sont-elles
bien définies en l'homme ? ces différences permettent-elles de distinguer
l'homme de l'animal ? Face à toutes ces interrogations essentielles, ce qui
fut initialement la thèse de Claude Lévi-Strauss apporte non seulement des
éclairages essentiels pour l'avenir de la discipline, mais également une
méthode mise en oeuvre à l'occasion qui dépassera la discipline première,
l'ethnologie, pour atteindre une dimension philosophique et lancer les
prémisses du structuralisme. L'introduction et l'appareil critique préparés
par Alice Lamy permettent de mieux saisir l'importance d'un des premiers
textes majeurs de Claude Lévi-Strauss rarement présenté.
"Claude Levi-Strauss, le passeur de sens" de Marcel Hénaff
inédit, coll Tempus, Perrin, 2008.
Marcel Hénaff, philosophe et anthropologue, enseigne à
l'université de Californie, San Diego. Il débute sa réflexion par une
interrogation, celle du sens du titre choisi pour ce dernier ouvrage.
Lévi-Strauss peut-il, en effet, être présenté comme un passeur de sens ? Si
la formule peut séduire, rappelle l'auteur, est-elle cependant appropriée
pour un esprit qui n'a jamais exclu le doute, le pessimisme... L'analyse
structurale observe à partir de l'expérience. Le sens provient de ce qui
résulte de cette expérience c'est à dire ce qui devient intelligible, "fait
sens", et dont les modèles permettent une certaine lisibilité. C'est en ce
sens que Lévi-Strauss est un passeur de sens en nous aidant à comprendre la
formation des dispositifs symboliques, des transformations des mythes,...
HOMMAGE DU
COLLEGE DE FRANCE
du 25 au
27novembre.
Organisé par
le Collège de France, l’École des Hautes Études en Sciences Sociales,
l’École Pratique des Hautes Études
Amphithéâtre Marguerite de Navarre
11 place Marcelin-Berthelot - 75005 Paris
Entrée libre, sans inscription
dans la limite des places disponibles
Depuis la première publication de Claude Lévi-Strauss en 1926 jusqu’à la
plus récente en 2008, son oeuvre a traversé le long XXe siècle en le
marquant profondément. On trouve bien sûr des traces de cette influence dans
l’anthropologie, une discipline que Lévi-Strauss a refondée en France au
sortir de la guerre et dont il a orienté le cours dans des voies nouvelles
partout ailleurs, mais aussi dans un champ beaucoup plus vaste allant de
l’esthétique à la philosophie de la connaissance en passant par la réflexion
sur le racisme, sur le langage ou sur la responsabilité des humains
vis-à-vis des non-humains. Ce sont quelques-uns de ces domaines que le
colloque a pour but d’explorer grâce à certains de ceux sur qui l’influence
de Lévi-Strauss s’est exercée à divers moments au cours des cinq dernières
décennies. C’est aussi une manière de ressaisir dans le vif, au moment du
centième anniversaire de sa naissance, ce que le grand anthropologue a
contribué à faire advenir dans la pensée.
PROGRAMME
Mardi 25 novembre, Colloque international - Claude
Lévi-Strauss, un parcours dans le siècle
programme du colloque et des conférences
9h30 Introduction
Ouverture par Pierre Corvol, Administrateur du Collège de France
Danièle Hervieu-Léger, Présidente de l’EHESS
Jean-Claude Waquet, Président de l’EPHE
Présentation du colloque
par Philippe Descola, Professeur au Collège de France
Terrains et thèmes
Président de séance : Alfred Adler, EPHE
10h00 D’un opérateur structural : La côte Nord-Ouest de l’Amérique du Nord
Marie Mauzé, CNRS, Paris
10h30 Art et pensée sauvage
Carlo Séveri, CNRS et EHESS, Paris
11h00 discussion
11h15 pause
11h30 Lévi-Strauss et l'interface
Manuela Carneiro da Cunha, Universités de Chicago (USA) et de São
Paulo (Brésil)
12 h00 L’Amérique dans le structuralisme
Anne-Christine Taylor, CNRS et Musée du quai Branly
12h30 discussion
Domaines et problèmes
Président de séance : Philippe Descola, Collège de France
14h30 L'Aigle et le Corbeau structurent aussi la forêt sibérienne
Roberte Hamayon, EPHE
15h00 Si on en revenait à la parenté et à l’alliance ?
Françoise Héritier, Collège de France
15h30 Peut-on "donner un sens plus pur aux mots de la tribu" (Stéphane
Mallarmé) : Lévi-Strauss et la dynamique des mythes
Pierre Maranda, Université Laval (Québec)
16h00 discussion
16h15 pause
16h30 Regards sur la parenté et la royauté sacrée africaine
Luc de Heusch, Université libre de Bruxelles (Belgique)
17h00 Infrastructuralism, and a few other things I learned from Lévi-Strauss
Marshall Sahlins, Université de Chicago
17h30 Un moment épistémologique : "la contemplation de quelques fleurs
sauvages, quelque part du côté de la frontière luxembourgeoise au début de
mai 1940"
Claude Imbert, École normale supérieure, Paris
18h00 discussion finale
Conférences des 26 et 27 novembre
Et la nature humaine ?
