Trinh Xuan Thuan est né en le 20 août 1948 à Hanoï (Vietnam). Il
quitteHanoi à l'âge de 6 ans. Sa famille s'établit alors à Sài Gon,
ancienne capitale du Sud du pays, qui était alors séparé en deux par le
17e parallèle, conformément aux accords de Genève signés en 1954. Là, il
fit des études, jusqu'au Bac, à l'école française Jean Jacques Rousseau.
C'est grâce à un riche vocabulaire de français acquis à cette époque qu'il
a pu écrire de grands ouvrages sur l'astrophysique, renommés tant en
raison de leur exactitude scientifique que de leur caractère poétique. Il
passe brillamment le bac en 1966 (mathématiques élémentaires mention très
bien) au lycée Jean-Jacques Rousseau de Saïgon.
Après une année en Suisse, à l’Ecole polytechnique de Lausanne, il
poursuit ses études dans les plus grandes universités américaines : au
California Institute of Technology (Caltech), puis à Princeton où il
obtient, en 1974, un Ph.D. en astrophysique sous la direction de l’éminent
astrophysicien Lyman Spitzer, père du téléscope Hubble et l’un des
pionniers de la physique du milieu interstellaire et des plasmas.
Depuis 1976 il est professeur d’astrophysique à l’université de Virginie à
Charlottesville, et partage son temps entre les Etats-Unis et la France.
En tant que professeur invité à l’université de Paris 7, à l’observatoire
de Meudon, au service d’astrophysique de Saclay et à l’IAP (Institut
d’astrophysique de Paris) du CNRS, il collabore régulièrement avec des
scientifiques français.
Spécialiste internationalement reconnu de l'astronomie extragalactique
(extérieure à la Voie lactée) il est l'auteur de plus de 230 articles sur
la formation et l'évolution des galaxies, en particulier celle des
galaxies naines, et sur la synthèse des éléments légers dans le Big Bang.
Ses articles font référence dans le monde entier.
Pour ses recherches astronomiques il utilise les plus grands téléscopes au
sol (Kitt Peak, Hawaï, Chili…) et dans l’espace (Hubble, Spitzer…). A la
fin de l’année 2004, grâce à des observations faites avec Hubble il a
découvert la plus jeune galaxie connue de l’univers (I Zwicky 18) –
découverte qui a été amplement discutée dans la presse internationale.
Par ailleurs il donne un cours à l'Université de Virginie qu'il a baptisé
"Astronomie pour les poètes". Les étudiants non-scientifiques ont ainsi le
plaisir de découvrir les merveilles de l¹Univers.
Les ouvrages de Trinh Xuan Thuan
Son dernier livre aux éditions Plon /
Fayard :
Trinh Xuan
Thuan a réussi ce pari extraordinaire de rendre l'astrophysique et les
origines de notre univers comme étant une mélodie familière à nos oreilles
! Le célèbre astrophysicien d'origine vietnamienne, professeur
d'Astronomie à l'Université de Virginie à Charlottesville, est également
un francophone convaincu puisqu'il partage sa vie
entre les Etats-Unis et la France. Il est auteur de nombreux ouvrages de
vulgarisation en français sur l'Univers et les questions philosophiques
qu'il pose.
Thuan est également chercheur à l'Institut d'Astrophysique de Paris.
Rencontre avec un grand scientifique, mais également avec un troubadour de
l'immensité galactique !
LEXNEWS : « Comment est né ce coup de foudre pour
l’astrophysique, début d’un vrai rapport amoureux à l’Univers ? »
Trinh Xuan Thuan : “ Vous avez raison,
c'est une passion, il est en effet possible de parler d'un véritable amour
du ciel. Lorsque j'étais enfant, j'étais toujours curieux de ce qui avait
trait à l'univers. Je m'intéressais toujours à la logique des choses,
comment elles fonctionnaient. Je réussissais en littérature, en
philosophie, mais les sciences m'attiraient le plus. Dès l'adolescence je
lisais beaucoup Einstein. C'était une véritable idole pour moi ! Cela vous
montre mon attirance très précoce pour la physique. Après mon bac français
au lycée de Saigon, je suis parti aux États-Unis dans l'une des plus
grandes universités scientifiques du monde, Caltech. J'ai donc suivi des
études de physique là-bas avec les plus grands noms. Le destin m'a
d'ailleurs amené à un endroit où se trouvait le plus grand télescope du
monde à cette époque, celui du mont Palomar, avec un diamètre de 5 mètres.
Mes professeurs de physique faisaient également, pour la plupart d’entre
eux, des recherches en astrophysique, domaine scientifique en plein essor.
Parmi ceux-ci, Maarten Schmidt avait découvert en 1963 les quasars, objets
les plus lumineux de l'univers. C'était également l'époque de la
découverte du rayonnement fossile et des pulsars. Caltech était associé
aussi au Jet Propulsion Laboratory qui envoyait des sondes spatiales vers
les autres planètes. Je me souviens encore de l’émotion que j’ai ressentie
à la vue des premières images de Mars prises par la sonde Mariner.
L’astrophysique traversait un âge d’or à la fin des années 60. Les
États-Unis étaient en pleine effervescence scientifique, mais également
sociale avec le mouvement hippie contre la guerre du Vietnam. Je suis donc
tombé en quelque sorte dans la « marmite de l'astronomie » à ce moment-là
! Imaginez un adolescent de 19 ans avoir accès au plus grand télescope du
monde et observer les confins de l'univers ! J'ai donc décidé de faire ma
thèse de doctorat en astrophysique à l'université de Princeton où j'ai
également eu de très grands maîtres. Mon directeur de thèse était Lyman
Spitzer, le père du télescope spatial Hubble. J’ai eu la très grande
chance d’avoir de grands professeurs qui m’ont appris à penser et créer.
L'astronomie était pratiquement inexistante au Vietnam et je suis
particulièrement reconnaissant à mes parents de m’avoir toujours soutenu
dans cette voie. »
LEXNEWS : « Acceptez-vous cette idée selon
laquelle vous seriez paradoxalement parti aux États-Unis séparé de votre
patrie d'origine pour aller mener une quête de nos origines et de celle de
l'univers ? »
Trinh Xuan Thuan : “ C’est une
interprétation possible. Je crois en effet que la quête des origines a
toujours été au coeur de mon parcours et pas seulement de mes propres
origines, mais aussi de manière beaucoup plus universelle, de l’origine
cosmique de l’homme. Nous sommes tous des poussières d'étoiles et donc
cette longue histoire de 14 milliards d'années qui aboutit à notre
humanité me fascine au plus haut point. »
LEXNEWS : « Vous conjuguez avec une facilité
déconcertante une approche scientifique de niveau international, une
vulgarisation appréciée d’un très large public et en même temps vous
introduisez une dimension poétique et même spirituelle toujours délicate
dans le domaine scientifique. »
Trinh Xuan Thuan : “ Absolument, c'est
une démarche peu fréquente dans le milieu scientifique et un grand nombre
de mes collègues se limitent à la pure science quand ils se mettent à
l’écriture. Ils estiment que la science n'a rien à dire sur les autres
domaines, position sur laquelle je m'inscris en faux. Je pense qu’au
contraire, la science peut jeter un éclairage sur notre condition humaine
et je suis contre le fait de compartimenter les choses. L'être humain est
un tout, il a besoin de comprendre le fonctionnement de la nature par une
approche scientifique, mais il se pose aussi des questions philosophiques
et spirituelles, et il ressent également des émotions poétiques et
artistiques… Pour quelle raison devrions-nous en écrivant un livre
d'astrophysique nous limiter à la seule science ? Cela dit, je comprends
très bien la réticence de certains de mes collègues : ils ne veulent pas
franchir le seuil de la pure science de peur que leurs propos ne soient
repris et déformés par des personnes ou des sectes voulant pousser telle
ou telle thèse, comme ce qui se passe aux Etats-Unis avec la thèse
créationniste par exemple. Ce qui fait que, dans leurs livres de
vulgarisation, la plupart de mes collègues se contentent de décrire les
phénomènes physiques, un point c'est tout. C'est au lecteur de faire sa
propre interprétation métaphysique. Je ne partage pas ce point de vue.
J'estime que lorsque j’écris, je dois aussi faire passer le message que la
description des phénomènes n'est pas mon seul point d’intérêt. J'attache
également beaucoup d'importance à réfléchir sur le sens de l'univers, sur
notre condition humaine dans cette vaste histoire cosmique. Je veux
également partager avec mes lecteurs les émotions d'un astronome quand il
contemple la beauté et l’harmonie de l’univers. Je veux leur communiquer
ce bonheur que je ressens lorsque je recueille avec mon télescope cette
lumière partie il y a des milliards d'années d’une lointaine galaxie,
avant même que les atomes de mon corps ne soient fabriqués par des
réactions nucléaires au coeur d'une étoile ! Bien entendu, l'intellect
vient après pour analyser les données, mais ce sentiment de connexion
cosmique est de l’ordre de l’émotion. »
LEXNEWS : « Il y a très certainement également un
souci de partage dans votre démarche où vous n'hésitez pas à citer des
oeuvres de Monet ou du poète Whitman... »
Trinh Xuan Thuan : “ C’est un point
très important, car c'est en effet un réel souci de partage qui m'anime.
Très souvent les sciences donnent l'impression au grand public d'être
arides, sévères et ennuyeuses. J'aime à montrer un aspect plus ludique,
plus émotionnel, plus poétique de la science pour la faire partager au
plus grand nombre. »
LEXNEWS : « Quelles sont les difficultés pour
mener une telle entreprise à une époque où les sciences sont de plus en
plus techniques et nécessitent une recherche de plus en plus détaillée ! »
Trinh Xuan Thuan : “ La quête et la
transmission de la connaissance sont au coeur de ma vie professionnelle.
Je partage mon temps de travail en trois domaines : il y a d'abord la
recherche, puis l'enseignement à l'Université de Virginie et enfin la
vulgarisation scientifique. Je me suis moi-même enrichi au contact de ces
différentes activités et je ne suis pas sûr que j'aurais eu les mêmes
satisfactions si j'étais resté enfermé dans une tour d'ivoire à ne faire
que de la recherche. Par mon activité de vulgarisation scientifique, j'ai
eu la chance et le bonheur de rencontrer des personnes de milieux
totalement différents du milieu scientifique, des hommes politiques et
d'affaires, des poètes, des écrivains, des artistes... qui ont
considérablement enrichi ma vision du monde et de l'humanité ainsi que mon
existence. Ces contacts ont renforcé ma vue bouddhiste que nous sommes
tous interdépendants les uns des autres, et que notre bonheur dépend de
celui des autres.
Le défi dans la vulgarisation scientifique est d'exposer la recherche et
la science de manière rigoureuse, mais sans équations mathématiques, dans
un langage simple et poétique, en ayant recours à des métaphores. Le but
est de communiquer au grand public des informations précises qu'un
scientifique ne pourrait contester. Si l'on peut ajouter à cela un aspect
ludique et plaisant, la transmission de l'information est réussie. »
LEXNEWS : « 96% du contenu en masse et en énergie
de l’Univers nous échappe encore totalement. Vous soulignez que les
passages de l’inanimé à l’animé ainsi que de l’instinctif à la conscience
restent un complet mystère pour nous. Cela ne pose-t-il pas des cas de
conscience aigus pour un scientifique au XXI° siècle ? »
Trinh Xuan Thuan : “ Vous avez mis le
point sur les grands problèmes contemporains de la science ! Pour moi, ce
sont plutôt des défis à l'esprit humain que des cas de conscience.
L'univers regorge de mystères. Je pense que l'humain va s'approcher
toujours plus de la vérité ultime sans jamais l'atteindre, surtout si l'on
n’utilise que la science. Pour moi, la mélodie de l'univers restera
toujours secrète. C'est d'ailleurs le titre de mon premier ouvrage. Un
univers dans lequel nous aurions la réponse à tout serait mortellement
ennuyeux ! J'ai choisi l'astrophysique somme sujet de recherche parce que
l'univers regorge de mystères à résoudre… C'est avec humilité que j'aborde
cet inconnu que vous évoquez. Il faut souligner ce miracle de cet univers
qui nous a créés avec une conscience suffisante pour se poser les
questions sur lui et parfois même y répondre. Il ne faut pas oublier que
la Terre n'est qu'un grain de poussière dans le vaste océan cosmique et
pourtant, avec cette petite masse grise entre nos deux oreilles, nous
avons pu déjà comprendre tellement de choses sur cet univers. Il ne faut
pas pour autant perdre l'humilité qui doit toujours accompagner cette
recherche et éviter toute arrogance de la science. La science n'est qu'une
manière parmi d’autres, certes quantitative et puissante, d'appréhender le
monde. Mais la spiritualité, la poésie ou l'art jettent aussi un éclairage
aussi précieux sur la réalité qui nous entoure.»
LEXNEWS : « Vous renouez d'une certaine manière
avec les humanistes de la renaissance. »
Trinh Xuan Thuan : “ Tout à fait !
Vous savez, je suis plein d'admiration pour des personnages de la
Renaissance tels que Léonard de Vinci ou Galilée: ils ne se sont pas
seulement intéressés à et excellés en science, mais également en art,
musique, et philosophie. L'idéal de l'honnête homme me manque beaucoup et
je déplore la spécialisation à outrance qui caractérise notre époque.
J'estime qu’il existe beaucoup trop de spécialistes qui connaissent tout
sur presque rien ! Aux États-Unis, on a tenté de remédier à ce problème de
la spécialisation, en obligeant les étudiants, au cours de leurs deux
premières années d'études supérieures, à s'ouvrir à d'autres disciplines
en prenant des cours dans d’autres domaines que celui dans lequel ils se
spécialiseront pendant les deux dernières années d'université. J’y
contribue en donnant un cours à l'Université de Virginie intitulé «
L'astronomie pour les poètes » destiné à des étudiants non-scientifiques.
