l'occasion
de la coédition Le Bruit du Temps et La Dogana d'une biographie d'Ossip
Mandelstam, Lexnews a eu le plaisir de rencontrer son auteur, Ralph Dutli,
la voix la plus inspirée du grand poète russe. Lui-même poète et amoureux
de la langue russe, Ralph Dutli a consacré une grande partie de sa vie à
transmettre la poésie et la soif de liberté qui animaient Mandelstam
jusqu'à son ultime combat dans le terrible goulag stalinien. Partons avec
lui à la
découverte d'un des plus grands poètes russes du XX° siècle !
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« Alors que son père nourrissait une
affection particulière pour la culture allemande, c’est vers l’influence
maternelle quant à la culture et à la poésie russe qu’ira la préférence de
Mandelstam »
Ralph Dutli : « Si les deux parents sont d'origine juive, très
tôt la mère d’Ossip Mandelstam donnera à son fils le goût de la culture
russe avec Pouchkine. Elle a littéralement offert une langue à son fils,
car elle était issue d'un milieu intellectuel, inspirée par les lumières
juives, la Haskala. Elle était pianiste et lui a donné beaucoup sur le
plan culturel. Dans son recueil intitulé « La pierre », œuvre de jeunesse,
on perçoit très tôt le génie poétique de Mandelstam. Marina Tsvetaieva a
écrit qu'il y avait des poètes avec histoire et des poètes sans histoire,
des poètes qui sont tout de suite mûrs et Mandelstam en était. Ses
premiers poèmes intégrés dans un recueil datent de 1908 alors qu'il
n'avait que 17 ans, et ils sont déjà remarquables ! C'est un génie précoce
et un immense poète. »
« Son professeur au lycée Tenichev, Vladimir
Hippius, aura une grande influence sur le futur poète puisqu’il incarne la
passion de la littérature dans toute sa fureur et son impulsion… »
Ralph Dutli : « Absolument, c'était un professeur de lycée doué
d’un grand charisme et il a essentiellement transmis son tempérament
littéraire au jeune Ossip. Ce professeur a été un modèle quant à cette «
rage littéraire » qu'il évoque dans sa prose autobiographique Le bruit
du temps. On sent en effet ce tempérament très impulsif légué au jeune
homme jusque dans ses essais. C'est d'ailleurs un professeur qui apparaît
également dans l’autobiographie de Nabokov. Les deux jeunes hommes
fréquentaient le même lycée, un établissement pour le moins original à
l'époque, car très démocratique et ouvert. Nabokov le décrit de la même
manière avec cette idée de fougue qui le caractérisait.»
« Comment présenter l’influence du mouvement acméiste sur Ossip
Mandelstam et réciproquement le rôle déterminant qu’il aura dans ce cercle
très restreint des six jeunes poètes de l’origine ? »
Ralph Dutli : « Il faut savoir qu'il y a eu, en effet, un
groupe de poètes nommé acméistes. Mais en fait, Ossip Mandelstam occupe la
place essentielle et dépasse le cadre étroit des manifestes. Ce qui est
assez grandiose avec ce poète, c'est qu'il a très rapidement assimilé les
différentes influences que l'on évoquait tout à l'heure, et il devient
très tôt Mandelstam. Il a réuni dans son œuvre même, l'influence du
symbolisme, du futurisme… Si le symbolisme se perdait dans le mysticisme
et l'occultisme dans ses dernières années, vers 1910, les acméistes
souhaitaient en revanche un retour ici-bas, vers la réalité concrète et
l'artisanat solide du poète. L'amour de la vie est également très présent
dans ce mouvement en opposition avec le pessimisme de Schopenhauer. La
lumière qui tranche et une certaine ironie romane s'opposent à l’esprit «
germanique » des symbolistes! François Villon, Rabelais, Shakespeare et
Théophile Gautier étaient les sources d'inspiration de ce mouvement avec
une influence francophile manifeste. Mandelstam avait lui-même séjourné en
France et avait été très influencé par la culture française. Il aimait la
philosophie de Bergson, Villon, Verlaine, le théâtre de Racine, les textes
du Moyen-âge et il était fortement marqué par la beauté de la cathédrale
de Notre-Dame de Paris… Ce mouvement acméiste a donc été important, et
Mandelstam y a contribué activement en rédigeant un manifeste qui prône
l'architecture afin de vaincre le vide existentiel, une sorte d'éloge des
forces créatrices de l'homme. Le poète et la pierre nouent un lien très
étroit et Mandelstam écrira d’ailleurs dans cet esprit un magnifique poème
sur Notre-Dame. Mais rapidement, il transcendera le programme du manifeste
acméiste de Lev Goumiliov. Mandelstam était un phénomène unique, qui ne
souhaitait pas fonder d'école à l'inverse de Goumiliov. »
«Vous citez ce merveilleux jugement de Pasolini sur Mandelstam : Léger, intelligent, spirituel, élégant, voire même exquis, joyeux,
sensuel, perpétuellement amoureux, honnête, clairvoyant et heureux, même
dans les ténèbres de sa maladie nerveuse et de l'horreur politique,
juvénile, ou même presque gamin, saugrenu et cultivé, fidèle et inventif,
souriant et endurant, Mandelstam nous a offert l'une des œuvres les plus
heureuses du siècle…»
Ralph Dutli : « Oui, c'est une
citation magnifique que j'aime beaucoup ! Mandelstam a toujours été
victime du mythe du poète mort au goulag, ce qui est vrai bien entendu,
mais il y a aussi mille autres aspects que celui du martyr, ce que rend
très bien ce jugement de Pasolini. Mandelstam nous a offert l'une des
poésies les plus heureuses du siècle. »
« Comment la révolution d’Octobre et les années sombres qui suivirent
sont-elles perçues par le poète ? »
Ralph Dutli : « Dans sa jeunesse, Mandelstam a adhéré au parti
socialiste révolutionnaire. Mandelstam n'a jamais été bolchevik et il a
émis des jugements négatifs sur les nombreuses usurpations dans cette
révolution, notamment concernant Lénine. Puis en 1927, on lui a prêté des
sympathies pour Trotsky alors même que ce dernier avait été écarté du
pouvoir par Staline. Sa biographie politique est ainsi toujours
problématique, car il n'a jamais été du côté du plus fort. C'est
véritablement un poète, et non un partisan ou un homme de cour. Il
préserve dans son œuvre la dignité de l'individu à une époque où
l'individu était aboli et broyé par le collectif. Il n'est pas aveuglé par
cette période de propagande, bien au contraire il reste d'une très grande
lucidité politique. On peut ainsi dire qu'il n'y a eu qu'une petite
poignée de poètes de cette dimension-là à cette époque ; en fait, ils sont
au nombre de quatre : Tsvetaieva , Akhmatova, Pasternak, et Mandelstam.