Dan Sperber 26 novembre 2008, de 18h00 à 20h00
au Collège de France
Amphithéâtre Marguerite de Navarre
11 place Marcelin-Berthelot - 75005 Paris
D’Isaac Strauss à Claude Lévi-Strauss : le judaïsme comme culture
Daniel Fabre 27 novembre 2008, de 18h00 à 20h00
à l’EHESS
Amphithéâtre
105 boulevard Raspail - 75006 Paris
La Lettre du Collège de France, numéro Hors série : Claude
Lévi-Strauss, centième anniversaire. 80 pages
En vente au Collège de France Auteurs : collectif Editeur : Collège de
France
Sommaire :
- Claude Lévi-Strauss, une présentation par Philippe Descola
- Entretien avec Françoise Héritier
- Réflexions sur la réception de deux ouvrages de Claude Lévi-Strauss par
Maurice Bloch
- Le ciel étoilé de Claude Lévi-Strauss par Jean-Claude Pecker
- Bricoler à la bonne distance par Michel Zink
- Entretien avec Philippe Descola
- Entretien avec Eduardo Viveiros de Castro
Textes de Claude Lévi-Strauss
- Dis-moi quels champignons... (1958)
- L’humanité, c’est quoi ? (1960)
- La leçon de sagesse des vaches folles (1996)
Claude Lévi-Strauss et le Collège de France
- Rapport pour la création d’une chaire d’Anthropologie sociale
(1958),Maurice Merleau-Ponty
- Présentation de la candidature de Claude Lévi-Strauss à la chaire
d’Anthropologie sociale (1959), Maurice Merleau-Ponty
- Leçon inaugurale au Collège de France, Claude Lévi-Strauss (1960, extrait)
- Comment Claude Lévi-Strauss préserva l’un des rites de la leçon inaugurale
par Yves Laporte
- Au Collège de France, Extrait de De près et de loin
- Le Laboratoire d’anthropologie sociale par Nicole Belmont
- Le fichier des Human Relations Area Files par Marion Abélès
- Lévi-Strauss et la Côte nord-ouest par Marie Mauzé
- Le regard de l’anthropologue par Salvatore D’Onofrio
- Le moment Lévi-Strauss de la Pléiade par Marie Mauzé
- La chaire Lévi-Strauss à l’Université de São Paulo par Olivier Guillaume
- Claude Lévi-Strauss, un parcours dans le siècle, Colloque au Collège de
France
- Publications liées au centenaire de Claude Lévi-Strauss
LES PARUTIONS RECENTES
Claude Lévi-Strauss "Saudades do Brasil" PLON, 2008.
Lévi-Strauss commençait son livre "Tristes tropiques" par un
jugement qui allait rendre son récit si célèbre. Comment un anthropologue
pouvait-il en effet affirmer dès la première ligne qu'il haïssait les
voyages et les explorateurs ? Au-delà du paradoxe apparent, se cachait une
sensibilité extrême qui a également inspiré les photographies réunies dans
ce magnifique livre publié par les éditions PLON. Ces clichés pris entre
1935 et 1939 avec son fameux Leica offrent à nos yeux un monde à jamais
disparu. Cet univers fut si important pour l'anthropologue qu'il a choisi de
nous en livrer quelques bribes. Nous plongeons ainsi dans le Brésil
d'avant-guerre, autant dire un Brésil plus proche des temps anciens que de
notre époque. Lévi-Strauss hait les voyages, mais ce malaise n'affecte pas
son regard. Nulle emphase ni illusion, mais ce paradis perdu a beaucoup
appris au jeune anthropologue sorti de ses humanités et d'une solide
formation universitaire. Cette école de la vie a certainement plus compté
que les nombreuses heures dans les bibliothèques. Les photographies prises
très spontanément font revivre ces femmes, ces hommes, ces enfants même si
Claude Lévi-Strauss avertit que ces images ne sont que des indices, des
traces et non des témoins fidèles. Cette expérience, Lévi-Strauss cherche à
nous la faire partager avec un commentaire à la fois sobre et en même temps
passionné. L'auteur nous rappelle que cette époque est révolue. Ainsi son
témoignage prend-il valeur non seulement de document affectif, mais
également de document historique. Certains habitants des contrées visitées
par Lévi-Strauss se souviennent encore de l'anthropologue, à son tour
l'homme qui atteint un âge si vénérable dans les sociétés traditionnelles
leur rend cet hommage grâce à ce superbe recueil constitué en leur honneur !
Claude Lévi-Strauss "Les structures élémentaires de la
Parenté" Editions Mouton de Gruyter, 2002.