Dans ce cours, je leur décris l'univers en termes non mathématiques. Je
leur explique la méthode scientifique et les implications métaphysiques et
philosophiques des découvertes scientifiques. Je pense que nous nous
rendons compte de plus en plus que l'hyperspécialisation peut être
dangereuse et risque de nous faire passer à côté de grandes découvertes.
Relier des domaines qui à première vue peuvent paraître très différents et
totalement déconnectés, peuvent amener à une nouvelle vision du monde et à
approche différente plus riche et plus fructueuse. Vive la
pluridisciplinarité !»
LEXNEWS : « Vous prenez soin régulièrement dans
vos écrits et vos interventions de souligner que le réglage qui a permis
l’émergence de la vie et de la conscience dans l’Univers est d’une
précision effarante ; et en même temps, vous n’hésitez pas à dire qu’il
est impossible de trancher entre un hasard difficile à admettre et une
nécessité invérifiable. »
Trinh Xuan Thuan : “ Pour illustrer la
précision de ce réglage, j'utilise souvent la métaphore d'un archer qui
devrait atteindre la cible de la taille d'un centimètre carré placé à une
dizaine de milliards d'années-lumière, aux confins de l'univers !En
termes de chiffre, c'est de l'ordre de 10 -60… Nous arrivons ainsi au
fameux pari de Pascal. Qui est responsable de ce réglage ? La théorie du
hasard est souvent proposée et, à l'opposé, un principe créateur est
également avancé. Je suis bouddhiste donc je ne parle pas de Dieu, mais
plutôt d'un principe qui aurait réglé les choses dès le commencement de
l'univers. C'est un pari entre le hasard et la nécessité pour reprendre la
fameuse formule du biologiste Jacques Monod. La science ne peut pas
distinguer entre ces deux hypothèses. Certaines théories avancent que
notre univers est parti d'une fluctuation quantique: l'espace était à
l'origine une mousse quantique agitée par d'innombrables fluctuations et
chacune de ces fluctuations s'est gonflée exponentiellement pour devenir
une bulle d'univers comme la nôtre. Notre univers ne serait ainsi qu’une
bulle parmi une infinité d'autres bulles dans un méta-univers. Les
physiciens appellent cet ensemble d’univers-bulles un « multivers ». Dans
ce schéma, tous les univers-bulles auront une combinaison perdante de
constantes physiques (comme la constante de Planck qui détermine la taille
des atomes, la constante de gravité qui détermine la force de gravité,
etc.) et de conditions initiales (la quantité de matière noire, d'énergie
noire, etc.). Ces univers seront vides et stériles, dépourvus de vie et de
conscience, sauf le nôtre où par hasard la combinaison gagnante est
sortie, et nous sommes le « gros lot » en quelque sorte. Il faut savoir
que toutes les propriétés de l'univers dépendent de ses conditions
initiales et d'une quinzaine de constantes physiques. Nous mesurons de
manière extrêmement précise la valeur de ces constantes dans nos
laboratoires, mais nous n'avons, en l'état actuel des lois de la physique,
aucune théorie pour expliquer pourquoi elles ont la valeur qu’elles ont
plutôt qu'une autre.
Pour expliquer le réglage inouï de l’univers pour que la vie et la
conscience émergent, nous nous trouvons devant deux cas de figure
possibles : dans le cas d'un multivers, le hasard fait que, parmi une
infinité d’univers, nous avons eu la combinaison gagnante dans notre
univers, alors que tous les autres univers ont eu une combinaison
perdante. Si vous jouez à la loterie une infinité de fois, vous finirez
par gagner. Par contre, dans le cas d'un seul univers, il est difficile
d'imaginer que le pur hasard pourrait être responsable de ce réglage si
fin. On serait plutôt conduit à un principe créateur. Le principe
anthropique fort (du grec anthropos, « homme ») dit que l'univers tend
vers l'homme. En d'autres termes, les conditions initiales et les
constantes physiques ont été réglées de manière extrêmement précise dès le
début de l’univers afin que les étoiles puissent naître et fassent leur
alchimie nucléaire. Celles-ci fabriquent les éléments lourds nécessaires à
la vie et à la conscience. Le big-bang n'a fabriqué que l'hydrogène et
l’hélium. Et avec ces deux seuls éléments, la complexité ne peut pas se
construire. Les éléments lourds ne forment pourtant que 2 % de la matière
des étoiles, mais sans eux il n’y aurait aucune vie et conscience possible
dans l'univers.
Je parie sur un principe créateur. Pour moi, le multivers n'est qu'une
théorie que les télescopes ne pourront jamais vérifier, car avec ceux-ci
nous pouvons seulement observer notre univers, pas d’autres univers. Or
une théorie qui ne peut pas être vérifiée par l’expérience et
l'observation, c'est de la métaphysique de nouveau ! Nous sommes donc
ramenés à un pari métaphysique pascalien, que nous choisissions l'un ou
l'autre cas de figure.»
LEXNEWS : « La cosmologie moderne interroge
souvent des domaines communs à la théologie. Comment se déroule cette
cohabitation aujourd’hui ? Avec votre expérience, la jugez-vous apaisée
par rapport à l’époque de Galilée ou notez-vous encore des débats qui vont
au-delà de la passion ? »
Trinh Xuan Thuan : Certains de mes
collègues font leur métier de scientifiques pendant la semaine et vont à
l'église le week-end sans jamais relier la cosmologie moderne à la
théologie, du moins en public. Ce sont des « séparationistes » : ils
construisent des cloisons étanches entre ces deux domaines. Mais, il
existe également un courant minoritaire de scientifiques qui essaient
d'instaurer une sorte de dialogue entre la science et la spiritualité,
surtout dans les pays anglo-saxons. En France, à cause de votre tradition
de laïcisme dans l’enseignement, il est beaucoup plus ardu d’instaurer un
tel dialogue. Ainsi, en 2002, j'ai été l'un des membres fondateurs de
l’International Society for Science and Religion, basée à l’université de
Cambridge, en Angleterre. Cette société rassemble quelques centaines de
scientifiques de haut niveau du monde entier (incluant des prix Nobel et
des membres des académies des sciences de divers pays), appartenant à tous
les domaines scientifiques et à des traditions spirituelles variées. Elle
entend favoriser et développer le dialogue entre science et spiritualité.
Il existe donc certainement une ouverture spirituelle chez certains
scientifiques de très haut niveau, universellement reconnus pour la
qualité de leurs travaux par leurs pairs, puisque c’est l’un des critères
pour appartenir à cette société. Il faut noter aussi qu’il existe un vif
intérêt, dans le grand public, pour ce genre de dialogue : le livre que
j’ai coécrit avec le moine bouddhiste Matthieu Ricard, « L’infini dans la
paume de la main », sur les relations entre science et bouddhisme a été un
best-seller dans divers pays.»
LEXNEWS : « L’Univers a presque 14 milliards
d’années depuis le big-bang initial. Quelles contraintes nous empêchent
encore de voir ce feu d’artifice originel dans nos télescopes ? »
Trinh Xuan Thuan : “ En astronomie,
voir loin c’est voir tôt. On peut donc penser qu’en construisant des
télescopes de plus en plus grands, on pourra voir de plus en plus faible,
donc de plus en plus loin et de plus en plus tôt. On pourra ainsi remonter
le temps jusqu’à l’instant originel. Pourtant, ce n’est pas le cas. Nous
ne pourrons jamais remonter le temps avec nos télescopes au-delà de l’an
380 000 après le big bang. Et cela, parce que dans les 380 000 premières
années, l'univers n’était pas transparent, mais complètement opaque. Il
était rempli d’une purée de particules élémentaires : électrons, protons,
noyaux d'hélium… La lumière ne pouvait pas se propager à travers la jungle
des électrons. C’était comme si l’univers était plongé dans un épais
brouillard. L'univers, en se diluant à cause de son expansion, se
refroidit de plus en plus et en se refroidissant, permet à des structures
de plus en plus complexes de se former. Pendant les 380 000 premières
années, la température de l’univers était tellement élevée, les mouvements
des particules élémentaires étaient tellement violents que les atomes
n’avaient aucune chance de se former. Dès que des atomes se forment, ils
s'entrechoquent et sont détruits instantanément. Il faut donc attendre
jusqu’à l’an 380 000 ans pour que l'univers se refroidisse assez pour
permettre la formation des atomes. Une fois formés, ceux-ci emprisonnent
les électrons en leur sein, et la lumière dont la propagation n’est plus
entravée par une multitude d’électrons peut désormais se propager
librement. L’univers devient transparent. La lumière qui nous vient de
cette période constitue ce qu’on appelle le « rayonnement fossile » de
l’univers. Il a été découvert en 1965 et a été étudié en détail par deux
sondes de la NASA, COBE et WMAP. L’observation de ce rayonnement fossile
nous fournit la plus vieille image de l’univers qui puisse être captée
avec un télescope, quand il n’avait que 380 000 ans.
Pour remonter plus loin dans le temps, il nous faut appeler à la rescousse
les accélérateurs de particules, comme le LHC du CERN qui a été remis en
marche il y a quelques mois, à la fin 2009, après une année de panne.
Quand le LHC sera pleinement opérationnel, il pourra atteindre des
énergies égales à celles qui existaient dans l’univers à environ un
milliardième de seconde après le big bang. Nous pourrions donc remonter le
temps jusqu’à une fraction de seconde après l’instant originel. J’attends
avec beaucoup d'impatience les résultats du LHC. »
LEXNEWS : « Pouvez-vous nous expliquer comment
appréhendez-vous l’univers tout d’abord avec votre regard de scientifique
puis votre approche en tant que bouddhiste ? »
Trinh Xuan Thuan : “ En tant que
Vietnamien élevé dans la tradition bouddhiste, je me suis toujours demandé
comment le réel vu par Bouddha il y a 2500 ans, au moment où il a atteint
l’Eveil, comparait avec le réel décrit aujourd’hui par les scientifiques
en ce qui concerne les questions de temps, d'espace, de matière, d'origine
de l’univers... Qu'est-ce que l'Eveil ? C'est l'accès à la connaissance
suprême et Bouddha percevait certainement des vérités qui nous échappent.
Ce questionnement répondait à un désir de cohérence intellectuelle.
Puisque chacun des deux systèmes de pensée, scientifique et bouddhique,
prétend décrire le réel, il me semblait que, s’ils sont tous les deux
cohérents et logiques, ils devaient se rencontrer quelque part.
Mais je ne connaissais pas les textes bouddhiques tibétains anciens du
VIIe siècle et mon questionnement demeurait sans réponse. Ce fut donc un
véritable bonheur pour moi d’avoir rencontré Matthieu Ricard en 1997 lors
de l’université d’été d’Andorre. Matthieu était la personne idéale avec
qui aborder ces questions. Non seulement il avait une formation
scientifique, ayant reçu son doctorat en biologie moléculaire de
l’Institut Pasteur, mais il connaissait bien la philosophie et les textes
bouddhiques, étant devenu moine bouddhiste et vivant a Népal depuis une
trentaine d’années. Nous avons eu de passionnantes conversations dans le
magnifique paysage des Pyrénées d’Andorre. Un livre, L'infini dans la
paume de la main, est né de ces échanges amicaux entre un astrophysicien
oriental né bouddhiste, et un scientifique occidental devenu moine
bouddhiste. A la fin de nos conversations, j'étais très réconforté de voir
que la vision scientifique contemporaine du monde n'entrait pas en
contradiction avec la vision de Bouddha d'il y a 2500 ans. Le bouddhisme
décrit le réel à l’aide de trois concepts fondamentaux. Le premier concept
est celui de l'interdépendance : rien ne peut exister de façon autonome et
être sa propre cause. Un objet ne peut être défini qu’en termes d’autres
objets, et n’exister qu’en relation avec d’autres entités. L’astrophysique
moderne nous dit que nous sommes tous interdépendants parce nous
partageons tous la même généalogie cosmique : nous avons des ancêtres
communs qui sont les étoiles et nous sommes donc les cousins des
coquelicots des champs et les frères des bêtes sauvages !
Le deuxième concept fondamental du bouddhisme est l’impermanence: tout
évolue, tout change, tout bouge à chaque instant. Ce concept de changement
perpétuel et omniprésent rejoint ce que dit la cosmologie moderne.
L’immuabilité aristotélicienne des cieux et l’univers statique de Newton
ne sont plus. Avec la théorie du big bang, l’univers a un commencement, un
passé, un présent et un futur. Toutes les structures de l’univers –
planètes, étoiles, galaxies ou amas de galaxies – sont en mouvement
perpétuel et participent à un immense ballet cosmique. Au moment même où
nous sommes en train de parler, la Terre tourne à 30 km/s autour du
Soleil, le soleil nous entraîne à 230 km/s autour de la Voie lactée et la
Voie lactée tombe vers Andromède à 90 km/s ! Les sens sont très trompeurs
comme disait Bouddha et nos yeux ne perçoivent pas tout ce qui se passe.
Cela est très différent de la pensée d'Aristote qui estimait que seules la
Lune et la Terre changeaient parce qu'elles étaient du domaine de
l’imparfait alors que le ciel lui ne changeait pas du fait de sa
perfection. Or, cette pensée a prédominé pendant près de 20 siècles en
Occident.
La vacuité est le troisième concept fondamental du bouddhisme. Elle ne
signifie pas le néant, mais l’absence d’existence propre. La physique
quantique nous tient un langage étonnamment similaire en ce qui concerne
la nature de la lumière. Celle-ci n’est pas intrinsèque, mais peut changer
par l’interaction entre l’observateur et l’objet observé. La lumière est
onde quand on ne l’observe pas, mais dès qu’il y a mesure ou observation,
elle prend l’aspect d’une particule. Etant à la fois onde et particule,
elle ne possède pas d’existence intrinsèque.