Mandelstam est d'une grande clairvoyance et certains de ses écrits
anticiperont souvent sur ce qui se déroulera par la suite, tout en
écrivant ses idées avec une très grande poésie. C'est en cela notamment
que réside le miracle Mandelstam, cette lucidité implacable servie par une
poésie manifeste d'un bout à l'autre. Il a une forte vision poétique de
son époque. S'il ne mène pas un combat direct avec sa plume, il sera
néanmoins capable des vers les plus aiguisés contre le régime avec sa
fameuse épigramme contre Staline. »
« Au regard de ses dernières années, dans quelle mesure le poète
peut-il être considéré comme un Orphée des temps modernes comme le suggère
Joseph Brodsky ? »
Ralph Dutli : « Orphée est le poète modèle de la poésie pure,
une poésie pleine de musique. Le mythe d'Orphée est très important dans
l'œuvre de Mandelstam avec ce thème de la descente aux enfers. Mandelstam
a écrit un poème en 1920 où la parole est une hirondelle qui se rend dans
le monde souterrain afin de revenir enrichie par ce passage. Cette
connaissance de la mort et la tentative d’en revenir est un leitmotiv de
la poésie de Mandelstam. Joseph Brodsky a eu cette idée géniale d’une
inversion du mythe : c’est le poète qui est allé dans l’enfer du Goulag et
n’en est pas revenu, alors que sa femme a survécu et a assuré la
sauvegarde de l’œuvre. Mandelstam est en dialogue avec les poètes de
toutes les époques, Homère, Ovide, Dante, avec une facilité incroyable… Il
aura souvent d'ailleurs des prémonitions de son propre exil, signe de
cette lucidité qui le caractérisait. C'est un Orphée, mais aussi un Ovide
en exil ! »
« Vous êtes vous-même poète, quels sont les lieux
et les croisées des chemins où votre poésie rencontre en un dialogue celle
d’Ossip Mandelstam ? »
Ralph Dutli : « Vous me posez là une question bien difficile et
délicate ! (rires) Mandelstam nous a légué une œuvre assoiffée de
liberté à travers cette existence tragique. C'est un héritage qui confère
une réelle liberté et je ne me sens pas du tout emprisonné vis-à-vis de ce
legs. J'ai beaucoup appris sur la poésie à travers son œuvre, et notamment
la force de l'image et de la métaphore. Même si je me suis un peu éloigné
de Mandelstam après avoir traduit toute son œuvre et écrit plusieurs
livres sur lui, il m'habite toujours autant, et je crois que cela durera
jusqu'à ma mort. Je sais ce que je lui dois !
En réfléchissant à votre question, je pense que vous avez raison d'évoquer
ces croisements et cette idée de dialogue que j'entretiens souvent avec
d'autres poètes comme Pétrarque ou Novalis, les troubadours du Moyen-âge
et les « metaphysical poets » anglais. Mandelstam ouvre le regard, il
donne le souffle pour s’ouvrir à d'autres horizons. C'est un poète joyeux
qui a même réussi dans les instants les plus tragiques à communiquer cette
joie à son épouse, épouse qui a pu ainsi perpétuer le souvenir de son
œuvre et nous la transmettre. Il était capable de deviner la plénitude de
l'existence à travers les miettes que la vie lui offrait. Cette joie et
cette sensualité transcendaient tout le tragique, la peur et le désespoir
qu'il a pu connaître. La poésie de Mandelstam m'a littéralement porté
pendant toute ma vie. C’est un don très précieux !»
propos recueillis par
Philippe-Emmanuel Krautter
Traduction de l'allemand par Marion Graf, revue par l'auteur
Coédition Le Bruit du temps / La Dogana
135 documents • Index
Format : 135 x 205
608 pages
ISBN : 978-2-35873-037-2
A noter également :
Ossip
Mandelstam
"Le bruit du temps"
traduit du russe et présenté par Jean-Claude Schneider
Le Bruit du Temps, 2012.
Ossip
Mandelstam
"Entretien sur Dante, précédé de La Pelisse"
traduit du russe par Jean-Claude Schneider
La Dogana, 2012.
Ossip
Mandelstam
"Simple promesse, choix de poèmes 1908-1937"
traduits par Philippe Jaccottet, Louis Martinez, Jean-Claude Schneider
Eugène Green est un magicien, un
magicien qui a la surprenante habitude d'échapper à toute appréhension
et de faire disparaître toute tentative de classement, de
catégories... Il serait possible de présenter cette personnalité
attachante comme un homme de
théâtre, mais immédiatement, l'écriture à laquelle il s'est adonné avec
gourmandise efface les planches et met en avant la feuille noircie
d'une écriture aussi envoutante que profonde. Eugène Green pourrait-il
être un de ces fantômes si présents dans ses créations ? Ils auraient alors fort à faire avec ce
trublion du paysage culturel français et international. Eugène Green
impressionne tous les supports et la pellicule du cinéma parvient très
bien à rendre cette communauté universelle à laquelle il nous
invite. Découvrons un esprit libre au XXI° siècle !
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Vous êtes connu pour avoir le
premier réhabilité le théâtre baroque, à l’image de ce qui s’est
fait pour la musique ou la danse. D’où vous vient cet attrait pour
cette parole baroque, étant originaire des Etats-Unis, pays pour
lequel vous n’avez pas hésité à dire qu’il n’avait pas de langue ?
»
Eugène Green : « Dès mon plus jeune âge,
alors que j'étais encore enfant, j'habitais en Barbarie (NDLR :
nom généralement donné par Eugène Green aux Etats-Unis) et je
lisais alors du Shakespeare et ses contemporains. J’aimais
beaucoup ce théâtre, mais je ne reconnaissais pas du tout ce que
j'avais lu dans ce que je voyais et entendais. Il y avait un réel
décalage entre le texte et ce qui était énoncé, un décalage qui
n'a fait que s'accentuer avec le temps dans les années soixante.