Dans Les Structures élémentaires de la parenté, chef-d’œuvre
précurseur du structuralisme français, Claude Lévi-Strauss tente d’expliquer
les systèmes de parenté et d’union, dans toute l’étendue de leur diversité
et de l’étrangeté de leurs institutions, au moyen d’un principe unique :
l’échange. Il considère l’échange comme la manifestation des constantes
structurelles fondamentales de l’esprit humain, qui peuvent être également
perçues dans d’autres sous-systèmes de culture et, de façon plus manifeste,
dans le langage. Cet ouvrage constitue le premier résultat, majeur, des
longues recherches de l’auteur qui l’ont également conduit vers les champs
de systèmes de classification du langage et vers la mythologie.
Emilie Joulia, journaliste à Canal Académie, a cherché à
mieux connaître l'homme derrière l'oeuvre, une tâche ambitieuse et délicate
lorsque l'on connaît la réserve du principal 'intéressé face à l'exercice.
Peu importe, grâce à cinq témoignages de personnes ayant côtoyé l'un des
derniers grands géants du XX° siècle, l'ombre se dissipe et l'homme apparaît
peu à peu.
Philippe Descola est le dernier thésard du célèbre professeur au Collège de
France ; Françoise Héritier a succédé à Lévi-Strauss à la direction du
Laboratoire d'anthropologie sociale du même Collège de France ; Vincent
Debaene préfacier de l'édition Oeuvres dans la Pléiade ; Claudine Hermann
une amie depuis 1941 et Jean José Marchand qui a sauvegardé pour la
télévision la voix et l'image des grands penseurs du XX° siècle, tous ces
témoins ouvrent leur mémoire afin d'offrir au lecteur leurs souvenirs de
l'homme dans son contexte professionnel ou privé. Nous découvrons un homme
qui a essayé l'écriture automatique à l'époque du surréalisme, et qui
apprécie le théâtre chinois, un amoureux de Balzac et de Conrad sans pour
autant dépasser en influence l'écriture de Proust... Le volume se termine
par le discours de réception à l'Académie française prononcé le 27 juin 1974,
ainsi que la réponse peu usuelle de Roger Caillois dans ce genre d'exercice,
un beau voyage pour mieux connaître l'homme avant de retourner à ses oeuvres
!
"Au-delà du structuralisme : Six méditations sur Claude
Lévi-Strauss" de Emmanuel Désveaux, Editions Complexe, 2008.
L'auteur, directeur d'études à l'EHESS, est un grand
spécialiste de la pensée de Lévi-Strauss. Lui-même ethnologue de
terrain dans le Grand Nord canadien, il a une connaissance particulièrement
fine des écrits de Lévi-Strauss et cherche ainsi, au-delà du structuralisme
comme l'indique le titre de ce dernier livre, à percevoir les faisceaux qui
sous-tendent l'oeuvre du grand anthropologue. Ces lignes de force peuvent
ne pas apparaître de prime abord surtout lorsqu'elles se cachent sous
le dénicheur d'oiseaux, la poésie ou la représentation visuelle chez Poussin...
mais tout le travail exégétique d'Emmanuel Désveaux réside justement dans
cette démarche de la quête du sens afin de dégager, tel l'ethnologue de
terrain, des notions comme celles de l'échange matrimonial, le mythe ou
encore la musique.
"Le Siècle de Lévi-Strauss" Avant-propos de Jean Daniel,
CNRS Editions, 2008.
Cet ouvrage présenté par le Nouvel Observateur et publié avec
les éditions Saint-Simon regroupe les contributions qu'avait consacré
l'hebdomadaire au célèbre anthropologue et académicien. Jean Daniel, dans
son avant-propos, souligne que le livre "La Pensée sauvage" paru en 1962
a servi de fil conducteur à cet hommage. Que son anthropologie structurale
soit remise en question par certains disciples n'enlève rien à la dette que
tous lui doivent pour avoir renouveler la discipline et ouvert des horizons
fermés jusqu'alors. Cette pensée sauvage dont le symbolisme de la fameuse
fleur qui ornait la première édition n'avait pas été perçu par les
universitaires américains de l'époque est une plante beaucoup plus délicate
à l'état sauvage que dans sa version "cultivée". "Tristes Tropiques"
évoquent les difficultés de l'anthropologue pour mieux comprendre l'autre.
Ce collectif d'auteurs devrait nous aider tout au moins à mieux comprendre
celui qui posait une telle interrogation et qui n'a cessé de sa vie d'y
apporter des éléments de réponse.
"Anthropologies rédemptrices : La race et le monde selon
Lévi-Strauss" de Wiktor Stoczowski Editions Hermann, 2008.
Même si la mode du « structuralisme » appartient désormais au
passé, l’œuvre de Claude Lévi-Strauss garde toute sa vigueur et continue
d’être rééditée, lue, commentée, parfois critiquée, souvent admirée.