La science et le bouddhisme ont donc des vues convergentes du réel. Mais
il ne faut pas oublier que le but ultime respectif de la science et du
bouddhisme n’est pas le même. La science s’arrête à l’étude et à
l’interprétation des phénomènes, alors que pour le bouddhisme le but est
thérapeutique. En appréhendant la vraie nature du monde physique, nous
pouvons nous libérer de la souffrance engendrée par notre attachement
erroné à la réalité apparente du monde extérieur et progresser dans la
voie de l’Eveil.»
LEXNEWS : «Merci
Trinh Xuan Thuan pour ce généreux témoignage. Votre vision à la fois
scientifique et poétique de ce qui constitue votre vie et notre vie va
sans nul doute nous conduire à lever un peu plus notre regard vers notre
voûte céleste !"
Un petit mot de Trinh Xuan Thuan tout
spécialement pour nos lecteurs !
Communiqué
du site coordinateur de l'Année Mondiale de l'Astronomie en France
Le but de l'Année Mondiale de
l'Astronomie est d'aider les citoyens du monde à redécouvrir leur place dans
l'univers par l'observation du ciel, de jour et de nuit, et faire sentir à
chacun l'émerveillement de la découverte. Tous les humains devraient
réaliser l'impact de l'astronomie et des sciences de base dans nos vies
quotidiennes, et mieux comprendre comment la connaissance scientifique peut
contribuer à une société plus équitable et plus paisible.
L'Année Mondiale de l'Astronomie 2009 (AMA09) est une célébration globale de
l'astronomie et de ses contributions à la société et à la culture, motivée
par le 400ème anniversaire de la première utilisation de la lunette
astronomique par Galilée. L'objectif d'AMA09 est de stimuler l'intérêt du
public, particulièrement parmi les jeunes, pour l'astronomie et la science
sous le thème central "l'Univers, découvrez ses mystères". Les événements et
les activités d'AMA09 favoriseront une plus grande appréciation de
l'inspiration qu'apporte l'astronomie, une ressource de valeur inestimable
partagée par toutes les nations.
En France, plus de 300 projets ont été labellisés : animations, festivals,
observations, conférences, expositions, théâtre, publications, ... Nous vous
invitons à parcourir notre site pour retrouver la liste des projets AMA09,
classés par régions.
Les Nations Unies et l'UNESCO
ont déclaré l'année 2009, Année Mondiale de l'Astronomie, suivant la
proposition de l'Union Astronomique Internationale (UAI). L'UAI coordonne
les manifestations correspondantes, relayée au niveau national par un comité
de pilotage constitué de chercheurs de la discipline.
Près de cent vingt pays participent à l'organisation de l'Année Mondiale de
l'Astronomie en 2009 !!! Un très grand enthousiasme anime tous les amoureux
du ciel.
Les projets développés dans le cadre de IYA2009 permettront aux astronomes
professionnels de tous les pays membres de l'UAI de renforcer les
collaborations scientifiques et de partager les connaissances, les bases de
données et les télescopes. À travers les nombreuses activités proposées, le
public pourra lui aussi accéder aux dernières découvertes, interroger les
astrophysiciens et observer en direct les astres les plus fascinants des
deux hémisphères.
Plus en savoir plus sur les activités mondiales, visiter le site
international IYA2009 (en anglais).
Entré au Centre National de la Recherche Scientifique en 1956, Yves COPPENS
va s'intéresser à des périodes anciennes et des pays lointains, en
l'occurrence les limites du Tertiaire et du Quaternaire dans les régions
tropicales de l'Ancien Monde.
Il monte, en effet, à partir de 1960, d'importantes expéditions, d'abord
seul, au Tchad, puis en collaboration internationale en Éthiopie (vallée de
l'Omo et bassin de l'Afar) ainsi que des missions exploratoires en Algérie,
en Tunisie, en Mauritanie, en Indonésie et aux Philippines.
Les récoltes réalisées par ces campagnes sont impressionnantes en ce qui
concerne la quantité de fossiles (des dizaines de tonnes) mais aussi le
nombre des restes d'Hommes fossiles recueillis (près de 700) ; les résultats
de leur étude seront tout aussi fascinants.
C'est toute l'histoire des dix derniers millions d'années qui s'éclaire ;
une hypothèse propose une explication environnementale de la séparation
Hominidae Panidae (il y a 8 millions d'années) (Coppens, 1983).
Du côté oriental, les Hominidae se seraient développés en passant par un
stade pré-Australopithèque (Coppens, 1981), illustré notamment par les très
belles découvertes de l'Afar éthiopien, puis par un stade Australopithèque,
premier tailleur de la pierre (Coppens, 1975), et enfin par le stade Homme,
apparu, lui aussi, sous la pression sélective d'une seconde crise
climatique, il y a 3 millions d'années (Coppens, 1975) ; ces 3 stades
s'enchaînant en cyme ou en épi, chacun se trouvant, à la base, à l'origine
du suivant, mais n'en développant pas moins ensuite sa propre lignée de
manière originale et indépendante (Coppens, 1975).
Enfin, plus récemment, Yves Coppens a aussi montré, en s'appuyant sur les
vitesses différentielles d'évolution de la biologie et de la technologie,
comment l'acquis peu à peu avait prévalu sur l'inné et pourquoi, depuis
100.000 ans, l'évolution de l'Homme s'était ralentie puis arrêtée (Coppens
1982, 1988).
Pendant ces années, Yves Coppens a gravi les premiers échelons du CNRS avant
d'être appelé, en 1969, à la sous direction du Musée de l'Homme, fonction
liée alors au titre de Maître de Conférences au Muséum National d'Histoire
Naturelle.
Nommé Directeur et Professeur au Muséum en 1980, il ne devait honorer ces
nouvelles fonctions que trois ans,
Elu titulaire de la Chaire de Paléoanthropologie et Préhistoire du Collège
de France en 1983.
Présent dans de nombreuses instances nationales et internationales gérant
les disciplines de sa compétence, Yves Coppens dirige en outre un
laboratoire associé au Centre National de la Recherche Scientifique, le
Centre de Recherches Anthropologiques - Musée de l'Homme et deux collections
d'ouvrages du CNRS, les Cahiers de Paléoanthropologie et les Travaux de
Paléoanthropologie est-africaine.
Membre de l'Académie des Sciences, de l'Académie nationale de Médecine, de
l'Academia Europaea
Associé de l'Académie royale des Sciences, des Lettres et des Beaux Arts de
Belgique
Correspondant de l'Académie royale de Médecine de Belgique
Honorary fellow du Royal Anthropological Institute of Great Britain and
Ireland
Foreign associate de la Royal Society d'Afrique du Sud
Docteur honoris causa des Universités de Bologne, de Liège et de Chicago.
(éléments biographiques du Collège de France)
________
Qui ne connaît pas
Yves Coppens, le grand scientifique qui a su faire de la paléontologie
humaine une discipline connue du grand public grâce à des découvertes
inoubliables, la fameuse Lucy entre autres, mais aussi grâce à un travail de
diffusion d'une information jusqu'alors élitiste et réservée à des
spécialistes de la question. Qu'il s'agisse des nombreuses conférences qu'il
donne, des cours qu'il dispense ou des conseils scientifiques apportés à la
réalisation des documentaires tels "L'Odyssée de l'Espèce" ou récemment sa
suite "Le Sacre de l'Homme", Yves COPPENS a non seulement une soif de
connaissances mais également une soif d'instruire remarquable, la présente
interview accordée à notre Revue en est la preuve !
LEXNEWS : « Il semble que votre Bretagne natale ait fortement influencé
votre future vocation. Pouvez-vous nous rappeler ces premières années
souvent déterminantes pour le caractère du futur adulte ? »
Yves COPPENS :
« J'ai en effet vécu mes toutes premières années d'enfance en Bretagne où je
suis né. Après un court séjour à Paris de quelques années, je suis retourné
en Bretagne pour suivre mon cursus secondaire. J'y ai donc vécu un grand
nombre d'années, puisque cela fait en tout 14 années de mon enfance et j’y
ferai même mes premières années d'enseignement supérieur à l'université de
Rennes avant de revenir en thèse à la Sorbonne. J'ai été très attiré très
tôt par les choses anciennes. Cela ne signifie pas que je me réfugiais dans
le passé, mais que, probablement, surtout à mon petit âge, je devais faire
preuve d’un imaginaire important comme de nombreux enfants. J'ai en effet
pensé que la rencontre fréquente de grosses pierres, que ce soit des
menhirs, des dolmens ou des alignements comme cela arrive souvent dans les
paysages bretons notamment du Morbihan où j'ai beaucoup circulé, a joué sur
cette attirance. Comme mes parents ont bien voulu admettre que cette
attirance était intéressante en soi et devait être entretenue, j'ai été tout
de suite très déterminé et cette détermination n'a d'ailleurs pas changé !
J'ai donc eu un itinéraire absolument rectiligne, ce qui m’a conduit à
pouvoir faire ce que je voulais faire dés le plus jeune âge. J'ai des
souvenirs de collection de fossiles d’invertébrés de 100 ou 150 millions
d'années qui coexistaient avec des pièces de monnaie de 200 ou 300 ans !
Tout cela mêlé parce que le passé était pour moi le passé quel que soit son
âge… Ces souvenirs remontent entre 39 et 41 ans et comme je suis né en 1934,
cela vous donne une idée de ces débuts. Cela a occupé une grande place dans
mes rêves… »
LEXNEWS : « Dés la fin des années 50, vous entrez au CNRS à l’âge plutôt
précoce de 22 ans et votre regard se porte vers le quaternaire et le
tertiaire. Pour quelles raisons ? »
Yves COPPENS :
« Oui, c'est toujours un peu la même chose. J'étais très attiré par l'homme
et la paléontologie humaine ainsi que par la Préhistoire. Il a fallu que je
passe par les études adéquates, à savoir l'étude sur le terrain du
contenant, c'est-à-dire de la géologie et des sédiments, et en même temps,
du contenu qui est en grande partie composée de restes de faune et de
manière moindre de restes de flore ou de restes encore plus réduits de
préhumains et d'outillage. Pour pouvoir aborder l'homme et ses outillages,
il me fallait d'abord maîtriser la géologie, la paléozoologie et la
paléobotanique, avant d'aborder la paléontologie humaine. J'ai ainsi
poursuivi des études à l'université qui couvraient tous ces champs, cela a
eu comme conséquence immédiate de me donner une certaine autonomie sur le
terrain. Je peux en effet me débrouiller tout seul avant que ne viennent les
spécialistes dont je peux avoir besoin. Ces études m'ont conduit à
m'intéresser à l'homme bien évidemment, mais aussi à son environnement. Si
je dis que l'homme m'intéresse avant tout, c'est parce que bien que
confronté à des recherches en paléontologie animale ou en paléontologie
végétale, j'ai gardé un intérêt tout à fait particulier pour la
paléontologie humaine. Finalement, au CNRS, j'ai d'abord, de façon amusante,
dépendu des sciences de l'univers avant de passer aux sciences de l'homme et
de la société. Ma première chaire a été une chaire d'anthropologie au Muséum
et, la deuxième, ici au collège de France, de paléoanthropologie et
Préhistoire. Je suis ainsi bien retombé sur mes pieds en étudiant l'homme
après avoir étudié bien des animaux accompagnant l'homme dans son long
parcours ! »
LEXNEWS : « S'agissait-il des débuts de ces laboratoires de recherche
consacrés à ces disciplines ? »
Yves COPPENS :
« Oui, dans une certaine mesure. J'ai suivi à la Sorbonne, lorsque je suis
passé en thèse, les cours de Jean PIVETOT et il avait écrit à ce moment-là,
c'est-à-dire en 57, un traité de paléontologie humaine. Alors qu'il avait
écrit un traité de paléontologie avec plusieurs auteurs, il avait traité par
contre tout seul de l'homme. Si l'on reprenait ce traité aujourd'hui, il
serait pratiquement à refaire en totalité. Il y a eu en effet un renouveau
probablement dû à un intérêt nouveau pour ces sciences par un public plus
averti grâce à des grandes revues et à des grands scientifiques qui ont
accepté de répondre à leurs attentes. »
LEXNEWS : « 1974 marque évidemment une étape majeure dans votre parcours de
chercheur. La découverte d’Australopithecus Afarensis fera entrer le
prénom Lucy dans notre mémoire collective… »
Yves COPPENS :
« On a oublié, et c'est dommage, que j'avais déjà trouvé Tchadanthrope
en 1961, un fossile fameux à cette époque mais qui a vite été oublié !
J’avais également trouvé un australopithèque, australopithecus
ethiopicus, qui en 1967 était alors le plus ancien. Lucy avait donc
bien été précédée ! Mais ces découvertes ont un petit peu disparu à son
profit. Lucy est en effet arrivée en 1974. Je travaillais déjà dans le sud
de l'Éthiopie depuis 1967, je connaissais donc déjà ce pays et ses fossiles.
Un collègue qui faisait sa thèse de géologie sur le bassin du fleuve lawash
m'a apporté quelques ossements qu'il avait trouvés dans cette région.
J'étais à ce moment-là au Musée de l'homme et j'ai donc déterminé ces
ossements en lui précisant que cela avait -2 millions d'années sinon trois.