Une fois arrivé en France, j'ai réellement découvert le théâtre de
Molière, de Racine et de Corneille en les lisant, un théâtre qui
m'a touché très directement au cœur. Mais j’ai pu malheureusement
constater la même chose en allant voir les représentations sur
scène. Dans le meilleur des cas, je m'ennuyais… J'étais convaincu
qu'il fallait redécouvrir les systèmes de représentation en
fonction desquels ces textes ont été écrits. Par ailleurs, je me
suis intéressé à la musique ancienne –renaissance et baroque- même
si je n'étais pas moi-même musicien. J'ai été impressionné à la
fin des années soixante par la manière dont cette musique avait
fait l'objet de redécouvertes. Les pionniers de la musique
ancienne qu’étaient Leonhardt et Harnoncourt dans les années
cinquante avaient préparé le terrain de ce qui allait être
développé à partir de la fin des années soixante. Même s'il y
avait déjà quelques détracteurs virulents qui allaient stigmatiser
ces « baroqueux », leur immense travail allait bientôt être
considéré comme allant de soi par la plupart des gens. J'ai alors
pensé qu'il était possible de faire la même chose pour le théâtre.
À la fin des années soixante-dix, j'ai pu constater qu'il n'y
avait aucun travail théorique sur cette question. Il fallait alors
retrouver un langage ancien, bien au-delà de quelques figures de
style qui auraient pu décorer une pièce jouée à l'ancienne… Il ne
s'agissait pas de donner un vernis superficiel avec de la gestique
baroque comme cela a pu être fait, mais bien comprendre ce théâtre
baroque dans son contexte. Il m'est apparu très rapidement
nécessaire d’étudier toute la civilisation baroque. Mon intérêt
pour cette civilisation n'était pas le fruit du hasard, hasard
auquel je ne crois d'ailleurs pas ! Cette démarche a réellement
apporté une réponse existentielle à des questions que je me posais
par rapport à ma vie. C'est quelque chose que j'ai développé dans
La parole baroque : par, exemple l'oxymore baroque, qui
consiste en la possibilité d'accepter en même temps deux vérités
qui, selon la raison, sont exclusives et contradictoires. À mon
avis, une grande partie des malheurs de la civilisation, depuis le
XVIIIe siècle, vient de cet oubli et de la toute-puissance de la
raison. J'ai fait ce travail avec beaucoup de passion, puisqu'il
ne s'agissait pas seulement d’une recherche intellectuelle, mais
également d’une nécessité artistique, et d’une réponse à des
questions existentielles. »
____________________
Connaissez vous la filmographie
d'Eugène Green ?
2001 : Toutes les nuits avec Alexis
Loret, Christelle Prot et Adrien Michaux
2002 : Le nom du feu (court-métrage) avec Christelle Prot et Alexis
Loret
2003 : Le Monde vivant* avec Christelle Prot, Adrien Michaux, Alexis
Loret, Laurène Cheilan, Achille Trocellier et Marin Charvet.
2004 : Le Pont des Arts* avec Natacha Régnier, Denis Podalydès, Adrien
Michaux et Olivier Gourmet
2006 : Les signes (court-métrage) avec Christelle Prot, Mathieu
Amalric, Achille Trocellier, Marin Charvet
2007 : Correspondances (court-métrage) avec Delphine Hecquet, François
Rivière, Christelle Prot
2009 : La Religieuse portugaise* avec Leonor Baldaque, Adrien Michaux
(*Le Monde vivant et Le Pont des Arts
sont disponibles en DVD aux éditions Montparnasse, La Religieuse
portugaise aux éditions Bodega )
____________________
« Vous êtes souvent très discret
sur vos raisons quant au choix du français alors même que vous
auriez pu retenir la langue qui vous a vu naître. »
Eugène Green : « Dès l'âge de 11 ans, j'ai
réalisé que pour moi la chose la plus importante était le langage.
J'ai pris très tôt conscience que l'on existait à travers une
langue, que le monde se comprenait par la langue et qu’en Barbarie
il n'y avait pas de langue… Initialement, j'ai eu comme projet
d'aller en Angleterre, d’y apprendre l’anglais, et de travailler à
partir de là. Mais les choses ont fait que, après un an passé à
Munich – où j’étais souvent aussi à Prague et en Italie - je me
suis rendu en France dans l'espoir de perfectionner mon français.
Si je connaissais la littérature française ancienne, je n’avais
par contre que peu de familiarités avec la littérature
contemporaine. Il m’est apparu rapidement que si la littérature
britannique m’intéressait, elle ne me passionnait pas autant que
les littératures latines. »
« La parole est intimement liée à
l’esthétique et à l’idée de sacré, éléments indissociables du
XVII° siècle. Comment avez-vous rétabli ces ponts souvent ignorés
de nos contemporains ? »
Eugène Green : « Je crois que cela s'est
fait de manière très intuitive, dès mon plus jeune âge. Je ne
pouvais pas expliquer alors ce que j'ai compris depuis. Dans mon
roman La bataille de Roncevaux, le personnage central est
un jeune Basque du nord, né avec deux langues, l'une de son pays,
l'autre de l'Etat. Alors qu'il se trouve sous un pommier, il
énonce le nom du pommier en français, puis en basque. Avec cette
énonciation, il réalise qu'il ne s'agit pas de la même chose, que
le pommier n'est pas le même, et que le monde extérieur également
a une double existence. C'est quelque chose que j'ai intuitivement
compris très tôt, et dont j’ai trouvé la confirmation dans la
culture qui précède le XVIIIe siècle. Ces choses-là sont
essentielles pour moi, que ce soit dans l'écriture, le théâtre ou
le cinéma. »
« C'est pourtant une réalité peu
souvent admise par nos contemporains ! »
Eugène Green : « Oui, si on exprime ces choses-là de manière
abstraite, cela peut paraître un peu abrupt, mais si l’on fait la
démarche d'expliquer ces rapports entre la parole et le sacré, de
nombreuses personnes peuvent être sensibles à ces questions. J'ai
eu beaucoup de mal à proposer cette vision avec le théâtre
baroque, cela a été une galère de près de vingt-cinq ans ! Même si
j'y ai trouvé beaucoup de plaisir, cela a été surtout de la
souffrance. La dernière chose que j'ai faite pour le théâtre, a
été un sermon de Bossuet que j'ai déclamé à l'église
Saint-Étienne-du-Mont en 2001. J'ai prononcé ce sermon en chaire,
éclairé par des bougies, alors que la pénombre gagnait petit à
petit [… Il faut vous imaginer,] et qu’apparaissait sur le dessous