Beaucoup d’énigmes y demeurent cependant, qui défient le lecteur. L’enquête
présentée dans cet ouvrage prend comme point de départ l’une d’entre elles :
la contradiction surprenante entre « Race et histoire » (1952), devenu un
classique de la littérature antiraciste, et « Race et culture » (1971),
considéré comme scandaleusement proche des positions racistes, cependant que
Lévi-Strauss clame imperturbablement que l’un et l’autre textes expriment
les mêmes convictions.
Afin d’expliquer ce paradoxe, l’analyse s’élargit progressivement à
l’ensemble de l’œuvre lévi-straussienne. L’auteur écarte les lieux communs
qui abondent dans la littérature exégétique déjà consacrée à cette œuvre,
pour s’appuyer sur des données nouvelles : il s’est entretenu avec Claude
Lévi-Strauss à plusieurs reprises et a retrouvé de nombreux matériaux
d’archives qui jettent une lumière inattendue sur le parcours intellectuel
de l’anthropologue français, depuis ses premières publications dans les
années 1920.
L’auteur fait ici le pari d’élucider les idées de Claude Lévi-Strauss non
seulement comme celles de l’inventeur d’une théorie anthropologique, mais
surtout comme celles d’un penseur qui propose, en deçà d’un système
théorique, une vision du monde. Réfractant la plupart des drames devenus
emblématiques du siècle passé, l’œuvre de Lévi-Strauss est irriguée par la
réflexion sur le problème des imperfections du monde humain. Pour la
comprendre, il est nécessaire de démêler l’écheveau de plusieurs conceptions
qui, au XXe siècle, relevèrent le défi de ces deux questions parmi les plus
obsédantes auxquelles les hommes eurent à faire face dans notre tradition
culturelle : celle de la présence du mal et celle des remèdes à y apporter.
Wiktor Stoczkowski enseigne l’anthropologie à l’École des Hautes Études en
Sciences Sociales.
La collection Lévi-Strauss du musée du
quai Branly est composée de 1 478 pièces.
Elle est à diviser en deux grands ensembles : les collections du Brésil, qui
proviennent des missions effectuées dans les années 1930, relatées notamment
dans Tristes tropiques ; les collections d’Amérique du Nord, soit 5 pièces
exceptionnelles ayant appartenu à Claude Lévi-Strauss, et provenant de la
Côte Nord-Ouest de l’Amérique du Nord (Colombie britannique et Alaska)
LE CHE AU XXI° siècle à l'épreuve du relativisme
Le témoignage du philosophe Miguel Benasayag
Faut-il encore présenter Miguel Benasayag ?
Argentin, guévariste, emprisonné et torturé sous la dictature argentine à la
fin des années 70, il est également psychiatre, psychanalyste. Il est
surtout philosophe et militant-chercheur. Parce que ce philosophe ne milite
pas seulement, il cherche surtout les bonnes questions, celles qui remettent
en cause nos certitudes et souvent conduisent à déranger nos positions
tranquilles. Ennemi du sens commun, alliant une réflexion globale et les
paradoxes, ce qui l'intéresse, c'est avant tout la réalité, la complexité du
réel avec ses conflits, ses contradictions et sa multitude.
Auteur d'un ouvrage sur le Che aux
Éditions La Découverte,
Il a accepté aujourd'hui pour LEXNEWS de nous
parler du Che à l'heure où ce dernier se retrouve à la date anniversaire de
sa mort dans la tourmente du relativisme...
Relativisme et relativisme…
La question du relativisme est un des
événements fondamentaux de ces trente dernières années dans notre société,
dans la mesure où, elle correspond effectivement à l’irruption dans nos
sociétés, dans nos modes de penser et d’agir, de la complexité du réel. Que
cela soit du côté bourgeois, capitaliste, libéral ou du côté contestataire,
de gauche, il y a effectivement des analyses linéaires, des analyses
cause/effet qui ne fonctionnent plus. Or, l’irruption de la complexité a
comme corollaire inévitable une certaine dose de relativisme parce que on
commence à se dire soudainement que les choses ne sont pas si simples ou si
vraies que cela. Si quelqu’un est opprimé et se révolte, on peut estimer
qu’il a absolument raison d’agir ainsi, mais on peut également se dire que
s’il a raison de se révolter, ce n’est pas pour autant qu’il a raison dans
ce qu’il propose…Le capitalisme ne peut pas être mis ainsi tout entier dans
un sac comme si cela était une dictature militaire et être attaqué dans son
ensemble. Cette irruption de la complexité agit comme un retour du refoulé
après que l’on ait cru que l’on pourrait maîtriser le monde, la pensée avec
des analyses claires et linéaires. Il est donc tout à fait normal que nos
petites sociétés marquent ainsi un coup d’arrêt par rapport à certaines
positions ou certaines convictions trop profondes et qu’elles les mettent à
l’index parce que les choses ne sont plus effectivement aussi évidentes que
cela ou comme le dit un slogan idéologique « pas si simple que cela ».