J'ai alors pensé que cela serait bien de mettre sur pied une expédition pour
aller voir de plus près ces terrains. Il a trouvé cela intéressant et il a
mis lui-même cette expédition sur pied qui a démarré en 1972. À cette époque
nous étions quatre, deux Américains et deux Français. Un des Américains nous
a quitté. Nous avons alors mené à trois cette première grande opération de
l’Afar entre 1972 et 1977. En 1972 nous avons trouvé beaucoup de restes
d'animaux mais aucun reste d'hominidés. Dés 1973, nous avons fait les
premières découvertes. Nous avons en effet trouvé un morceau de temporal et
une articulation entre un morceau de fémur et un morceau de tibia que
j'avais appelé le genou de Claire ! Et Claire a eu son petit temps de gloire
jusqu'à ce que l'année suivante, évidemment, nous découvrions Lucy. Elle a
bien sûr totalement éclipsé la malheureuse Claire dont nous n'avions que le
genou. Le genou de Lucy est d'ailleurs très comparable à celui de Claire, ce
sont des personnages très proches. Lucy a bien entendu été une découverte
très importante même si cela a pris un peu de temps. Je veux dire par là que
les premiers morceaux ont été trouvés par deux jeunes gens sous notre
autorité. Nous étions tous les trois, Taïeb, Johanson et moi-même
co-directeurs de l'expédition et nous avions convenu de signer tous
ensembles nos découvertes en respectant l'ordre de la découverte. Nous avons
bien réalisé qu'il s'agissait d’hominidés et nous avons apposé un nom de
catalogue AL.288, c'était le numéro du site. À partir de là, nous nous
sommes rendus beaucoup plus nombreux sur ce site, nous avons beaucoup tamisé
et nous avons découvert beaucoup de restes osseux, des centaines ! Nous nous
sommes aperçus que l'humérus droit était tout seul, c'était la même chose
concernant l’humérus gauche et le tibia gauche. Nous nous sommes dits que
plutôt que de parler de restes d'hominidés il fallait plutôt parler de
restes d'un seul hominidé. Cela devenait bien sûr tout de suite plus
important. Nous avons ensuite trouvé le bassin, il s'agissait d'un bassin
très féminin comparé au bassin des humains d'aujourd'hui. Et donc tout cela
est devenu restes d'une hominidé. Et comme le soir nous marquions les
fossiles à l'encre de Chine avec un petit coup de vernis par-dessus, ce qui
n'était pas le travail le plus drôle de la mission, nous écoutions de la
musique et parmi les cassettes que nous avions « Lucy in the sky » est
arrivé au bon moment ! AL288 était ainsi devenue Lucy, ce qui était beaucoup
plus joli… C'est une découverte qui nous a donc enthousiasmé à la longue et
non pas immédiatement. Nous étions bien sûr contents mais c'est surtout au
fil des jours qu'elle a pris de l'importance et est devenue ce petit
personnage qui a fait le tour du monde ! »
LEXNEWS : « Que retenez vous d’essentiel lorsque vous présentez l’apport de
la pensée de Darwin à votre discipline et à l’origine de notre humanité en
général ? »
Yves COPPENS :
« Darwin est venu au bout d'une longue chaîne de chercheurs français comme
Buffon et Lamarck ou anglais comme Wallace. L'idée de base est que les êtres
vivants représentent des filiations c'est-à-dire qu'il y a transformation,
Lamarck appelait cela le transformisme, pour passer dans le long temps d'un
être à l'autre. Il ne s’agissait pas de créations successives de formes
déterminées mais au contraire des successions sous la forme de phylogénie,
c'est-à-dire de généalogie. La généalogie se fait avec des individus et la
phylogénie avec des espèces. C'était bien sûr très important et très
nouveau. Cela voulait dire que tous les êtres vivants de la Terre, qu'ils
soient humains, animaux ou végétaux descendaient tous d'un même grand
ancêtre commun et que cette diversification avait épousé des quantités de
branches variées. Tous les êtres vivants de la Terre depuis 4 milliards
d'années étaient parents ! C'est déjà une première donnée tout à fait
révolutionnaire. Ensuite, l'idée de Darwin pour expliquer le mécanisme de
l'évolution était celle de la sélection naturelle. La transformation des
êtres se fait sous la pression de la transformation de l'environnement, ce
qui est toujours vrai selon moi. Et c'est un fait encore plus important à
rappeler en ce moment où l'environnement nous fait poser des questions. La
où cela ne fonctionne plus c'est lorsque Darwin dit que cette évolution
s'est faite au hasard et au gré de la pression environnementale. Je ne crois
pas que cela soit ainsi. La génétique et la biologie moléculaire ont
confirmé cela en montrant que la transformation par mutation était une
transformation aléatoire et que la sélection naturelle agissait dans un
second temps. Mais lorsque vous travailler sur le terrain, et que vous
constatez que toutes les bêtes soumises à un changement climatique
s'adaptent merveilleusement à ces transformations dans le bon sens, il est
alors difficile de croire que, par hasard, elle aient eu toutes au bon
moment la bonne mutation pour évoluer dans la même direction. Pour rallier
les deux hypothèses, on a imaginé l'idée de mutations aléatoires mais avec
un conservatisme dans la cellule des mutations en question. Dans ce cas de
figure, à l’occasion d'une nécessité adaptative, la cellule pourrait puiser
dans un éventail de mutations et la pression sélective de l'environnement se
ferait de manière tout à fait adéquate. Voilà où j'en suis, Darwin garde
incontestablement sa place, il ne faut pas oublier qu'il il a écrit cela il
y a plus de 150 ans et bien sûr les sciences biologiques ont fait des
progrès depuis.»
LEXNEWS : « souhaitez-vous vous exprimer sur ces mouvements idéologiques qui
remettent en cause le darwinisme ? »
Yves COPPENS :
« Le créationnisme est une croyance, une foi et il n'y a pas de débat
possible entre la science qui est le doute par excellence, l'humilité et la
mise à l'épreuve critique des interprétations de ses données et le
créationnisme qui impose une vue. Nous n'avons ainsi aucune discussion
possible. Bien sûr, ces mouvements essayent de faire passer leurs messages
sous couvert de raisonnement scientifique. Cela étant dit, je ne suis pas un
missionnaire. Je raconte ce que j'ai vu et ce que je crois, je raconte
également la manière de pouvoir interpréter ce que j'ai trouvé et ce qu'ont
trouvé mes collègues, si l'on est un enthousiaste comme je le suis, c'est
bien ! Si l'on me suit dans mes conclusions, c'est également bien ! Et si
l'on ne me suit pas du tout cela m'est égal ! Certaines personnes autour de
moi s'inquiètent beaucoup de cela, mais pourquoi s'inquiéter après tout, ces
personnes ont le droit de croire à autre chose... Mon père était physicien
et il me disait : « L'ennui dans ton métier c’est que tu n'as pas la notion
de temps en laboratoire et donc tu ne peux pas expérimenter et voir si
l'évolution a vraiment fonctionné ainsi. », ce qui est vrai. Mais, j'avais
une réponse : les fossiles sont au rendez-vous ! À partir du moment où vous
dessinez des arbres phylétiques et que vous dites que les choses se sont
faites dans le sens de telle ou telle filiation ou de telles phylogénie ou
transformation, vous allez ensuite sur le terrain et ce qui est annoncé est
trouvé. Les fossiles sont là où on les attend ce qui est tout de même mieux
qu'un début de démonstration. Nous n'avons jamais trouvé d'hommes à moins de
3 millions d'années, ni de préhumains à moins de 15 millions d'années ni de
mammifères antérieurs à 200 millions d'années et d'invertébrés antérieurs à
700-800 millions d'années, pas plus que de vie antérieure à 4 milliards
d'années ! Cela a forcément un sens. ».
LEXNEWS : « Vous avez récemment abandonné votre théorie de « l’ East
Side Story », pouvez vous nous expliquer pour quelles raisons et comment
un chercheur de votre qualité rebondit dans cette situation quant à ses
travaux en cours ? »
Yves COPPENS :
« J'avais proposé cette hypothèse en 1982, de manière abrupte d'ailleurs. Je
me trouvais dans un colloque que j'avais organisé à Rome. Il y avait là à la
fois des paléontologues et des biologistes moléculaires. Nous participions à
ce colloque avec l'idée que l'origine de l'homme était tropicale, ce qui est
toujours vrai, et qu'elle était largement afro-asiatique, donc répartis sur
les tropiques à la fois de l'Asie et de l'Afrique et avec l'idée que les
premiers préhumains avaient autour de 15 millions d'années. Les
molécularistes étaient arrivés avec cette idée que la division des grands
singes et des hommes ne remontait pas à plus de 3 millions d'années,
certains parlaient même d'1.5 million d'années, et soutenaient que c'était
uniquement sur le territoire africain qu'il fallait rechercher cette
origine. Après huit jours de débats très sérieux, nous sommes sortis avec un
compromis, que j'avais nommé le « compromis préhistorique », selon lequel
les hominidés étaient bien nés en Afrique et en Afrique seulement, qu'ils
s'étaient séparés des grands singes africains à ce moment-là, que l'histoire
asiatique avec les Ramapithèques, les
Sivapithèques et Orangs-outangs était une autre histoire qui ne nous
concernait pas d'une certaine manière. Il fallait alors chercher aux
alentours de 7 à 8 millions d'années. Lors d'une des soirées de ce colloque
devant une carte de l'ancien monde, je me suis dit c'est évident : on ne
peut plus réfléchir qu’en terme d'Afrique. Toutes les découvertes de
préhumains ont été faites depuis les années 60 au Kenya, en Éthiopie, en
Tanzanie. Tous les grands singes africains, gorilles ou chimpanzés
apparaissent dans cette forêt qui est autour du golfe de Guinée et il se
trouve justement qu'entre les deux territoires, il y a une ligne de fracture
idéale, qui s'appelle la Rift Valley, et qui est jalonnée de lacs comme un
grand pointillé, et surtout cette ligne est surplombée par une ligne de
crête sur au moins 700 km avec des hauteurs de 1500 à 5000 mètres. Regardant
cela d'un peu plus près, j'ai vu que les géologues qui ne s'occupaient pas
du tout de paléontologie humaine disaient que cette surrection de montagnes,
cette orogenèse, était apparue autour de 8 millions d'années, ce qui faisait
beaucoup de coïncidence ! Cela donnait ainsi un ancêtre commun qui se
trouvait partout dans la forêt, aussi bien à l'Est qu'à l'Ouest, et qui à 8
millions d'années se trouvait séparé malgré lui par cette rift et subissait
ainsi les effets de cette cassure. D'un côté, il était vers l'ouest dans la
forêt qui demeurait et à l'est il se trouvait dans la forêt qui se
dégradait. Cela tombait bien puisque nous retrouvions à l'Ouest les
chimpanzés, les bonobos et les gorilles et vers l'est nous trouvions les
hominidés sans aucun reste de pré-chimpanzés ou de pré-gorilles. Nous avions
là une véritable division de l'histoire que j'avais appelée la ligne de
séparation des os ! De façon plus sérieuse, je trouvais très jolie
l'expression East Side Story, d’autant plus que je devais enseigner à
New York, ce que j'ai fait l'année suivante ! C'était une manière simple
d'expliquer quelque chose qui était un peu plus compliqué. J'ai proposé
cette hypothèse dès ce colloque et c'était une présentation qui a séduit
d'ailleurs mes collègues à ce moment-là. Il y a eu en effet peu de
résistance par ce que cela paraissait évident. J'en étais là lorsque Michel
BRUNET est parti au Tchad, sur mes pas d'ailleurs, j'avais travaillé au
Tchad entre 1960 et 1966. Il est parti sur les sites sur lesquels j'avais
travaillé. J'avais à l'époque trouvé un fossile humain qui n'était pas très
ancien, un petit million d'années, tandis que lui a trouvé d'abord Abel, 3,5
millions d’années en 1994, il m'a d'ailleurs gentiment associé à la
description de ce fossile, un australopithèque et un autre préhumain qui a
au moins 7 millions d'années, à savoir Toumaï, sahelanthropus
tchadensis. Avec des préhumains, anciens et même les plus anciens au
centre de l'Afrique, la division Est/Ouest ne pouvait plus convenir à elle
seule et c’est en effet pour ses raisons que j’ai abandonné cette idée. En
fait cela n'est pas tout à fait vrai car la Rift Valley est une réalité, la
montée de cette muraille à partir de 8 millions d'années est également une
réalité, la division des grands singes africains et des préhumains à 8
millions d'années en est une autre, ce qui fait tout de même beaucoup de
choses qui restent en place. Avec Michel Brunet, nous avons commencé à
regarder les différents mammifères pour voir qui passaient la Rift et quand
car finalement cette rift a pu fonctionner comme une muraille, comme un
filtre ou comme une passoire selon les endroits, les groupes géologiques et
les époques ! Cette surélévation s'est probablement faite sur quelques
centaines de milliers d'années voir plus pour certains endroits. Cela est
assez rapide à l'échelle géologique. Nous constatons des environnements
forestiers à l'est et à partir de 8 millions d'années, nous avons une
xérification, c'est-à-dire un assèchement de l'ensemble de l'Afrique de
l'Est à la suite de l'élévation de cette muraille. Je pense qu'il y a encore
quelque chose à en sortir à l'avenir. Nous avons par exemple étudié les
cochons. Ces derniers ont l'air de passer sans problème par cette muraille.