du baldaquin la colombe du Saint-Esprit ! L'église était comble…
L'émotion était très forte. »
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Eugène Green et la restitution
de la parole baroque
« La voyelle latente
[ə] se prononçait partout, sauf là où l'élision prosodique
l'avait déjà rendue inexistante. Une consonne latente suivie d'une
autre consonne était considérée comme imprononçable, même en
déclamation, mais toute consonne suivie d'une voyelle devait se
prononcer (autrement dit, toute liaison était obligatoire), et une
consonne en contact avec le vide (c'est-à-dire avant tout arrêt de la
voix, et obligatoirement à la rime) devait s'articuler également. »
( La parole baroque,
Desclée de Brouwer)
____________________
« Vous soulignez souvent que
l’écriture a été au cœur de votre vie. Comment considérez-vous les
rapports entre écriture et parole, les liens sont parfois ténus
lorsque l’on pense à certains de vos films où le langage parlé se
confond avec l’écriture. »
Eugène Green : « Je pense que la parole est
forcément sacrée. La langue est non seulement un ensemble de signes,
mais aussi un lieu, quelque chose de physique, qui doit être
incarné, et qui passe forcément par le corps humain. Et en même
temps, la parole est une énergie. La littérature est pour moi
toujours orale. J'ai le sentiment profond que toute écriture est
faite pour être incarnée. D'ailleurs, lorsque je suis chez moi, je
lis toujours à haute voix. Selon moi, notre tradition théâtrale est
toujours fondée sur une rhétorique. Même la commedia dell’arte est
fondée sur une rhétorique. Le texte doit être incarné et devenir
ainsi une parole vivante, c'est d'ailleurs tout le travail que j'ai
fait sur le théâtre baroque. Et lorsque j'écris mes romans, cela va
dans le sens de la simplification en un maximum d'énergie concentrée
en un minimum de parole. Les personnes qui n'aiment pas mon écriture
critiquent justement cette simplicité, mais celle-ci n'est
qu'apparente et ne survient qu’au prix d'un très grand effort. Je
crois que l'invention du cinéma a été une tentative de retrouver ce
sens réel de la parole. Le cinéma reprend les trois aspects de la
parole qui sont plus faciles à définir en français que dans les
autres langues : le mot, la parole, le verbe.
Cet aspect de la parole a disparu de la pensée dominante à partir de
la fin du XVIIIe siècle. Le cinéma peut arriver à reconstituer
quelque chose qui opère de la même façon. A un premier niveau, le
cinéma est une captation de la parole matérielle, ce qui correspond
au mot. Ensuite, la parole acquiert, par le biais de chaque plan,
une vie et une énergie propres. Chez les plus grands cinéastes, ce
peut être également l'occasion d'une rencontre entre l'homme et le
sacré, l’équivalent du verbe. Le cinéma est ainsi parole faite
image, puisque ce sont des images qui fonctionnent exactement comme
la parole avant le XVIIIe siècle. J'ai toujours voulu faire du
cinéma depuis l'âge de 16 ans. C'était l'époque où en regardant
Le désert rouge d'Antonioni, j'ai été convaincu de vouloir
suivre cette voie. Cela a mis beaucoup de temps à se concrétiser, et
c'est par un chemin détourné que je suis arrivé au cinéma. J'ai pu
bénéficier d'une extrême liberté en n’ayant fait aucune école.
Lorsque j'écris un scénario, j'ai absolument besoin de « voir »
chaque plan du film. Ainsi, beaucoup de choses sont déjà prévues
avant même la réalisation du film. Lorsqu'on a l'impression de
choses un peu bizarres dans mes films, c'est en fait ma manière
d'approcher la réalité. Je ne trouve aucun intérêt à montrer dans un
film ce que l'on peut voir dans la vie. Si l'on ne montre qu'une
réalité extérieure, ce n'est pas la peine de faire un film. Je
cherche plutôt à faire apparaître l'énergie spirituelle qui est là,
mais que nous ignorons la plupart du temps dans notre vie
quotidienne. C'est la magie du cinéma que de pouvoir montrer aux
spectateurs ce qu’ils n'auraient pas vu dans la vie réelle. Lorsque
je place ma caméra entre les deux personnages, c'est une manière de
mieux percevoir ces réalités.»
____________________
Eugène Green et l'écriture
La Parole Baroque, 2001, Desclée
de Brouwer
Présences : Essai sur la nature du cinéma, 2003, Desclée de Brouwer
La Rue des Canettes (dédié à Marin Charvet) : cinq contes, 2003,
Melville
Le Présent de la parole, 2004, Desclée de Brouwer
La Reconstruction, 2008, Actes Sud
Poétique du cinématographe. Notes, 2009, Actes Sud
La bataille de Roncevaux, 2009, Gallimard
Un conte du Graal, 2010, Gallimard
La Religieuse portugaise, 2010, Diabase
La communauté universelle, 2011, Gallimard
____________________
« La Religieuse portugaise, votre dernier film, semble
aimanté par l’atmosphère bien particulière de cette ville que vous
chérissez tant, Lisbonne. Recèle-t-elle les secrets d’un passé qui
vous serait familier, mais que nous ne connaîtriez pas encore ? »
Eugène Green : « C'est en effet une impression
que j'ai souvent, cette impression que j'ai d'ailleurs également
pour la langue française, celle d'une réminiscence de type
platonicien et non d'une découverte. Avec Lisbonne, et la langue
portugaise, c'est un peu la même chose. Il est possible que dans
d'autres existences, j'aie parlé français et également vécu à
Lisbonne ! Je suis passionné par le grand mythe portugais de Celui
qui est caché, Dom Sebastião. J'ai même écrit des textes inédits de
poésie avec une sorte d'épopée sur ce mythe du Encoberto, à
travers six incarnations : selon le mythe, Dom Sebastião devait
revenir plusieurs fois sous des formes différentes, sans être
reconnu. Ce ne sera que lorsqu'il reviendra en étant reconnu qu'il
établir le Cinquième empire universel. J'ai cette idée de la
réincarnation, et de souvenirs qui sont plus anciens que notre
existence. J’éprouve un peu ce sentiment à Lisbonne. »
« Votre dernier roman, La communauté
universelle, semble lui-même profondément nourri de cette idée
de lien qui unit l’humanité par-delà les classes sociales, les
lieux, les peuples et même le temps historique. Un rythme
crescendo va progressivement réunir dans un tourbillon tous les
êtres de cette histoire. »
Eugène Green : « Vous faites là un excellent résumé du roman !