Mais, à partir de ce moment là, on va se
rendre compte dans les sciences, dans la médecine, dans le domaine politique
etc. qu’une des hypothèses les plus lourdes, celle du progrès - plus ou
moins rectiligne ou linéaire mais néanmoins progrès vers un but –, a montré
ses limites. On rencontre alors beaucoup de difficultés à penser ce qu’est
une injustice ? Ce qu’est la justice ? Où va-t-on ? Il est donc tout à fait
normal qu’il y ait eu à un moment un certain relativisme en réponse aux
manques de convictions.
Cependant, le problème dans cette société
est que les injustices n’ont fait que s’accroître ; les droites et
l’impérialisme américain n’ont pas fait autre chose que de se lancer dans
une période de restauration comme jadis en France après Napoléon. Ils ont
cru qu’ils pouvaient dire : « Bon, maintenant, c’est fini ! ».
L’impérialisme américain, qui avait eu peur de tomber après avoir perdu le
Vietnam, une partie de l’Afrique, etc., a eu peur dans les années
soixante-dix que ce soit la fin du capitalisme. Dans ces années, beaucoup de
politologues, de sociologues pensaient en effet que la décennie se
terminerait par le socialisme d’une façon ou d’une autre. Or, les années
soixante-dix ont fini par la restauration impérialiste et capitaliste
mondiale. Cette restauration a été rendue possible surtout par le fait que
les partisans de l’émancipation ne savaient plus où ils en étaient !
Effectivement, ce retour des choses était d’autant plus possible que - mis à
part quelques fanatiques ou tendances illuminées - les gens qui pensaient,
désiraient la justice, ont continué à désirer cette justice mais sans savoir
comment. On avait perdu la question centrale : le sens de l’histoire ; tous
les lieux où on avait gagné avaient engendré le contraire de ce que l’on
voulait, la confusion était totale ! Pour ces raisons, ce relativisme ne
doit pas être diabolisé.
"Nous
n’avons pas besoin d’un avenir radieux, ici et maintenant, en situation,
pour résister aux injustices."
Cependant, si ce relativisme, cette
complexité du réel, repose sur un processus logique, honnête – que seuls
certains fanatiques avaient écarté – il comporte également une partie
malhonnête. C’est en effet le cas lorsque on estime que parce que l’on n’a
pas vaincu la maladie, on va se soumettre à elle. Ici, il y a alors un
passage « canaille », malhonnête du relativisme qui consiste à dire puisque
nous n’avons pas vaincu l’horreur – parce que nous étions totalement dans
l’erreur ou presque dans nos hypothèses – on va se plier à l’horreur. Ce
passage, je ne l’ai pas fait, beaucoup de gens ne l’ont pas fait en étant
anti-relativistes. Nous n’avons pas besoin d’un avenir radieux, ici et
maintenant, en situation, pour résister aux injustices. Le relativisme,
anthropologiquement et sociologiquement, est une réalité mais la position
existentielle de chacun de nous face à ce relativisme n’est cependant pas
sur-déterminée mais répond à un désir. Si nous prenons l’exemple des
injustices, va-t-on rester inerte parce nous n’avons pas la solution, voire
pire encore va-t-on se plier face à l’ennemi ou bien est-il possible de
s’engager en mettant entre parenthèses la question générale d’injustice.
Aujourd’hui, il me semple que la fonction espoir, la fonction promesse dans
le dispositif d’engagement – que ce soit en tant que chercheur en biologie
ou en tant que chercheur en justice ; c’est pour ces raisons que je préfère
le terme militant-chercheur – peut être mise à l’écart, laissée de côté,
dégagée parce qu’elle est une fonction métaphysique. Mais, notre problème
cependant est que la fonction promesse ou espoir était vraiment le moteur
de la lutte, de l’engagement. Il est dès lors très difficile de savoir ce
qui peut remplacer un tel moteur si puissant sans nous faire retomber dans
l’espoir. Cela est un problème terrible !
Son dernier livre...
Le Che
dans la tourmente de l’idéologie ambiante.
Cependant, au delà de ce constat, il y a
aujourd’hui un très fort désir de légitimer ce que je nomme la pensée
« canaille » parce qu’elle donne une cohérence et dès lors rassure.
Aujourd’hui, beaucoup de personnes ont envie de lâcher prise sur certains
principes, sur certains désirs, certaines possessions…mais elles ne font
rien ; pourquoi ? Parce qu’elles pensent que personne ne fait rien ; et pire
encore, elles ne font rien parce qu’elles se disent : « ce sont tous des
canailles ». Cela rassure parce que, en revanche, si le Che existe, si le
Mahatma Gandhi existe, si le Christ existe, si de telles personnes
existent…à ce moment là, il va falloir admettre que ces personnes existent
et me disent qu’il est en fait possible dans certaines situations de ne pas
être ni une « canaille », ni égoïste.