Les anthracothères, des bêtes un peu particulières qui ne sont pas éloignées
des hippopotames actuels, ne sont qu'à l'Ouest. Vous voyez que la Rift est
un filtre plus compliqué que je ne l'avais envisagé initialement. »
LEXNEWS : « Que pensez-vous de l’Homo floresiensis, l'homme de
Flores, qui a provoqué un certain débat du fait de sa petite taille 1,06
mètre ? »
Yves COPPENS :
« Je trouve en fait très triste qu'il y ait un débat. Pour des personnes qui
ont fait de la paléontologie générale comme c'est mon cas, cela ne fait pas
de doute même si je ne devrais pas dire cela car cela ne fait pas
scientifique ! Depuis toujours, c'est-à-dire depuis des centaines d'années,
nous savons que certains groupes de vertébrés, et notamment mammifères,
réduisent leur taille quand ils deviennent insulaires. C'est le cas des
probocidiens, c'est-à-dire des éléphants, c'est le cas des hippopotamidés,
des bovidés, de certains édentés et de certains primates. Ceci a été
abondamment vérifié, partout, aussi bien dans les Antilles que dans les îles
de la Méditerranée, en Philippine ou dans les îles japonaises. Cela n’a posé
d'ailleurs de problème à personne : on dit que c’est hormonal, même si l'on
ne connaît pas bien le processus qui aboutit à cet réduction de taille. Mais
cette réduction est bien sûr due à la réduction de la surface alimentaire
des îles, cela va de soi, à l'appauvrissement de l'écosystème et à la
décroissance du nombre de prédateurs. Tous ces paramètres ont fait que, à
l'image des éléphants en Méditerranée ou des stégodontes en Indonésie, ces
animaux se sont retrouvés avec des tailles inférieures au mètre alors même
qu'ils atteignaient 4 à 5 mètres au garrot sur le continent. Il n'y a jamais
eu de contradiction sur ce fait et tout allait très bien jusqu'à ce que l'on
trouve un bonhomme qui a subi le même poids de l'environnement, c'est
vraiment un déterminisme environnemental par excellence et tout d'un coup
cela fait problème ! Je vais vous dire : lorsque l'on a trouvé le premier
Neandertal, on a dit que c'était un cas pathologique, puis on en a trouvé un
second et l'on a dit qu'il était aussi malade et ainsi de suite jusqu'à ce
que l'on admette qu'il y avait bien une forme particulière de l'humanité. De
la même manière, lorsque l'on a trouvé
l'homme de
Pékin, il a été admis parce que c'était dans les années 20 et qu'il y
avait déjà eu quelque progrès à ce moment-là mais lorsque l'on a trouvé des
pierres à ses côtés il a alors été dit si l'homme de Pékin est bien un
fossile, il est incapable de faire ces outils et il y a forcément un homme
moderne qui a fait cela à côté ! Dans le cas que vous évoquez, il se passe
exactement la même chose. On a d'abord dit que c'était un cas pathologique
et ensuite on en a trouvé plusieurs autres (9 à l’heure actuelle). Il n'y a
qu'un crâne malheureusement, mais il y a des restes de neuf individus et
l'on a trouvé d'autre part des pierres taillées que l'on ne veut pas lui
attribuer, de même que le feu qui était à ses côtés et que l'on a attribué à
des hommes plus modernes et certainement beaux... Cela me paraît une redite
de l'histoire des sciences dans lesquelles on s'était pourtant fourvoyé.
Nous pensions que tout cela était du passé et pas du tout ! Nous sommes de
nouveau dans le bourbier… Mon opinion, pour le moment, est que l'homme de
Flores, que l'on nomme floresiensis, est un Homoerectus
arrivé de Java et qui a réduit sa taille comme le petit stégodonte qui
l'accompagne pour des raisons de pressions environnementales et c'est bel et
bien lui qui a fait le feu ainsi que son outillage. C'est donc ainsi une
réduction, si je puis dire, de l'Homoerectus dans un
environnement isolé tout à fait particulier. »
Homo erectus (homme de Pékin) - Australopithèque boisei
Tanzanie
LEXNEWS : « Quelle datation peut-on retenir ? »
Yves COPPENS :
« En fait, les premiers outils de Flores remontent à 800 000 ans donc il a
pu passer de Java à Flores à ce moment là, et le petit personnage découvert
n'aurait que 15 à 18 000 ans, ce qui veut dire qu'il est très près de nous
et bien sûr cela aussi nous trouble beaucoup. Cela veut dire qu'une humanité
bien différente née de l'Homo erectus a coexisté ici avec l'Homo
sapiens pendant des millénaires sans que l'un prenne connaissance de
l'autre et réciproquement. Et quand l’Homo sapiens est passé sur
l'île, il a provoqué l'extinction de l'homme de Flores comme il l'avait fait
pour Neandertal. Je pense que l'on a beaucoup de peine à admettre des hommes
fossiles qui ne soient pas « beaux ». C’est là une vieille réticence. Le
fait de prendre conscience qu'un homme si proche de nous ait pu subir
lui-même l'influence de l'environnement alors que notre monde moderne se
pense conquérant de l'environnement, là aussi, cela gêne considérablement.
C'est plus psychologique et philosophique que scientifique. Si c'était un
papillon ou un autre mammifère, cela n'aurait pas les mêmes incidences.»
LEXNEWS : « Quels enseignements nous apportent l’analyse du squelette très
complet de Selam, un fossile appartenant à l’espèce Australopithecus
afarensis, dans le nord-est de l’Ethiopie, juste en face du site que
vous connaissez si bien de Lucy ? »
Yves COPPENS :
« Je vais ici me vanter ! C'est une découverte agréable parce que on ne l'a
pas cherché et qu’il a été trouvé ! Je tiens tout d'abord à préciser, parce
que cela m'importe, que Zeresenay Alemseged
est un jeune Éthiopien qui a fait sa thèse avec moi, il l'a passée en 1998
et des 1999 il obtenait un permis de son pays pour aller travailler de
l'autre côté du fleuve Awash, donc de l'autre côté du site de Lucy, et il a
trouvé ce petit personnage. C'est en effet un Australopithecus afarensis,
de la même espèce que Lucy, de 3-4 ans apparemment, peut-être de sexe
féminin. Cette découverte est intéressante parce que ce petit, malgré son
âge, montre à la fois que le corps est redressé, que la bipédie est bien
présente mais que l'arboricolisme est également bien présent. La bipédie est
révélée par les membres inférieurs et l'arboricolisme par les membres
supérieurs. Cela venait conforter ce que nous avions proposé dès la fin des
années 70 et qui donnait lieu à des débats assez violents. C'est d'ailleurs
grâce à des jeunes femmes qui étaient en thèse dans mon labo et qui ont bien
perçu tout de suite l'anatomie de Lucy et ce qu'elle signifiait en termes
fonctionnels. Nous avons avec Selam un squelette assez complet. Certains
éléments sont acquis mais n'ont pas encore été préparés parce qu'il s'agit
d'os très fragiles. Je salue d'ailleurs la patience d’Alemsegedqui a trouvé les premiers éléments en 2000 et n'a publié qu'en 2006
! »
LEXNEWS : « Les néophytes que nous sommes s’interrogent souvent sur
l’immense travail qui vous occupe non seulement dans la recherche et les
fouilles des préhominidés, mais également dans le travail non moins
considérable de traitement et d’analyses de vos découvertes. Pouvez vous
nous indiquer la journée « typique » d’une fouille sur le terrain et une
journée traditionnelle de recherches en laboratoire sur les échantillons
rapportés ? »
Yves COPPENS :
« Oui, bien sûr ! Sur le terrain, la recherche est d'abord une recherche de
prospection. Cette prospection peut être géologique c'est-à-dire trouver des
terrains sédimentaires adéquats. Elle peut être faite d'avion, car les
bassins sédimentaires se lisent bien en altitude et leurs âges apparaissent
grâce aux degrés d'érosion. Nous pouvons donc du ciel avoir une première
approche. Ensuite, au sol, la recherche passe par la compréhension de la
structure du bassin sédimentaire. Les couches peuvent en effet se superposer
simplement mais vous pouvez aussi avoir un bassin dans lequel les couches,
initialement superposées, ont pu subir des mouvements tectoniques variés.
Vous pouvez même avoir des charriages : le dépôt le plus récent peut se
trouver en dessous ! Il s'agit donc de comprendre la stratigraphie avant de
recueillir ce que ces couches contiennent. Si nous recueillons en effet les
objets sans les dater, nos sciences étant historiques, nous n'avons plus
l'ordre des événements et nous racontons n'importe quelle histoire. C'est
ici bien sûr que nous voyions que la géologie que nous évoquions tout à
l'heure est fondamentale. Ensuite, lorsque les terrains ont été identifiés,
lorsque nous savons dans quelle couche nous nous trouvons et que la carte
géologique a été établie, nous pouvons passer à la prospection des fossiles
ou à la fouille. Nous pouvons alors prospecter en fonction du repérage des
niveaux ou bien nous fouillons en établissant des coordonnées qui
permettront de repérer tout objet dans l'espace. Dans ce dernier cas, nous
pouvons faire de la taphonomie, c'est-à-dire l'étude des objets répartis de
manière naturelle (pluie, vents, courants des rivières,…) ou bien de
l'archéologie c'est-à-dire la répartition des objets faite de manière
culturelle. La fouille doit bien sûr être extrêmement précise car toutes les
informations qu'elle donne sont très précieuses. Lorsque vous démontez un
sol, c'est-à-dire lorsque vous l’avez bien étudié, que vous avez tout repéré
dans les trois dimensions et que vous commencez à enlever les objets pour
les emporter vous détruisez forcément quelque chose… Même si vous agissez de
manière très précise, il y a forcément des choses qui vous ont échappés d'où
l'importance d'être bien conscient de cela. »
« Le Sacre de l’Homme, Homo sapiens invente les
civilisations » sous la direction de Jean Guillaine et Yves Coppens, textes
d’Isabelle Bourdial, photographies de Patrick Glaize, DVD du film « Homo
Sapiens » offert, 200 illustrations, 176 pages, FLAMMARION, 2007.
A Lire notre chronique du Livre
LEXNEWS : « C'est très certainement ce qui nous distingue de l'archéologie
ancienne… »
Yves COPPENS :
« Absolument ! C'est la raison pour laquelle lorsque nous trouvons un
atelier, nous faisons des remontages, c'est-à-dire que nous recherchons les
éclats en fonction de leurs contacts avec la pièce d'aboutissement de cette
taille. Et lorsque nous les retrouvons, nous passons du dernier éclat,
c'est-à-dire du dernier coup donné au silex puis à l'avant-dernier éclat, et
ainsi de suite… Et parfois, c'est après 50 ou 60 contacts que nous arrivons
à reconstituer le caillou d'origine ! Une fois que nous possédons une telle
chose, c'est évidemment une information précieuse car nous pouvons repartir
dans l'autre sens et savoir où l'homme a donné le premier coup de percuteur
et ainsi de suite pour pouvoir déterminer le geste et savoir également ce
qui était prédéterminé dans sa tête ou a été opportuniste en fonction de ce
qui était cassé. C'est tout de même étonnant ! Nous arrivons à une sorte de
« paleopsychologie » en se mettant à la place du tailleur et en
s'interrogeant face au caillou pour retrouver la succession des gestes et
des intentions…
Nous
avons trouvé comme cela sur la Côte d'Azur, une zone qui était couverte de
petits coquillages dans un campement… Si nous avions ramassé ces petits
coquillages en tant que tel nous les aurions jetés. Puis un jour, en se
promenant sur la plage, nous avons vu les mêmes petits gastéropodes liés à
des algues. Nous nous sommes alors dit : c'est peut-être cela, il s'agissait
peut-être d'emplacements d'algues dont il ne restait que les petits
coquillages. En fait, au lieu d'être une zone de petits coquillages, il
s'agissait d'une zone de litières avec un matelas d'algues dont il ne
restait que les petites coquilles ! Et lorsque nous avons poursuivi la
fouille, nous avons trouvé des griffes de loup. Et ces griffes de loup
étaient toutes à l'extérieur de la zone de coquillages. La conclusion a été
la suivante : nous étions face à une litière où dormaient des individus en
son centre… il y a 80 000 ans tout de même ! Et ces personnes, pour
s'abriter du froid, se couvraient de peau de loup dont il plaçait les pattes
à l'extérieur parce qu'évidemment cela grattait… Nous avions ainsi
reconstitué un peu le lit de l'homme de pre-Néanderthal alors que nous
aurions très bien pu passer à côté de tout cela ! André LEROI-GOURHAN, qui
était mon grand prédécesseur ici au collège de France, parlait aussi de
traces fugaces, c'est-à-dire des traces que l'on voit mais qui, à peine
aperçues, se trouvent aussi détruites. Il faut d'ailleurs voir le film de
Fellini « Roma », qui montre bien la découverte dans le sous-sol de Rome de
fresques anciennes qui s'effacent au fur et à mesure de leur mise à jour.
C'est vraiment terrible pour un archéologue ! Un véritable cauchemar... J'ai
rencontré un jour Fellini à Rome et je lui avais raconté mon effroi quant à
cette scène. Elle mettait ainsi en avant le côté éphémère de la beauté et sa
disparition.
Le
travail sur le terrain se poursuit sous la tente-laboratoire par le
dégagement des fossiles, leur analyse sommaire, leur classement, leur
détermination. Il est déjà possible de faire un certain nombre de travaux.
J'ai été sur le terrain avec mon vieux patron, Camille Arambourg, qui avait
82 ans lorsqu'il est venu avec moi en Éthiopie, ce qui est extraordinaire
lorsque l’on connaît les conditions pénibles de travail sur site. Arambourg
et moi-même avions trouvé une mâchoire inférieure d'hominidé. Nous l'avons
étudiée sur place et nous avons fait un pli cacheté. Je dois vous expliquer
qu'un pli cacheté est une curieuse habitude de l'Académie des Sciences qui
consiste à recevoir les découvertes des découvreurs et de les cacheter, dans
la mesure où ils ne veulent pas les faire connaître tout de suite. Et ces
plis sont ouverts 100 ans après ! Il y a donc une commission d'académiciens
qui est chargée d'ouvrir les petits cachetés datés d’un siècle. Et comme
nous avons du retard, il nous reste des plis de plus de 150 ans… Et
d'ailleurs, lors d'une émission télévisée, j'évoquais cette pratique et le
fameux pli de 1967, lorsque la dame chargée de la gestion de ces plis le
ressortit en direct bien rangé dans les rayonnages, en attendant d'être
ouvert en 2067 !
Après ce
travail sur le terrain, il y a bien entendu le travail de laboratoire. En
laboratoire, un os s'étudie de manière comparée, d'où la présence de tous
ces « messieurs » que vous voyez dans ce bureau ! (Yves Coppens pointe
alors du doigt tous les crânes qui l’entourent dans son bureau du Collège de
France - ndlr) Depuis Cuvier, nous faisons de l'anatomie comparée,
c'est-à-dire que, par exemple, je trouve ce bout d’humérus, nous le
regardons tous les deux, on étale dans une salle plus grande que celle-ci
tous les humérus de tous les vertébrés qui existent ou ont existé. Et nous
allons d'humérus en humérus vers le plus ressemblant. La plupart sont alors
éliminés, et nous trouvons l'équivalent ou parfois quelque chose de voisin.