Je crois profondément à la fiction, c'est d'ailleurs une idée
baroque. C'est une façon d’aborder de plus près la réalité, mais de
nos jours c'est quelque chose de très suspect… Le noyau central de
cette histoire m'est venu il y a une dizaine d'années quand j'étais
invité à Londres pour présenter mon film Le monde vivant au
festival de cette ville. J'ai eu l’idée d’une rencontre entre des
personnes issues de milieux différents, de religions différentes, et
même cette idée d'une conversation entre un fantôme et une jeune
femme. »
« Vous partez d'une citation de maître Eckhart sur
l'indivisibilité du divin, il semble qu’il ait dans votre livre un
parallèle entre cette indivisibilité du corps divin avec le corps
humain et cette notion de lien qui nous unit tous. »
Eugène Green : « C'est en effet quelque chose qui est présent.
Dans ce roman, qui n'est pas très long, il y a beaucoup de
traditions religieuses qui se rencontrent. Je vois cela d'une
manière un peu dialectique et le seul moment où je me permets un
jugement personnel serait peut-être le petit sermon laïque tenu par
l’ex-prêtre de l'église anglicane à partir d'un sermon de maître
Eckhart. Pour moi, Eckhart est le plus grand maître spirituel !
Lorsqu'il dit que la réalité de Dieu c'est l’Un, on comprend tout à
fait qu'il ait pu être inquiété par l'Inquisition. Il affirme qu'il
y a un château fort dans l'âme ou Dieu lui-même dans ses trois
personnes ne peut entrer ! C'était évidemment quelque chose de très
hérétique au XIVe siècle, alors que pour lui ce n'était pas du tout
contradictoire avec sa foi chrétienne. Toujours selon Eckhart, la
réalité de Dieu n'a ni de forme, ni d'aspect et on a alors besoin de
métaphores et d'images. Mais le problème vient alors de ces
métaphores qui se transforment en dogme rationnel et intellectuel
alors que ce ne devait être que des chemins menant vers la réalité
de l’Un. Toutes les religions usent de ces métaphores et de ces
images. C'est une des forces du christianisme que d'avoir donné une
forme corporelle à la divinité. C'est cela qui explique la fin du
roman : l'humanité de l'homme est un des liens de la communauté
universelle, même s'il y en a d'autres. Plus on monte vers la
réalité de Dieu, plus on s'éloigne de tout, ce qui est une idée
platonicienne. Paradoxalement, plus on s'approche de l’Un et que
l'on s'éloigne de notre condition terrestre, plus on s'approche
également des êtres humains et donc également de la beauté du monde.
Je pense que les religions sont simplement des accès à cette
dimension. Par contre la réalité de l’expérience spirituelle relève
de la mystique. Mais en règle générale, la mystique est mal vue par
l’orthodoxie… Si vous observez la tradition mystique, dans la
plupart du temps, elle est intimement liée à la sensualité. »
« Votre rapport au temps peut surprendre la pensée
rationaliste. Vous avez un traitement bien particulier quant aux
fantômes ! »
Eugène Green : « Je pense qu'un des grands drames du monde
contemporain, et qui va de pair avec la perte de la spiritualité,
réside dans la perte du présent. Pour moi, le présent est le seul
temps réel, qui comporte tout ce qui a été et qui sera. Il est dans
ce cas tout à fait logique que les fantômes soient présents
puisqu'ils font partie de ce qui a été et de ce qui sera, ce que
l'on retrouve dans un très grand nombre de civilisations. Le passé
est très important, la culture est également très importante, mais
tout cela est intimement lié au présent. Ce sont souvent des choses
que les gens ne comprennent pas dans mon travail dès qu'ils notent
une référence culturelle, ils jugent cela réactionnaire, alors que
pour moi, c'est vivre dans le présent ! C'est pourquoi j'aime vivre
à Lisbonne, où le présent me semble plus réel parce qu'il y a le
passé et l'avenir qui sont toujours présents. Je m'intéresse
beaucoup au fado, et je souhaite intégrer de nombreuses évocations à
des grands fantômes de l'histoire portugaise dans un futur film
consacré à cette musique. Vous savez qu'au cœur du fado est présent
cette notion de saudade qui bien souvent est mal comprise :
c'est à la fois un regret de ce qui a été et un désir de ce qui doit
venir, les deux sont présents dans cette saudade qui est
alors bien plus qu'une simple nostalgie. Et lorsque l'on entend les
choses ainsi, les fantômes ont toute leur place… »
« Est-ce que ces fantômes pourraient être notre mémoire justement
? »
Eugène Green : « On peut le voir ainsi, mais comme il s'agit
d'une énergie réelle et précise, pour moi c'est aussi une réalité !
Si je n'ai jamais vu de fantôme, j'ai par contre souvent ressenti
leur présence, et dans des lieux où d'autres personnes avaient
constaté les mêmes phénomènes. Dans toute mon œuvre, ces fantômes
sont présents. Ils font partie de cette communauté universelle. »
« Comment Eugène Green observe-t-il notre société et nos sociétés
souvent malades de leur modernité. Quel est cet espoir que l’on
perçoit souvent dans vos créations ? »
Eugène Green : « C'est quelque chose qui me surprend parfois
moi-même. Effectivement, je trouve que le monde va très mal et j'en
suis très triste. Mais parallèlement, je n'arrive pas à exprimer
quelque chose qui soit sans espoir. Je pense que si l'on a une vie
spirituelle, on garde forcément une certaine lumière, et je cherche
toujours à retrouver cette lumière dans les ténèbres, ce qui est la
démarche de beaucoup de mystiques. Quand j'étais plus jeune, alors
même que j'étais plus optimiste, j'étais plus négatif ! Et
maintenant, j'éprouve de la joie en créant un travail artistique.
Par contre, j'ai beaucoup de mal à supporter ce qui est glauque. Or,
notre société a tendance à développer de plus en plus cet état des
choses, voire même à l’encourager. Il y a une certaine obscénité à
étaler d’une manière complaisante la misère et la souffrance. Je
n'arrive pas à désespérer ! C'est peut-être complètement irrationnel
et bête, mais dès que je suis à Lisbonne, je n'arrive pas à déprimer
!