"il y alors une idéologie de la « canaillerie », de la collaboration qui se
met en place. Celle-ci est aujourd’hui très forte."
Mais, si on me dit : « Non, finalement ce
sont tous des « canailles », qu’en fin de compte cela n’était pas vrai, il y
alors une idéologie de la « canaillerie », de la collaboration qui se met en
place. Celle-ci est aujourd’hui très forte. On veut aujourd’hui nous prouver
que l’on ne peut être que des collabos et cela va très bien avec le
sarkozysme qui nous dit : « Allons, vous voyez bien tout le monde vient à la
soupe, il n’y a pas de principes, il n’y a pas de droite-gauche… », C’est
l’idéologie ambiante. On nous dit que si personne ne tient sur des positions
éthiques ou de principes, ce n’est pas parce que personne ne tient, mais
bien parce que de telles personnes n’existent pas ! Et si quelqu’un tient,
et bien on s’empresse de nous dire : « Mais non, vous voyez ce n’était pas
vrai ! ». Aujourd’hui, les personnes adorent savoir, apprendre la face
sombre de quelqu’un. Ils adorent savoir qu’à chaque fois qu’ils enjambent un
SDF dans la rue, à chaque fois qu’ils sont « canailles », qu’en fait tout le
monde est comme cela et qu’il n’est pas vrai qu’un pauvre médecin argentin
ait pu être différent ! Nous assistons à une véritable obsession qui
consiste à montrer que tout cela n’est pas vrai, que personne n’a jamais
tenu le coup. C’est l’idée même qu’il n’existe pas d’icône, pas de mythe
dans le sens anthropologique, c’est-à-dire que tout est égal à tout, que
tout est possible. Il n’y a plus de ligne divisoire. Or, quand on pense en
termes de complexité, on rechigne bien sûr à se surévaluer, à avoir une
image de soi trop haute, à se dire que l’on est le «bien » ; Mais, il est
alors facile d’écouter l’autre vous dire : « Mais non, enfin, tu n’es pas le
« bien » ; on se dit « Bien sûr !, je sais bien que je ne suis pas le «
bien ! »… Le problème dès lors est de faire la différence entre des
identités narcissiques stupides et une idéologie du « tout est pareil au
même ». Le problème se situe là. Il y a une base toujours réelle de
complexité qui nous dit : « tu ne vas pas te prendre pour le « bien » contre
le « mal », mais cette base réelle de complexité est cependant également
utilisée pour mettre en place une « guimauve » de proximité idéologique qui
estime que tout homme a son prix. C’est une véritable entreprise de
démolition de tout mythe, de toute icône, de tout principe.
"...lorsqu’on croit en soi il y a un énorme danger : le volontarisme."
La
vérité du Che…
Il m’est arrivé un jour de participer à
une émission de télévision sur une chaîne publique où Ismael Kadaré et
moi-même étions invités pour parler de la dictature. Selon cette
émission l’un devait défendre Pinochet, en l’espèce Kadaré, et moi-même
Cuba. Or ni Kadaré ni moi-même n’avions en fait l’intention de soutenir
cette logique contre toute attente de l’émission. Comme nous avions tous les
deux vécus sous une dictature, nous n’avions bien sûr absolument aucune
envie ni lui ni moi de soutenir ce principe même de la dictature mais bien
au contraire de développer notre opposition à ce principe de dictature. J’ai
même insisté sur quelque chose que je connais bien à savoir : le désastre
qui va survenir à la mort de Castro. Il ne s’agit pas de dire ce sera pire
ou non, l’après Castro sera tout de même du Castro. Les désastres de la
dictature seront du tout au même. J’expliquais ainsi que la dictature est
une horreur et que toute dictature à venir sera également une horreur. Il ne
peut y avoir une apologie de la dictature.
De même l’erreur fondamentale est de
laisser aujourd’hui à des petits « filous » le soin de dénoncer les crimes
du Che, j’insiste sur le mot crime car ce ne sont pas des erreurs : 300
morts ne peuvent être le résultat d’une erreur. Or, je pense que les crimes
qui sont commis au nom de la liberté doivent être au contraire une
préoccupation permanente de ceux qui luttent justement pour la liberté. Non
seulement, il ne faut pas contester ces crimes mais bien au contraire être
les premiers à les dénoncer et être le procureur le plus féroce ou le plus
minutieux. Il ne faut pas attendre que quelqu’un de droite vienne dénoncer
ces crimes mais bien, à la moindre alerte, faire très attention et chercher
soi même à y apporter une réponse. La réponse ne peut pas être : « il ne
faut pas dire » ; La réponse au contraire est de dire : « oui, il y a eu un
crime » ; il ne faut surtout pas le nommer en erreur. C’est un crime, et ce,
aussi « salopards » que pouvaient être ces 300 personnes.