Ce travail d'anatomie comparée laisse une grande part à l'observation et
reste encore notre travail de base aujourd'hui.
Par la
suite, nous étudions les « trous » et les « bosses » parce que ces éléments
ont des liens avec la musculature. Si vous prenez ce crâne, qui a des
prémolaires et des molaires énormes, l'ouverture zygomatique est beaucoup
plus importante car il y a une mâchoire très puissante à faire fonctionner.
Tout le modelé de l'os est une information pour nous sur la musculature bien
sûr, mais également sur le comportement, mais aussi l'alimentation. Et après
avoir fait cela, et beaucoup d'autres choses, nous faisons des radiographies
qui aujourd'hui sont des tomodensitographies, c'est-à-dire des
scanographies, pour aborder l'étude de l'intérieur de l'os. Aujourd'hui,
l'imagerie est tellement superbe que l'on accède à l'intérieur d'une boîte
crânienne sans y aller. Nous pouvons ainsi voir le détail de tout ce qui est
imprimé à l'intérieur de la boîte, à la fois l'encéphale et ses différentes
circonvolutions et aussi une partie de l'irrigation qui s'inscrit sur la
face interne de la boite crânienne, laquelle irrigation est liée à une
demande accrue en oxygène donc une activité plus grande du cerveau en
question. Il y a donc toute une étude de cet ordre. Nous pouvons même aller
plus loin en faisant de l'analyse chimique de l'os, voire de l'analyse
moléculaire… Certains isotopes du carbone ou certains isotopes de l'azote
sont caractéristiques de l'alimentation. Nous avons ainsi par cette analyse
l'alimentation majoritaire de ces personnages. Nous pratiquons d'ailleurs
une comparaison avec les mêmes isotopes de la faune associée. Nous avons
appris par exemple que Neandertal aimait beaucoup la viande et que certains
d'entre eux d'ailleurs préféraient les steaks de bison aux steaks de rennes
! »
LEXNEWS : « Le rôle de la génétique semble en effet essentiel dans votre
discipline aujourd'hui. On vient en effet de comparer le patrimoine
génétique d’Homo sapiens et de Neandertal »
Yves COPPENS :
« Oui, nous progressons en effet beaucoup dans ce domaine. Les premières
études d'ADN de Cro-Magnon doivent remonter à une petite vingtaine d'années.
Celles de l'ADN de Neandertal datent de 1997. Cela a été fait en Allemagne
et on a retrouvé des brins d'ADN, puisque l'ADN est fragile. Nous n'avons
jamais la double hélice au complet. Nous avons cependant suffisamment de
brins pour avoir assez de paires de base et pouvoir les comparer. Cela a été
bien sûr très précieux dans la comparaison que vous évoquiez entre
Neandertal et Homo sapiens. Pour le moment, nous sommes un peu handicapés
pour la suite : nous sommes passés des hommes modernes, les Cro-Magnon de
20 000 ans à Neandertal de 50 à 100 000 ans, mais pour les formes les plus
anciennes nous avons beaucoup de mal à retrouver ces brins d'ADN qui sont la
plupart du temps détruits. La paléogénétique est naissante, brillante et
très importante pour nous. Nous nous cassons en effet la tête pendant des
dizaines d'années à reconstituer nos arbres généalogiques…Si la génétique
venait à notre secours, nous aurions la réponse magique, cela serait
formidable ! Vous vous rendez compte : savoir si Lucy est ancêtre de l'homme
ou non ! Même si je pense qu'elle ne l'est pas, c'est toujours bien de le
confirmer... Savoir quel pré- humain est à l'origine de l'homme reste un
problème entier : Est-ce Toumaï ou Orrorin, où les deux successivement, ou
bien s’agit-il du Kenyanthrope, pour le moment il n'y a pas de certitude.
C'est donc une très belle science née dans notre voisinage et nos
disciplines ont fait beaucoup de progrès grâce aux alliances avec la
biologie moléculaire, la physique, la chimie,… Nous essayons de tirer de nos
os le maximum d’informations possibles et je suis persuadé qu'il reste
encore dans ces os une mémoire extraordinaire que nous n'avons pas encore
envisagée ou pu percevoir. L'affinement des méthodes actuelles ainsi que la
découverte de nouvelles méthodes nous apprendront certainement beaucoup
d'autres choses. Lorsque je vois un fossile apparaître, j'ai toujours
l'impression qu'il m'arrive du Temps et est chargé de toute cette
information du Temps ! »
LEXNEWS : « C'est un livre qui vous appartient de déchiffrer ? »
Yves COPPENS :
« Oui, c'est cela dans la mesure où je peux le déchiffrer. Je vois bien ce
qui se passait il y a 50 ans et notre lecture de l’époque, et ce que nous
pouvons lire aujourd'hui grâce à l'imagerie, l’informatique, les
synchrotrons, c'est véritablement magique ! »
LEXNEWS : « Vous avez largement contribué à diffuser auprès des médias une
information accessible au grand public de vos recherches. Quels avantages et
quelles limites percevez vous quant à cette démarche ? »
Yves COPPENS :
« Je suis un scientifique. Et je ne suis que scientifique, c'est à dire que
je n'ai jamais eu de stratégie médiatique et de diffusion. Je n'y pensais
d'ailleurs pas du tout à l'époque. Lorsque l'on trouve des fossiles humains,
les médias se précipitent sur vous et à ce moment-là vous êtes disponible
pour répondre au pas. Et en ce qui me concerne, j'ai été disponible tout de
suite. Cela m'a plus. Je me suis dit deux choses : d'une part que c'était
mon devoir de chercheur et d'autre part que cela me plaisait bien. »
LEXNEWS : « Il y a certainement un souci pédagogique également ? »
Yves COPPENS :
« Oui ! Sûrement. J'aime bien les gens et donc j'aime beaucoup enseigner.
Mon fils est en sixième, il vient donc juste d'entrer dans un nouvel
établissement et j'ai déjà fait un exposé de deux heures pour les sixièmes
et d'autres pour les classes supérieures. C'est très enthousiasmant, il
suffit d'y croire et d'en faire sa passion. Je n'étais, bien sûr, pas
préparé à cela. J'ai pratiqué quasiment tous les sports de l'information
depuis le cours, la conférence, les expositions jusqu'aux émissions de
radio, TV ou la presse comme la votre. J'ai même été consulté par la
timbre-poste afin de faire des timbres de fossiles ! Mais j'ai toujours
souhaité conserver également une part de mes activités dans la recherche.
Mon emploi du temps était fait de trois tiers, pour ne pas dire quatre tiers
! Le premier tiers, c'est la recherche sur l'objet ou sur le terrain. Je
continue à aller en Chine, en Sibérie et en Patagonie dans quelques jours.
Le deuxième tiers est consacré à la formation des chercheurs, je dois en
être approximativement à 200 thèses soutenues... Le troisième tiers est
réservé à la diffusion de l’information. J'inclus dans la diffusion aussi
bien les cours au Collège de France que les exposés dont je vous parlais au
lycée, ainsi que la rencontre des publics quels qu'ils soient.
À partir
du moment où vous ne vous adressez pas à vos pairs, vous vulgarisez. La
simplification est plus ou moins avancée : votre public n'est pas forcément
dans votre domaine et j'ai donc toujours fait de l'information. Et bien sûr,
il y a eu un grand coup de culot avec les films ! Il s'agit des films
« L'Odyssée de l’Espèce » et le dernier : « Le sacre de l'homme » qui décrit
les 10 derniers milliers d'années de l'élevage, de l'agriculture, des
métaux, des alliages, des monnaies, de l’écriture, etc.
Il y a
eu un pas de franchi avec le film, un pas que j'ai franchi bien volontiers
et que j'assume, même si je n'étais pas parti pour cela. Je voulais faire
depuis longtemps un film très documentaire. Voir à travers le monde entier
tous les grands sites et raconter l'histoire de l'homme de manière un peu
classique. J'ai alors passé une quinzaine de pages que j'avais préparées à
un producteur. France 3 a été intéressée et à partir de là, tout a été
transformé. France 3 voulait bien sûr de l'audience, et cette audience ne
s'acquiert pas avec une simplification banale. Il fallait une simplification
extrême. Il fallait donc des « Préhistoriques sur pied » ce que j'ai proposé
moi-même d'ailleurs. La première partie de soirée était ainsi visée, ce qui
était courageux ! Je n'aurais pas osé moi-même... Le succès a été étonnant :
près de 9 millions de personnes, autant que la coupe du monde de foot de
1998 ! Il est vrai que des limites sont atteintes et dépassées dans ce genre
d’exercice. On ne peut faire état, en tant que scientifique, que de ce dont
on a eu la preuve, au-delà de cela, c'est de l'imagination. Pour faire vivre
des préhistoriques devant une caméra, il y a forcément beaucoup
d'imagination et beaucoup d'imagination, cela fait forcément grincer des
dents dans les chaumières des collègues. Cela n'a pas forcément plu à la
communauté scientifique, ce que je peux comprendre. Au bout de l'histoire,
je me rends compte tout de même que cette audace est payante en ce sens que
partout où je vais les retours que j'ai sont extraordinaires. Quelles que
soient les classes d'âge, quels que soient les milieux sociaux, le fait que
ces préhistoriques aient eu des sentiments, des passions, des tristesses,
des joies, des comportements identiques aux leurs, les a rapproché
considérablement de leur monde. De très nombreuses personnes n'avaient
aucune idée de cette évolution de l'homme et ne savaient pas qu'il avait pu
changer de tête en quelques centaines de milliers d'années. Cela a
considérablement élargi le public pour cette discipline ainsi que la
connaissance de ces personnes. Je pense donc qu'à terme c’est bénéfique même
si je reconnais que j'ai pu avoir moi-même des transpirations et des
frissons en voyant parfois certains morceaux de la réalisation parce que
c'était exagéré, extrapolé et que l'on n’en savait pas le quart… Il m'a
fallu du courage ainsi que le talent du réalisateur Jacques Malaterre pour
réaliser cette tâche. ».
« Le sacre de l'homme » un film de Jacques Malaterre, 90
minutes, DVD, France Télévisions, 2007.
LEXNEWS : « Il y a une vision artistique confrontée à une réalité
scientifique, et l’alchimie du film qui en ressort. »
Yves COPPENS :
« Oui, absolument. J'avais donné les éléments scientifiques au réalisateur
qui en a tenu compte. Il est ainsi parti avec la science « dans les bras »,
et je lui avais dit au-delà de cela tu t'envoles, je ne contrôlerai que les
anachronismes. J'ai fait pareil avec Pierre Pelot qui est un romancier, qui
voulait vraiment plonger dans la Préhistoire. Il recherchait quelqu'un qui
soit en Afrique orientale, il y a 1,7 millions d'années. Il s'installait et
pendant deux ou trois heures je lui racontai ce que la science croyait
pouvoir savoir. Et à partir de ces données, il réalisait son roman que je
relisais. Je m'amusais à dire que lorsqu'il mettait des lunettes à Lucy, je
les enlevais ! Il est vrai que cela se limitait à cela... Je crois que c'est
le rôle de la collaboration d'un scientifique qui est là comme un
conseiller, c'est tout, et un réalisateur qui est un artiste. Il ne faut pas
non plus lui barrer la route et le brider en permanence. C'est la raison
pour laquelle j'ai la plupart du temps refusé d'aller sur le terrain du
tournage.
LEXNEWS : « Où se porte votre regard aujourd’hui ? »
Yves COPPENS :
« J'ai plusieurs livres en cours dont un qui reprend les cours que j'ai
faits ici au Collège de France. Je vais également réunir en un livre les
chroniques que je fais pour France Info depuis quatre ans. Je suis en train
d'écrire une demi-douzaine de grandes problématiques archéologiques que j'ai
vécues de manière autobiographique. C'est d'ailleurs très amusant de
revenir en arrière et de voir ces bilans avec une perspective, d'autant plus
que d'autres ont quelquefois repris le sujet et l'ont complété, enrichi. »
LEXNEWS : « Yves COPPENS, merci une fois de plus pour votre générosité et le
talent avec lequel vous faites de la science une formidable aventure digne
des plus belles épopées ! »
Yves COPPENS adresse un petit message à nos lecteurs !
Michel BRUNET est professeur à l'Université de Poitiers, où
il dirige le Laboratoire de géobiologie, biochronologie, paléontologie
humaine (UMR CNRS 6046). Il est également directeur de la Mission
Paléoanthropologique Franco-Tchadienne (MPFT) qui regroupe soixante
chercheurs de dix nationalités différentes et conduit un programme
international de recherches sur l'origine et l'environnement des premiers
hominidés. Dans ses recherches, il collabore activement, entre autres, avec
le professeur David Pilbeam, de l'Université de Harvard à Cambridge, et le
professeur Tim White, de l'Université de Californie à Berkeley.
L'équipe du MPFT en pleine fouille dans le désert du Djurab
au Tchad
LEXNEWS
a eu le grand plaisir d’interviewer le fameux paléoanthropologuefrançais, découvreur d’Abel et de
Toumaï, et grâce à qui l’échelle chronologique de notre humanité a pu
remonter jusqu’à 7 millions d’années, une durée très courte si l’on pense à
l’échelle de l’univers, mais bien vertigineuse au regard de celle de notre
vie… Remontons le temps avec ce scientifique passionnant qui n’hésite pas à
rappeler que, indépendamment des distinctions de couleur de peau, l’origine
de l’homme démontre que nous sommes tous sœurs et frères, sans arrières
pensées idéologiques !