Ce qui m'horrifie maintenant, c'est que nous sommes gouvernés par
des gens sans aucune culture. Je comprends tout à fait que les
priorités économiques et sociales priment, mais la culture ne doit
pas être considérée comme un loisir et encore moins comme un produit
économique. La culture doit être présente dans tous les domaines de
la vie de la société. »
Interview Alberto Manguel
Paris, vendredi 2 octobre 2009
Né en Argentine en 1948, Alberto Manguel a passé ses premières années à
Tel-Aviv où son père était ambassadeur. En 1968, il quitte l’Argentine,
avant les terribles répressions de la dictature militaire. Il parcourt le
monde et vit, tour à tour, en France, en Angleterre, en Italie, à Tahiti
et au Canada, dont il prend la nationalité. Ses activités de traducteur,
d’éditeur et de critique littéraire le conduisent naturellement à se
tourner vers l’écriture. Composée d’essais et de romans, son oeuvre est
internationalement reconnue. Depuis 2001, Alberto Manguel vit en France,
près de Poitiers.
Faire la
rencontre d'Alberto Manguel, c'est un peu croiser sur son chemin à la fois
un encyclopédiste, un rêveur, un poète, un amoureux de la vie, surtout
lorsqu'elle est écrite noir sur blanc... Une heure passée avec lui vous
fait tourner beaucoup de pages pour sa plus grande joie ! Rencontre avec un
merveilleux magicien de la littérature...
LEXNEWS : « Quel regard portez-vous sur ces
instants très secrets et particuliers qui vous ont fait basculer dans
l’univers de la lecture ? »
Alberto Manguel : « Je dois tout d’abord vous avouez que les
instants que vous évoquez ne sont pas pour moi des particularités. Au
contraire, les moments de rapport social me semblent beaucoup plus
extraordinaires et particuliers. Déjà enfant, je passais énormément de
temps tout seul pour des raisons familiales un peu complexes, car j'étais
élevé par une nourrice avec qui je passais l’essentiel de mes journées. Je
n'avais pas la compagnie d'autres enfants et donc mon univers était celui
des livres. C'était dans les livres que je retrouvais le dialogue, la
connaissance du monde et les amitiés. Ce n’est que beaucoup plus tard,
vers l'âge de 7-8 ans, lorsqu'un enfant est déjà formé, que j'ai commencé
à avoir une vie sociale en allant à l'école. Ces instants que vous appelez
des particularités correspondent à la vie normale quant à moi ! Je dois
faire un effort conscient pour communiquer dans un groupe... Je me sens
souvent mal à l'aise lorsqu'il y a plus de trois ou quatre personnes ! Il
faut s'y faire… »
LEXNEWS : « Pensez-vous que cet accès à la
lecture soit quelque chose qui puisse être cultivé ou au contraire relève
du plus grand des hasards ? »
Alberto Manguel : « Je crois qu’il s’agit là de quelque chose
d'inhérent à l'espèce humaine. Le fait que cette capacité soit cultivée ou
non par la suite dépend des circonstances sociales, mais en tant
qu'espèce, je crois que nous sommes disposés à la lecture. Nous avons
tendance à lire le monde comme une histoire, comme quelque chose qui a du
sens. Nous regardons un paysage et la première impression ne relève pas du
hasard, nous croyons d'une façon confuse et vague que l'emplacement d'un
arbre ou d'une étoile a un sens. J'appellerais cela la syntaxe du monde
que nous pensons reconnaître et que nous sommes en fait en train
d'inventer. Richard Dawkins, qui pour moi est un penseur essentiel de
notre époque, darwinien, a une théorie qui me plaît beaucoup sur l'origine
de l'imagination : il soutient que pour nous défendre dans un monde
difficile, comme toute autre créature vivante, nous développons certaines
facultés et que l'espèce humaine a développé la faculté d'imaginer une
situation, de recréer le monde avant de mieux affronter cette situation.
Un lapin apprend ce qu'il doit faire devant un renard qu’en sa présence,
alors que nous, nous pouvons imaginer ce que c'est que d'être devant un
renard, un lion ou M. Sarkozy ! Il s’agit d’imaginer comment nous
répondrions, quelle attitude nous adopterions. Cette faculté se développe
d'une façon très sophistiquée, non seulement en imaginant nos actions,
mais également en imaginant toute une histoire autour de cela, des mythes,
des romans, des poèmes, des oeuvres philosophiques et donc toute la
littérature. La littérature est notre meilleure façon de connaître le
monde pour mieux y vivre. Cependant, il s'avère que les sociétés que nous
avons bâties, pour des raisons autres, n'encouragent pas cette lecture. »
LEXNEWS : « Certains vont vite conclure à une
fuite face à la réalité dans ce que vous décrivez ? »
Alberto Manguel : « Absolument, vous allez alors entendre tout
le contraire de ce qui est, non seulement on va le dire, mais qui plus est
on va totalement pervertir ce sens de la lecture en créant ce que
j'appellerai aujourd'hui une idéologie de supermarché, une idéologie qui
vous offre un soi-disant accès aux livres mais vous laisse à la surface
des choses. »
LEXNEWS : « D’une lecture gardée pour vous dans
l’univers secret de l’enfance, vous êtes passé à une lecture partage, don
de soi pour les autres, dont vos livres se font l’écho : quelle transition
a permis cet altruisme ? »
Alberto Manguel : « Ce n'est pas un altruisme, je crois que
c'est la démarche naturelle de la lecture. Vous passez de l'apprentissage
d'un texte au partage de ce texte. Ce qui est initialement un monologue
devient nécessairement un dialogue, il y a peu de lecteurs qui peuvent
garder pour soi-même leurs lectures. Encore une fois, c'est une société
qui n'encourage pas cette confidence, qui veut faire croire à chaque
lecteur qu'il est unique et qu'il doit donc avoir une sorte de pudeur de
dire « tiens j'ai lu ce livre qui est merveilleux »… Vous entendrez toutes
ces idées préconçues qui sont absolument fausses, mais qui se manifestent.
Ce n'est pas un hasard si 90 % des lecteurs sont des femmes dans la
littérature…
Pour revenir à votre question, la démarche naturelle est de passer d'une
connaissance privée particulière du texte à un partage de cette lecture. »
LEXNEWS : « Dans Tous les hommes sont menteurs
vous révélez qu’il est curieux qu’aucun lecteur n’ait souligné que
votre seul et unique thème ne soit l’amour. (p. 137) Est-ce là la source
première ? »
Alberto Manguel : « (Rires…) Oui et non ! Dans le texte, pour
ce personnage qui parle, c'est absolument vrai. Tout tourne autour de
l'amour, c'est la seule chose qui lui importe, l'amour particulier pour
une femme particulière. Dans un sens plus large, c'est cela aussi. Depuis
un an déjà, je lis Dante tous les matins, c’est mon temps de méditation,
je lis un Canto, je me plonge dans un commentaire… Pour Dante, et
il le dit d’ailleurs à la fin à la dernière ligne du poème, il est très
clair que c'est l'amour qui fait bouger le soleil et les autres étoiles.