Dans le cas du Che, il est certain que
c’était quelqu’un avec des convictions très fortes, qui croyait en ses
convictions, qui croyait en lui – et cela était indispensable pour faire le
parcours qu’il a fait – mais lorsqu’on croit en soi il y a un énorme
danger : le volontarisme. Or, je me suis rendu compte personnellement que la
position de chercheur qui consiste à être capable de démolir ses propres
présupposés est antagonique avec la position de leader, pour être leader il
faut croire très fort en soi et évidemment cela créer un danger. Quelles
sont les erreurs, dérapages qu’a commis le Che pour le conduire à de tels
crimes ? Il n’a pas réalisé la différence entre ce que l’on nomme
aujourd’hui puissance et pouvoir, gestion et politique. Ainsi, et je prends
un exemple personnel lors de notre lutte contre la dictature en Argentine,
c’était une chose d’attaquer à nos risques et périls un commissariat ou une
caserne en éliminant des officiers tout en faisant attention à ne pas
toucher les appelés ou bien de supprimer un tortionnaire que l’on avait
repéré, alors qu’il en est tout autrement lorsque l’on est du coté du
pouvoir et que l’on utilise ce même pouvoir pour éliminer des personnes qui
objectivement ne représentent plus un danger. Du moins si elles représentent
encore un danger, ce danger ne justifie plus leur élimination physique. Il
me semble que le Che n’a pas fait cette différence.
Or, cette différence a condamné à peu près
toutes les révolutions. Il y a une hypothèse qu’il faut abandonner : celle
selon laquelle le pouvoir pourrait avoir les mêmes modes de légitimité que
la résistance. Ce n’est pas la même chose parce que le pouvoir doit assumer
le coté conflictuel contradictoire. Le pouvoir n’est pas polarisable
contrairement à la résistance qui elle, en revanche -et c’est le propre de
la résistance - est polarisable. Le problème est que lorsqu’on est dans le
pouvoir on est immédiatement pris dans un faisceau contradictoire et
multiple de forces qui impose à celui qui est au pouvoir de vouloir vraiment
tout faire pour ne pas agir en sens unique, de façon polarisée. Et cela, le
Che mais aussi Mao, Lénine ou Robespierre ne l’ont
pas compris.
"Résister,
c’est créer "
Les crimes commis
par le Che constituent-ils la vérité du Che ? Non ! Parce que la vérité d’un
être humain n’est nulle part. La vérité d’un être humain, c’est au contraire
justement la multiplicité de la situation. Pourquoi dès lors la vérité du
Che serait plus celle-ci que lorsqu’il se bat pour la libération contre les
Soviétiques ? La vérité du Che n’est ni lorsqu’il est au Congo ni lorsqu’il
est un héros. La vérité du Che ne se situe pas là, pas plus qu’elle n’est
dans les crimes. L’épuration ne peut condamner à elle seule la résistance.
Ça, c’est ce que tente – au-delà des crimes – de faire croire une idéologie
réactionnaire pour démolir la résistance et la possibilité de lutter pour la
résistance. On nomme les crimes pour noircir le reste. Là, il y a un travail
à faire pour dire : « Oui, Il y a eu des crimes impardonnables, mais
attention de ne pas condamner par là même la résistance ». Les personnes qui
critiquent les exécutions, les crimes, l’épuration, et en fin de compte sans
nuances la résistance, se fichent en fait des victimes, ce qui les
intéressent c’est de démolir la possibilité que des gens résistent et se
révoltent en imposant ce qu’est pour eux la vérité. L’entreprise est ici
très réactionnaire et vise une démolition de l’idée même de résistance et de
révolte. Je suis convaincu que c’est comme une sorte de déploiement du
programme de Fukuyama : il n’y aura plus de passion, plus de lutte pour la
liberté, plus d’amour, plus d’art, il n’y aura plus que gestion de la vie.
Aujourd’hui, lorsqu’on parle de révolte, on a l’air d’être une personne
totalement tarée et dangereuse ! Il y a ainsi une délégitimation de la
révolte. Alors que dans toute société, la révolte signifie : éprouver les
marges, les frontières, créer des nouveaux possibles, reculer… Or, on nous
dit aujourd’hui : « Tu n’es pas d’accord, mais ce n’est pas la peine de se
révolter parce que toute révolte n’est pas sérieuse ». Cette délégitimation
peut être relevée également en recherche fondamentale qui est aujourd’hui
quadrillée par des faux-sérieux ; Nous sommes aujourd’hui dans un monde
soft, de discipline et de quadrillage qui avance et ce sans aucun Big
Brother. Cependant, il ne faut pas franchir le pas du volontarisme. Toute
tentative de forcer la main à l’Histoire se retourne contre la personne qui
agit ainsi. Si on a une opposition très forte, ce qui est mon cas, à un
moment donné il faut se retirer pour éviter de se placer dans des positions
trop forcées, quitte à revenir d’une autre manière… La lutte contre les
tyrans, la lutte contre le racisme, la lutte contre le machisme est
acceptable mais le pas qui consiste à faire de cette lutte un pouvoir ne
peut être franchi. La lutte contre la réalité, contre l’histoire, contre la
complexité ne peut être envisagée. Il faut apprendre dans la vie que ce
n’est pas parce que nous résistons et que la justice fait partie de notre
résistance que nous devons penser en termes de « comment l’imposer ? » .