LEXNEWS : « Vous avez découvert et travaillé sur les témoignages les plus
anciens des origines de l’homme, quelle passion peut vous animer lorsque
votre regard se porte sur ces restes, souvent fragmentaires de l’aube de
l’humanité ? »
Michel BRUNET : « Je
vis un véritable métier de passion et pour moi ces choses se développent
assez naturellement. Je pense que la recherche est sûrement un métier
passion, et j'essaye de faire le moins mal possible mon travail de
chercheur. La paléontologie en général, et la paléontologie humaine en
particulier, appartiennent aux sciences de la nature. Ces sciences
naturelles sont dites d'observation et cette observation est basée sur les
fossiles et le contexte dans lesquelles on les trouve, c'est-à-dire le
terrain. Notre premier travail est ainsi d'aller sur le terrain. Si vous ne
faites pas cette démarche, vous amputez une partie de ce travail. Un certain
nombre de paléoanthropologues ne vont pas sur les sites. Ils n'auront ainsi
jamais trouvé un seul fossile de leur vie ! Je pense que c'est dommage parce
qu'ils se privent des joies de la découverte d'un nouveau spécimen. De plus,
je pense qu’il est indispensable d'avoir une idée précise du fossile et de
son contexte. Si nous parlons de notre histoire, de l'histoire de la famille
humaine, cette histoire est très liée à notre environnement. Nous sommes
certainement nés un jour pour cause d'environnement et peut-être bien qu'un
jour nous pourrions disparaître pour ces mêmes causes d'environnement ! Il y
a une sorte de dualité entre notre histoire et l'environnement. Les deux
sont intimement liés. Je ne pense pas qu'il soit bon de les séparer.
Récemment dans mon unité, j'ai eu un jeune qui a soutenu une thèse de
modélisation climatique en collaboration avec le CEA et le Laboratoire des
sciences du climat. Dès le départ, j'ai accepté cette collaboration à une
condition : qu'ils viennent aussi sur le terrain. C'est véritablement
indispensable. Il y a à l'heure actuelle, dans certaines écoles, des
paléoanthropologues que j'ai l'habitude de nommer des « armchair »paléoanthropologues,
c'est-à-dire des paléoanthropologues de salon ! Ils restent en effet dans un
fauteuil dans leurs bureaux, et attendent qu'on leur apporte des fossiles.
Aussi brillants soient-ils, ils se privent du contexte dans lequel ces
fossiles ont été trouvés. Cela a une très grande importance en raison de
l'extrême interdépendance entre notre histoire et notre environnement comme
je le rappelais tout à l'heure. Bien sûr, la technologie se diversifie, je
pense entre autres à l'imagerie à trois dimensions. Tout cela est parfait,
mais cela n'empêche pas de faire du terrain et de profiter de ces nouvelles
technologies. L'un complète l'autre. Il est clair qu'à partir de ces
techniques les plus sophistiquées et les plus modernes nous pouvons
apprendre des fossiles des choses que nous n'étions pas capables de voir
avant. Nous pouvons aller jusqu'à l'anatomie interne et découvrir une image
absolument parfaite, et ceci de manière absolument non invasive,
c'est-à-dire sans détruire quoi que ce soit. Il n'empêche que si vous partez
avec un fossile sans terrain, vous resterez à la fin toujours avec le même
fossile ; vous en saurez, certes, un peu plus sur lui, mais cela ne sera pas
suffisant. Imaginez quand mon ami Yves COPPENS a proposé son hypothèse East
Side Story, à ce moment-là, le plus ancien hominidé connu était un frère de
Lucy. Lucy remonte à 3,2 millions d'années et appartient à une espèce
Australopithecus afarensis, dont les plus anciens représentants à
l'époque étaient datés à 3,6 millions d'années. Lucy a été mise au jour en
1974. Yves COPPENS a proposé son paléoscénario dans les années 1980. À
partir de décembre 1994, nous avons commencé à trouver des hominidés
fossiles plus anciens. Nous sommes à l'heure actuelle à 7 millions d'années,
c'est-à-dire que nous avons doublé la longueur de nos racines dans le temps
et ceci en une douzaine d'années ! Si nous n'avions pas fait d’études de
terrain, nous serions toujours en train d'étudier des restes d'hominidés qui
nous apprendraient certainement plus, la technologie aidant, mais qui
resteraient toujours à une échelle de 3,6 millions d'années. À l'heure
actuelle, Lucy qui était dans les années 80 la grand-mère de l'humanité est
plus proche de nous qu'elle ne l'est de Toumaï ! Nous avons fait un bond
prodigieux dans le temps et tout cela est intimement lié au terrain. Ce que
nous savons de l'histoire de notre famille est intimement lié à la
découverte de nouveaux fossiles. Si l'on ne fait pas de terrain, il nous
manquera irrémédiablement toujours ces nouveaux spécimens qui font avancer
notre connaissance. »
LEXNEWS : « Avez-vous l'impression que ces premières années qui ont été les
vôtres, plutôt atypique par rapport aux autres adolescents de votre âge, ont
été déterminantes pour votre propre parcours ? »
Michel BRUNET : « Bien sûr,
c'est évident ! J'ai eu la chance de naître à la campagne et de pouvoir
découvrir la nature. J'ai eu cette chance d'être naturaliste très tôt, et je
le suis d’ailleurs resté. Je n'ai pas de mérite particulier, ce sont à la
fois les hasards de la vie et dans ce cas précis l'histoire. Je crois que
cet amour de la nature est resté totalement identique. Au mois de décembre,
j'étais en Libye dans un désert un peu difficile, j'étais avec des jeunes.
Un soir nous avons parlé ensemble et nous évoquions cette question que vous
me posiez. J'étais tout simplement en train de faire ma quarante cinquième
année de terrain ! Ce n'est pas beaucoup mais c'est déjà un peu...le début
de quelque chose… ! »
LEXNEWS : « La théorie de l’évolution est au centre de nombreuses critiques
portées par un courant bien particulier revendiquant la primauté du dessein
divin dans l’origine de notre humanité et une négation des thèses de Darwin,
notamment aux Etats-Unis, quelles sont vos réactions ? »
Michel BRUNET : « Ma réaction
est très simple : d'un côté, vous avez la science et la science est du côté
de Charles Darwin le Père de l’évolution, de l'autre côté, il ne s'agit pas
de science. Il s'agit d'une véritable escroquerie intellectuelle. Si vous
regardez notre histoire, elle est jalonnée d'un certain nombre de fossiles.
Nous avons montré que nos racines plongeaient de plus en plus profondément
dans le règne animal. Nous pouvons ainsi remonter jusqu'aux poissons et même
plus loin. Ceci n'est pas une théorie, nous avons des fossiles, c'est un
fait. En face, qu'avons-nous ? Rien ! Les instigateurs de ces courants
philosophiques se disent être les tenants de religions monothéistes. Je peux
essayer d'expliquer en tant que scientifique comment est née et comment a
évolué la famille humaine ; quant au pourquoi… . il sort du champ de la
science. L'escroquerie intellectuelle consiste dans le cas précis, qu'il
s'agisse du créationnisme, du néocréationnisme ou du dessein intelligent, à
maquiller le même courant de pensée de manière à essayer d'en faire une
science. Avec la science, il y a des faits, des éléments qui sont tangibles,
des résultats reproductibles. Dans le cas du dessein intelligent il n'y a
rien de tout cela. Dans l'évolutionnisme, vous avez de véritables preuves.
Si vous prenez, par exemple, Toumaï que nous décrivons à 7 millions
d'années, le fossile est bien présent, il existe, il est tangible.
Anatomiquement, nous pouvons montrer qu'il s'agit bien d'un hominidé, d’un
préhumain. En face, en revanche, nous n'avons rien. »
LEXNEWS : « Vous avez utilisé le terme de philosophie, c'est plutôt de cela
dont il s'agit ? »
Michel BRUNET : « Oui, il
s’agit en effet de courants de pensée. »
LEXNEWS : « Etes-vous confronté à ces questions dans votre travail quotidien
? »
Michel BRUNET : « Non ! Pas
dans mon travail mais plutôt lors de conférences lorsqu'elles ont lieu dans
des régions où ces théories sévissent. Je peux vous donner un exemple, aux
Etats-Unis, dans un État du Sud, la loi oblige à enseigner à parts égales la
théorie de l'évolution et celle du créationnisme ! Il est possible
d'ailleurs qu'en France ce mal soit plus insidieux qu'on ne l'imagine ! En
France, et il n'y a pas si longtemps de cela, une grande chaîne de
télévision publique a diffusé en prime time un film qui était à la
gloire du dessein intelligent... Je crois qu'il faut être vigilant, qu'il ne
faut pas tout confondre, qu'il y a la science d'un côté et ces courants
philosophiques de l'autre qui ne reposent sur rien de scientifique. Pendant
longtemps, on a confondu, avec ces courants de pensée, l'origine de
l'univers, l'origine de la Terre, l'origine de la vie et l'origine de
l'homme. On ne parlait que de l'origine. Depuis, la science moderne a montré
par l'étude de la lumière, l'étude des pierres, l'étude des fossiles que
tous ces événements que je viens de citer étaient séparés par des milliards
d'années. C'est un fait. Vouloir dire le contraire, c'est vouloir retourner
à un obscurantisme moyenâgeux, c'est tout ! »
LEXNEWS : « Vous avez lutté seul contre tous pour porter vos recherches de
terrain dans l’Ouest africain et non vers l’Est comme le proposait la
théorie dominante de « l’ East Side Story ». Pouvez-vous nous expliquer
pour quelles raisons et comment un chercheur de votre qualité peut ainsi
mener une telle entreprise dans cette situation ? »
Michel BRUNET : « J'étais en
effet le seul à aller dans cette voie. J'ai commencé à m'intéresser à cela
dans les années 75 à une époque où le berceau de l'humanité était au
Pakistan. Je suis parti en Afghanistan. Dans ce pays, nous sommes rapidement
arrivés à la conclusion que nous ne trouverions pas les mêmes fossiles qu'au
Pakistan à âge égal. Nous nous sommes alors dirigés au Pakistan, pour
rejoindre l'équipe de mon ami David PILBEAM, professeur à Harvard University,
qui a finalement mis au jour une face de cet hominoïde qu'ils appelaient
Ramapithecus et qui était censé être l'ancêtre de l'humanité. Cette face
qui était une découverte merveilleuse montrait que Ramapithecus était
la femelle de Sivapithecus, genre qui était apparenté à l’orang
outang actuel. À partir de là, j'ai convaincu David de partir en Afrique, et
plus précisément à l'ouest de ce continent. Pourquoi à l'ouest ? C'est tout
simple ! Avec la science, vous étudiez les phénomènes, vous observez des
choses, vous en tirez un certain nombre de données et à partir de ces
données vous faites des hypothèses. Ces hypothèses doivent être testées.
L'hypothèse de départ était que la rift séparait les humains à l'est et les
grands singes à l'ouest. Personne n'avait testé cela à l'ouest. Tout le
monde était à l'est ou au sud. C'est ce qui m'a déterminé à aller à l'ouest.