Le tissu de l'univers est l'amour, il ne s'agit pas d'un amour dans ce
sens rose que les romantiques lui ont donné, mais l'amour dans le sens du
mouvement corporel et psychologique envers l'autre. C'est le fait de
savoir que nous ne sommes pas seuls et que l'on ne peut pas être seul, le
grand péché de l'égoïsme réside dans le fait que l'on ne peut pas survivre
dans cette situation. Je ne veux pas faire ici de la philosophie mystique,
mais c'est en effet une idée qui a nourri toutes les religions du monde et
des sociétés... Cette idée entendue dans ce sens est en effet celle de
toute la littérature, la relation de celui qui parle avec les autres, son
entourage, et le monde. »
LEXNEWS : « Lire à haute voix, pour les autres, peut
surprendre celle ou celui qui n’y est pas habitué. Qu’aimeriez-vous dire
aux éventuels sceptiques ? »
Alberto Manguel : « Lire à haute voix n'est pas la seule façon
de lire, il faut bien comprendre que lire à haute voix, c’est lire pour
donner de l'envol, et cela on peut le faire tout seul afin d'écouter ce
que le texte dit. Il m'arrive souvent de lire un texte seul à haute voix,
c'est le cas en ce moment pour Dante. N'oubliez pas que c'était notre
première façon de lire, la lecture silencieuse ne commence à être courante
qu'à partir du IXe siècle après Jésus-Christ. La lecture à haute voix
n'est pas seulement une façon de démêler le texte, ce qui était la raison
au début, mais également pour donner une réalité corporelle, physique à la
parole. Il y a d'ailleurs des théories de psychologues qui ont travaillé
sur les possibilités mentales de l'homme préhistorique qui supposent qu'à
l'origine du langage, les premières lectures étaient des hallucinations
auditives, c'est-à-dire que vous voyez une parole et vous l'entendez comme
si elle était présente. Il y a ensuite la lecture à haute voix que vous
faites par exemple à un enfant ou à un ami pour partager ce que vous êtes
en train de lire. Vous ne sortez pas encore réellement de la solitude de
la lecture, mais vous la dédoublez. Ensuite, vous avez une lecture
publique, c'est-à-dire la lecture qui est faite par celui dans une société
qui sait lire à ceux qui ne savent pas lire afin de communiquer un texte,
c'est le cas des premiers journaux par exemple qui, lorsqu'ils arrivaient
à la campagne, étaient lus par la personne qui savait lire. Cela n'est pas
seulement dû à des questions pratiques : si vous prenez par exemple dans
le Quichotte, à un moment donné, l'aubergiste raconte au curé son plaisir
pour les romans de chevalerie et il dit qu’après la moisson, ils se
réunissent et chacun écoute ce qu'il aime : sa fille, les histoires
d'amour, les garçons, les batailles... La lecture se dédouble, mais seule
une personne fait la lecture publique. Après cela, vous avez également une
lecture comme celle que j'avais faite pour Borges où vous prêtez vos yeux
à quelqu'un d'autre. Ce n'est pas vraiment votre lecture, ce n'était pas
moi qui choisissais les textes, qui donnais le ton… Tout cela était entre
les mains de Borges, mais comme il était aveugle, je faisais le parcours
des mots. Et finalement, vous avez la lecture de l'auteur, qui crée le
texte, mais qui veut savoir, à l'image du compositeur qui fait jouer sa
pièce, quelle est sa réception devant un premier public. Nous avons de
tels exemples depuis l'époque romaine jusqu'à nos jours. Il ne faut pas
oublier non plus la lecture à haute voix faite par une machine qu'il
s'agisse d'une cassette, d'un CD, voire même la lecture d'un texte par un
ordinateur ! Quand nous évoquons la lecture à haute voix, il faut bien
distinguer ce dont nous parlons. »
La profondeur des discussions avec Borges
me semblait être celle qui s’imposait et sa générosité a littéralement
comblé le jeune lecteur que j’étais…
LEXNEWS : « Quels souvenirs gardez-vous de vos
instants de lecture avec Borges, et au-delà de cette mémoire, quelle
lecture avez-vous faite de ces lectures ? »
Alberto Manguel : « C’est vers l’âge de 16 ans que j’ai pu
faire, avec d’autres, écrivains, journalistes, la lecture à Jorge Luis
Borges. La rencontre se fit dans la libraire Pygmalion à Buenos Aires,
librairie que le célèbre écrivain fréquentait. En fin d’après-midi, un
jour qu’il rentrait de la Bibliothèque nationale dont il était le
directeur, il me demanda très poliment s’il me serait possible de venir
lui faire la lecture certains soirs à la condition que je n’aie rien
d’autre à faire ! Et pendant plusieurs années, à raison de trois ou quatre
fois par semaine, je me rendais dans son petit appartement qu’il
partageait avec sa mère et Fany, la bonne. C’était en 1964, et comme je
vous le disais, je n’avais que seize ans, peu conscient de ce que cela
représentait. Ce que j’observais et entendais n’était pas vraiment
étranger à l’univers du livre dont je vous parlais tout à l’heure dès ma
plus petite enfance. Cela ne me semblait pas étrange et, à l’inverse, les
conversations banales du quotidien avec mes amis, mon voisinage ou avec
mes professeurs m’apparaissaient bien plus bizarres ! La profondeur des
discussions avec Borges me semblait être celle qui s’imposait et sa
générosité a littéralement comblé le jeune lecteur que j’étais…
Avec le recul, ce que je trouve extraordinaire aujourd'hui, et que je ne
savais pas à l'époque, c'est qu'il y a, comme je le disais tout à l'heure,
une façon de lire à haute voix où vous prêtez vos yeux à quelqu'un
d'autre. À cela, s'ajoute dans le cas de Borges qu'en même temps que je
faisais la lecture, je l'entendais lire, c'est-à-dire que j'entendais ses
commentaires, non pas des commentaires tels que ceux qu'un professeur
pouvait faire, mais plutôt des réflexions que Borges faisait à haute voix
par politesse parce que j'étais là et cela a été vraiment des instants
uniques. Je n'ai jamais été témoin depuis d'un événement pareil… La pensée
de Borges était d'une liberté totale, cela donnait suite à des idées
originales et cela m'a, d'une certaine manière, encouragé à faire ce qui
est en fait notre lecture naturelle. L'enfant qui lit ne se dit pas je
suis en train de lire un texte du XIXe, de tel genre… Bien au contraire,
il ouvre, il coupe, il suit le personnage ou s'en détache, etc. Cette
liberté est celle avec laquelle Borges lisait, il se fichait littéralement
des écoles littéraires, des théories, des commentaires prestigieux même
s’il les connaissait et souvent même s'y intéressait. Mais il n'avait
aucun sens de l'aristocratie du monde intellectuel, ce qui l'intéressait
c'était les paroles, les idées derrière la parole et la musique derrière
les idées. Lorsque nous lisions un texte, il pouvait très bien associer
Agatha Christie à Platon sans que cela ne soit trivial et sans donner des
excuses ! Il est évident qu'une telle expérience, surtout lorsque vous
êtes un adolescent tel que je l'étais à l'époque, vous encourage à une
grande liberté, à une grande impertinence voire au respect pour une
anarchie organisée ! Ni Dieu, ni maître, mais avec un certain système !