C’est pour cela que j’avais écris avec Florence Aubenas : « Résister, c’est
créer ». Il ne s’agit pas de rejeter l’action directe mais l’action directe
est toujours dans le contre pouvoir. Toute action directe exercée depuis le
pouvoir est une dictature.
« Ma
vie, ce n’est pas moi… »
Le Che a repris une idée essentielle de
l’héritage pré-colombien et qui a donné corps à sa radicalité, « nous
sommes déjà morts », une idée que les indiens avaient en eux et que Marcos
reprendra également. Cela ne signifie nullement mépriser la vie mais plutôt
ne rien désirer de ce que possède mon maître. C’est cela l’idée de l’homme
nouveau du Che. Ne rien désirer de ce qui est dans ton pouvoir ; donc tu
peux me donner la mort et bien je ne désire pas vivre ! C’est l’idée d’une
radicalité totale dans laquelle, en situation, rien n’est négociable. Rien
n’est négociable car ce que nous défendons, en situation, est quelque chose
qui de façon quelque peu mystique nous traverse. Tu ne peux pas m’acheter
parce que ce n’est pas de moi dont il s’agit. C’est rendre compte que l’on
est porteur de quelque chose qui ne nous appartient pas et cela ne peut être
ravi. Ce dont il s’agit dans cette situation dépasse la personne sans
dimension nécessairement religieuse. Ce qui ordonne les situations ne
s’épuise pas dans la situation. Il est possible de voir cela d’une façon
mystique mais ce n’est pas une obligation. L’important pour la culture
pré-colombienne est de ne pas se laisser prendre dans la situation comme un
interlocuteur, refuser toute symétrie parce que le révolté ne se révolte pas
pour quelque chose que le maître puisse lui concéder. C’est justement cette
idée : « Je ne demande rien de ce que tu as ». L’esprit de la révolte que le
Che a incarné est l’esprit d’une révolte qui justement n’est plus dans le
calcul terrible géopolitique soviétique, ni dans les calculs politiciens du
parti communiste argentin. Ce dont il s’agit est un ineffable, quelque chose
qui n’est pas nommable.
"La vie ne commence pas avec soi et ne finit pas avec soi..."
Le Che représentait la possibilité de se
révolter contre la dictature d’une façon qui n’était pas prise dans un
calcul minable. Le guévarisme signifie cela. Se rendre compte que là où nous
sommes il n’est pas question de moi en tant que « moi ». Je ne peux
qu’assumer le mieux possible cette place qui tout en étant la mienne ne
m’est pas très personnelle. La vie ne commence pas avec soi et ne finit pas
avec soi. C’est une vision allocentrée de soi, du monde et non pas
égocentrée. Les indiens ont une culture, une cosmogonie, une façon de vivre
allocentrée. Ce qui ne signifie nullement ne pas tenir compte de sa vie, de
ses désirs, mais ils conçoivent toutes leurs passions humaines comme
imbriquées, articulées dans un tout qu’ils perçoivent de côté. Le Che était
l’articulation de cela et de la modernité. Il a été très tenté par le
communisme moderne et à la fois par ce quelque chose d’autre contre l’Union
soviétique, contre le réalisme socialiste. Le Che a toujours représenté
cette autre possibilité. Il avait absorbé cette sensibilité comme une éponge
et son fameux voyage en motocyclette a été un voyage initiatique qui lui a
permis de trouver l’objet de son amour comme un romantique allemand. Ce
voyage là beaucoup de jeunes l’ont fait en Amérique Latine mais le Che était
comme un amoureux à la Novalis qui attend, et celle qu’il aimait -
l’Amérique Latine - il l’a trouvée dans son voyage !
Merci Miguel Benasayag pour ce très beau
témoignage qui n'est ni une apologie aveugle et encore moins une tentative
de subversion de l'Histoire mais bien un regard sur la complexité du réel
pour une invite à repenser les risques du relativisme !
"Che Guevara" de Miguel Benasayag, BAYARD,
2003
Ernesto Che Guevara "Ecrits sur la
révolution" Editions ADEN 2007.
Ernesto Che Guevara Le socialisme et l'homme"
Editions ADEN 2007.
"Justice globale" Che Guevara, Editions Mille
et une nuits, 2007.
"Voyage à motocyclette" Che Guevara, Editions
Mille et une nuits, 2007.
"Souvenirs de la guerre révolutionnaire
cubaine" Che Guevara, Editions
Mille et une nuits, 2007.
"Che plus que jamais" sous la direction de
Jean Ortiz, ATLANTICA, 2007.