Je me souviens qu’avant de prendre l'avion avec David pour le Cameroun, nous
sommes passés au Musée de l'homme où Yves COPPENS, un excellent ami, était à
ce moment-là le directeur. Nous lui avons dit que nous allions à l'ouest et
il nous a répondu : vous avez raison, bonne chance et bon vent ! Il nous a
d'ailleurs aidé à trouver des fonds pour travailler à l'ouest. Vous savez
lorsque nous sommes partis la plus grande probabilité c’était de ne rien
trouver ! Cela a duré tout de même une vingtaine d'années avant la
découverte du premier reste de préhumain ! »
LEXNEWS : « Cela doit être une véritable épreuve ! »
Michel BRUNET : « Je demande
toujours en effet, lorsque je fais des conférences publiques, s’il y a des
chercheurs de champignons dans l'auditoire. Comme c'est souvent le cas, je
leur fais remarquer : imaginez que vous cherchiez des champignons et vous
mettez vingt ans à trouver le premier ! Ces personnes me regardent alors
autrement … À l'origine, nous allions à l'ouest dans le cadre d'une démarche
scientifique. Nous cherchions à valider ou invalider, peu importe, cette
hypothèse de départ sans préjuger du résultat. En 1995, nous avons trouvé
Abel, un australopithèque et non un singe. Cela montrait clairement
qu'il allait falloir revoir tout cela. »
LEXNEWS : « Etait-ce une intuition profonde ? »
Michel BRUNET : « Mon intuition
profonde était qu'il y avait sur le plan scientifique une hypothèse et que
cette hypothèse n'avait été testée par personne à l'ouest, ce qui n'était
pas normal. Cette hypothèse était en train de devenir dominante, j'allais
dire presque dogmatique pour certains chercheurs, ce qui n'était pas le cas
de Yves COPPENS. Il est important que les choses soient parfaitement
claires : lorsque Yves COPPENS a proposé cette hypothèse, les plus anciens
hominidés étaient connus à 3,6 millions d'années et ils se situaient à
l'est. 20 ans après, les plus anciens sont à l'ouest et ils sont 7 millions
d'années. Imaginez si c'était une enquête policière, si nous avions changé
autant d’indices, il faudrait alors sûrement changer de coupable ! Eh bien
nous avons changé d'hypothèse. Vous savez en sciences une hypothèse qui dure
20 ans, c'est déjà une belle performance. »
LEXNEWS : « Un jour mémorable du 23 janvier 1995, une découverte
essentielle dans le désert du Djourab du Tchad vient confirmer vos
intuitions : celle d’un hominidé très ancien auquel vous donnerez le prénom
d’un ami cher, disparu quelques années auparavant. En juillet 2001, un
membre de votre équipe la Mission Paléoanthropologique Franco-Tchadienne (MPFT),
Ahounta Djimdoumlabaye découvre Toumaï « espoir de vie », un nom prédestiné
dans le cadre de vos recherches ! Pouvez-vous nous faire revivre ces
instants et souligner l’importance de cette découverte ? »
Michel BRUNET : « Pour moi, il
s'agit de deux découvertes complémentaires. Il faut tout d'abord noter que
c’est un travail d'équipe qui s’inscrit dans le temps. Souvenez-vous, tout à
l'heure, je vous ai dit que nous avions commencé en 1975. Dans le premier
train que j'ai monté, je ne suis plus que le seul survivant. Ce train a
continué en Asie il a cheminé d’Afghanistan, au Pakistan, au Vietnam au
Kazakhstan, en Iran, en Irak…Il a fini par arriver en Afrique au Cameroun,
au Nigéria, au Togo, au Tchad et maintenant en Libye ! En cours de route,
mes collaborateurs ont changé. Nous avons commencé à deux et nous en sommes
aujourd'hui à une soixantaine... C'est une histoire humaine avec tout ce que
cela peut comporter. Que cela soit des joies ou des peines, de la profonde
amitié aux trahisons les plus basses. Si ce n'était pas cela, il y aurait
alors une profonde inégalité biologique. Quand j'ai commencé j'avais un but,
je l'ai poursuivi, peu importe qui trouve ceci ou cela dans l'équipe. Nous
avons tous trouvé des choses. Nous avons découvert plus de 15 000 spécimens
de mammifères. Nous sommes allés au Tchad en 1994. À cette date, j'ai acquis
la certitude que nous pouvions potentiellement trouver un frère de Lucy, ce
que je me suis bien gardé de dire. Nous l'avons trouvé en 1995. En 1997,
j'avais acquis la certitude que nous avions des niveaux à 7 millions
d'années et que nous pouvions trouver quelque chose. Ce fut le cas avec
Toumaï. Interrogez aujourd'hui les membres de mon équipe, je leur ai dit :
maintenant, je suis persuadé que l'on va trouver quelque chose en Libye. Je
m'y emploie et j'ai acquis la certitude que quelqu'un de mon équipe fera
cette découverte et cela suffit pour me faire avancer ! Tout le reste est
une histoire humaine. J'ai formé une équipe et cette équipe est ouverte. On
peut en sortir quand on le souhaite, et on peut y entrer quand on a un
projet scientifique. Cette équipe est ouverte à l'international, pour le
Tchad dans la MPFT il y a ainsi à l'heure actuelle 10 nationalités
différentes. Si quelqu'un ne s'y sent pas bien ou se sent frustré, cela peut
arriver, c'est possible. Mais dans ce cas cette personne doit en sortir et
remonter une équipe ! C'est un peu comme un skipper avec de grands voiliers,
et une équipe. Ils font le tour du monde, il y a des bateaux, il y a des
hommes, certains gagnent d’autres non. Quant à celui qui gagne, on parle
tout d’abord du nom du bateau et du nom du skipper et de son équipe. Si dans
l'équipe du skipper qui a gagné, il y a un marin qui croie que tout cela est
arrivé grâce à lui, à ce moment-là il doit faire un bateau, réunir une
équipe et faire le tour du monde à son compte. S'il n'est pas capable de le
faire, alors il n’a pas la carrure et il vaut mieux alors qu'il se taise ! »
LEXNEWS : « Comment jugez vous le genre documentaire dans votre discipline
et en règle général en sciences ? »
Michel BRUNET : « Je pense que
le genre documentaire fiction en sciences est une erreur. En disant cela, je
risque de ne pas faire plaisir au monde du spectacle et du cinéma ! C'est
une erreur en ce sens que dans le public vous avez au moins deux catégories
: le public averti, qui est minoritaire, et le public non averti. Pour cette
dernière catégorie, nous arrivons à faire des choses telles en fiction que
ce public est dans l'incapacité de distinguer ce qui est fiction,
c'est-à-dire ce qui n'est pas connu, ce qui est imaginaire voire dans
certains cas qui n'est pas scientifique du tout, de ce que l'on connaît ou
croit connaître. Il y a là un défaut dés le départ. Je serais prêt à parier,
cela commence d'ailleurs, que ce genre ne durera pas. Comment voulez-vous
qu'un enfant de collège ou de l'école primaire, arrive à faire la
distinction entre ces choses. J'ai été obligé de jouer à cela un peu malgré
moi et même beaucoup malgré moi… C'est un peu comme dans un jeu, vous êtes
obligé d'accepter certaines règles. Quand nous avons fait Toumaï,
l'alternative était la suivante : ou bien vous faites un documentaire
fiction qui vous permet de passer en prime time ou bien vous faites
un documentaire simple et vous passez à minuit ! Alors, vous vous dites : je
vais essayer de préserver les aspects scientifiques dans ce cadre. Et vous
vous rendez compte qu'il est extrêmement difficile de poursuivre cette ligne
parce qu'il y a énormément de facteurs qui interviennent. Quand vous n'êtes
pas Kevin Costner et que vous n'avez pas les moyens d'un budget de 30
millions d'euros, vous faites des images de synthèses qui sont mauvaises
pour des raisons simplement financières. Ni la chaîne de télévision qui vous
a commandé le produit, ni le producteur, ne sont capables de payer! Ce
dernier est largement déficitaire sur une opération comme celle-là, et
pourtant malheureusement les images de synthèse sont loin d’être
excellentes, j'en ai fait l'expérience. Je crois qu'il faut être extrêmement
prudent. Le terme documentaire est un document comme son nom l'indique où
l'on essaie de transmettre à la fois ce que l'on sait et ce que l'on croit
savoir, en quelque sorte ce qui est la vérité du moment. Alors quand vous
rentrez dans la fiction, vous êtes complètement dans l’imaginaire. Bien sûr
Il y a des rêves que l'on peut essayer d'imaginer à la lumière de ce que
l'on connaît, mais il y a un autre écueil : quand vous faites un film, et
que vous êtes scientifique, ce n'est pas le scientifique qui fait ce film,
c'est le réalisateur. Et ce dernier n'est pas un scientifique mais bien un
artiste. En tant que scientifique, vous êtes obligé de respecter l'artiste
et de lui laisser un certain degré de liberté… »
LEXNEWS : « C'est un exercice difficile pour ne pas dire impossible ? »
Michel BRUNET : « Cet exercice
est en effet extrêmement difficile et je ne crois pas que ce soit un
exercice approprié à la science. Cela ne veut pas dire que l'on ne puisse
pas proposer certains arguments, la science est en effet une suite
d'hypothèses et d'erreurs. Mais si l'on fait des hypothèses, encore faut-il
pouvoir les étayer…. Bien sûr, lorsque vous êtes un artiste vous n'avez pas
de telles limites. Vous me direz que la science, c'est du rêve ! Je me bats
en effet pour cette idée, mais ce rêve, vous devez le transmettre sans faire
n'importe quoi. Je suis toujours horrifié lorsque je vois dans des documents
de fiction la rencontre d'hominidés et de dinosaures ! Les dinosaures ont
disparu il y a 65 millions d'années, les hominidés les plus anciens ont 7
millions d'années, et entre les deux il y a près de 60 millions d'années
d'écart... Quand vous montrez ça à un gamin qui a sept ou huit ans, il n'est
pas capable de distinguer dans tout cela le bon grain de l’ivraie. Il n'y a
pas très longtemps est paru, dans la revue Nature, un article signé par des
collègues américains, biologistes moléculaires, concernant la différence
entre les chimpanzés et nous. Ils ont fait un travail formidable en
séquençant 20 millions de paires de base. Ils faisaient de la phylogénie
moléculaire, et ils savaient, comme nous-mêmes, qu'il est très important de
pouvoir dater les séparations entre deux groupes frères : les dichotomies.
Mis à part les fossiles ils n'existent rien qui leur permettent de dater
sinon à faire un postulat d'un taux d'évolution constant. Or, ils savent,
et nous savons aussi, que dans l’évolution il y a des périodes
d'accélération, des périodes de stases, etc. L’étalon, le marqueur du temps
si vous voulez, c'est le fossile. Selon le fossile que vous choisissez pour
enraciner votre arbre porteur des dichotomies, vous n'aurez pas le même
résultat. Dans le cas précis, ils enracinaient les premiers singes qu'ils
évaluaient à 30 millions d'années alors que les plus anciens singes connus à
l'heure actuelle sont à 40 millions d'années, ce qui fait 10 millions
d'années d'écart. Ils arrivaient à cette conclusion que la dichotomie entre
les chimpanzés et nous devait être à 6.3 millions d'années. C'est plutôt un
progrès parce que, globalement, les phylogénistes moléculaires proposent
plutôt vers 5 millions ! Mais il restait le cas de Toumaï. Ils ont alors
décidé de faire une hypothèse qu’ils qualifient de « provocative », ce qui
a d'ailleurs fait la une de la presse française ! A ce propos, je me
souviens d'ailleurs d'un quotidien, que je ne nommerai pas, qui avait titré
en première page : «Just Divorced ! » Et on voyait, autant que je m'en
souvienne, un chimpanzé qui tenait la main d’un sapiens… Il y a
alors deux hypothèses dans leur propre « explication provocative » : ou
bien Toumaï est plus jeune que l'on ne le pense, ou alors il y a eu une
première dichotomie à 7 millions d'années et entre 7 et 6 millions d'années,
il y a eu cette dichotomie mais ils ont continué à s'hybrider… À cela je
réponds : Toumaï est daté d’au moins 7 millions d ‘années, il est à côté de
moi, je le regarde dans le fond des yeux et il n'a vraiment pas l'air d'un
hybride ! Tout cela n'est basé sur rien, nous n'avons pas d'exemples d’une
telle hybridation chez des mammifères pendant plus d’un million d’années….
Nous sommes vraiment dans la science-fiction. »
LEXNEWS : « Vous avez décidé de porter vos recherches sur le territoire de
la Libye, suivant le fil directeur de vos précédentes recherches au Tchad.
Pouvez vous nous dire ce que vous en espérez et l’état actuel de vos
travaux ? »
Michel BRUNET : « Nous en
sommes déjà à quatre missions de terrain. L'idée de base est que nous avons
montré qu'entre la Libye et le Tchad au moment de l'époque de Toumaï, il y
avait un partage des mêmes animaux amphibies. L'eau leur permettait de
passer du bassin du Tchad au bassin de Syrte.
En regardant les choses de plus près, nous pouvions faire le pari
intellectuel que ce que l'on voyait au Tchad, à savoir une succession dans
les sédiments depuis au moins 7 millions d’années de périodes arides et de
périodes humides, pouvait être retrouvé en Libye. Dans notre dernière
mission, nous avons pu constater cela ! J’en suis très heureux. Nous en
sommes au début, au stade de la prospection. Une équipe va repartir dans
quelques jours en Libye et j’ai de grands espoirs en ce pays. C'est une
extension vers le nord des travaux que nous conduisons au Tchad avec la
MPFT en collaboration avec l’Université de N’Djamena et le Centre National
d’Appui à la Recherche (CNAR de N’Djamena). Et un jour nous essaierons de
les étendre en Égypte ! »
LEXNEWS : « Merci Michel BRUNET pour le récit de cette belle aventure qui se
poursuit dans les déserts de Libye et dont nous ne manquerons pas de faire
l’écho dans notre Revue ! »
Pour en savoir
plus, Michel BRUNET vous recommande les titres suivants :
« Aux origines de l'humanité », Yves Coppens, Pascal Picq, Fayard (2001)
« D’Abel à Toumaï, Nomade chercheur d’os » par Michel Brunet, Odile Jacob
(2006)
DVD
« Toumaï le nouvel Ancêtre », Production Gédéon Programmes Paris (2006).
Michel Brunet
« D’Abel à Toumaï, Nomade chercheur d’os »
Odile Jacob (2006)
Le titre
délibérément provocateur de l’ouvrage de Michel Brunet annonce le style du
livre : une démarche scientifique, une passion sans limites, une quête qui
n’a pas de frontières géographiques, le tout servi par un humour qui
n’hésite pas à emprunter à la dérision ! Michel Brunet est conscient de la
valeur de la démarche entreprise par lui, et son équipe, il y a plus de
quarante ans comme il le rappelle lui-même. Mais il n’hésite pas à rappeler
dans ces très belles pages, les moments de doute, de détresse et même de
peine dans les épreuves subies lors de ce parcours extraordinaire. Le grand
public ne perçoit souvent qu’au détour de quelques lignes le résultat final
d’une découverte de quelques morceaux d’os d’anciens hominidés, mais c’est
bien un parcours au long cours qui caractérise cette entreprise scientifique
qui ne peut être menée qu’en équipe mais avec un seul capitaine à bord,
Michel Brunet endossant parfaitement cette responsabilité. Découvrons avec
ce guide hors-pair les déserts africains, les difficultés du terrain qui ont
tant d’importance dans les découvertes ou les déconvenues. C’est à une
fantastique aventure humaine à laquelle nous invite l’auteur, avec ses
grandeurs mais aussi ses bassesses, parce que c’est avant tout l’homme qui
se regarde dans ce miroir lors de cette quête de notre origine…
DVD « Toumaï le nouvel Ancêtre »,
réalisateur
Pierre Stine, Production Gédéon Programmes Paris (2006).
France Télévisions
Distribution.
En
juillet 2002, le Paléoanthropologue Michel Brunet et son équipe, la Mission
Paléoanthropologique franco-tchadienne (MPFT), publient dans la revue
scientifique internationale Nature deux articles concernant plusieurs restes
d'hominidés dont un crâne surnommé Toumaï. L'ensemble a été découvert au
Tchad, dans le désert du Djourab, et daté de 7 millions d'années. Les
résultats publiés vont révolutionner l'histoire de l'origine de l'humanité.
Toumaï est-il véritablement notre nouvel ancêtre, à qui ressemblait-il, dans
quel environnement et comment vivait-il ?
Grâce à la magie des effets spéciaux, Toumaï va retrouver un corps, sa
forêt, son groupe, et même devoir affronter les terribles épreuves d'un
monde peuplé de redoutables prédateurs.
Ce film est le récit unique de cette découverte exceptionnelle.
En mêlant documentaire et fiction, science et action, humour et émotion,
cette histoire hors du commun vous fera revivre l'aube de l'humanité, il y a
7 millions d'années !
Dragon d'or, Festival
International du Film Scientifique de Pékin, Chine - 2006
Prix Spécial Image, HD Film Festival, Paris - 2006