(Rires…)»
LEXNEWS : « Vous n’hésitez pas à dire que la
lecture peut être un étendard dressé contre la bêtise envahissante. Quel
plan de bataille vous semble s’imposer à l’heure des lectures de plus en
plus courtes et superficielles ? »
Alberto Manguel : « Je crois que l'urgence est en effet là, et
je pense que le problème essentiel est que nous combattions avec des armes
et des principes différents. D'un côté, vous avez ceux pour qui le profit
matériel est la base et le but de la société. Ces personnes souhaitent
miner la poursuite intellectuelle qui justement est tout le contraire.
Cela implique également des ouvriers suffisamment dociles pour accepter
ces normes de travail. Pour ceux-là, évidemment, il ne faut pas encourager
la lecture. C'est une philosophie qui tient un discours de l'ordre du
catéchisme, convaincre les autres que ce dont nous avons besoin, ce sont
des réponses courtes, précises pour l'efficacité. Il faut aller vite et
comme disait Christine Lagarde, il faut travailler plus et penser moins !
Du côté de ceux qui combattent cela, il est nécessaire de ne pas opposer à
un catéchisme, un autre catéchisme. Il ne s'agit pas de donner des
réponses immédiates, mais de laisser des situations ouvertes, de ne pas
aller vite, mais d'approfondir, de prendre son temps. C'est un peu encore
une fois le combat du lièvre et de la tortue !
Je ne crois pas
qu'il s'agisse d'un choix délibéré de notre société, mais plus d'une
certaine logique propre à celle-ci, cela dépasse le cadre des personnes
(gouvernants, responsables…). Pour évoquer les jeunes, il est évident
qu'ils ne sont pas stupides même si on leur enseigne à l’être ! Que
voient-ils ? Ils peuvent constater une société qui leur dit : allez vite,
ne réfléchissez pas, vous n'aurez pas d'avenir, et de l'autre côté, une
petite publicité qui leur dit : prenez un livre, lisez ! Ils ne sont pas
dupes, le livre est alors pour eux inutile… Je ne crois pas qu'il s'agisse
d'un complot, mais je pense que tant que nous vivrons dans ce système qui
finira par nous détruire, les choses n'iront pas autrement. »
Toute ma vie, et même encore maintenant,
les paroles dans les livres me donnent un moyen pour saisir ce que je vis.
Je conçois mal la possibilité de connaître quelque chose sans mots...
LEXNEWS : « Un de vos personnages de Tous les
hommes sont menteurs, Andrea, dit de vous : …Pour Manguel, rien
n’est vrai, à moins que ça ne soit écrit dans un livre. Quelle
différence faites-vous entre fiction et mensonge, et la vérité a-t-elle
encore une place dans votre univers littéraire ? »
Alberto Manguel : « Il y a deux questions dans votre question,
pour la première qui tient à ma personne, j'espère que le personnage qui
porte mon nom et qui est décrit ne correspond pas à la réalité ! Il est en
effet prétentieux, pédant… Quant à la phrase que vous citez, c'est
peut-être un peu vrai. Je ne dirais pas les choses de la même façon : Bien
que dans mon enfance, la connaissance du monde s'est faite surtout à
travers les livres, cela ne veut voulait pas dire que je ne pouvais pas
avoir une expérience pour laquelle je n'avais pas lu et qui n'était donc
pas vraie. Mais, il est vrai que toute ma vie, et même encore maintenant,
les paroles dans les livres me donnent un moyen pour saisir ce que je vis.
Je conçois mal la possibilité de connaître quelque chose sans mots, je
m'approche de cette philosophie linguiste radicale selon laquelle il n'y a
pas de connaissance possible sans paroles. Je ne fais pas une distinction
entre vérité et mensonge ni de dire, ce qui est banal, que la vérité est
relative. Je crois que nous avons dans notre imaginaire essentiel une soif
d'absolu, nous voulons que notre expérience du monde soit en elle-même
absolue. Lorsque je vois un arbre tout en sachant que je ne voie de cet
arbre que le côté sud, il demeure néanmoins important de savoir en même
temps que l'arbre existe tout entier en soi même. S’il y a bien une
réalité physique avec un poids, une mesure, il n'y a pas à mon avis une
connaissance de la chose tout entière. Non seulement cela nous échappe en
tant qu'être humain, mais cela échappe également à la chose elle-même.
Rien ne peut être connu dans l'absolu parce que cet absolu n'existe pas. »
LEXNEWS : « C'est d'ailleurs la conclusion de
votre livre ! Cela constitue-t-il l’univers littéraire selon vous ?»
Alberto Manguel : « Tout à fait ! C'est l'univers littéraire,
mais d'une façon positive. On peut aussi dire cela d'une façon négative :
quel malheur de ne pas avoir d'absolu. Non, pour moi, il y a une
infinitude de visions de réalité auxquelles nous pouvons avoir accès même
si nous n'aurons pas accès à toutes car nous ne sommes pas immortels.
Cette plénitude du monde est là pour que nous puissions la saisir et cela
est très réjouissant pour moi, c'est d'ailleurs le sens de la bibliothèque
même. La bibliothèque est par sa nature infinie, car vous pouvez toujours
y ajouter des volumes, et cette bibliothèque universelle est là devant
nous constamment. Vous constatiez tout à l'heure qu'il y a des personnes
qui ne lisent pas, cela ne veut pas dire que la bibliothèque est absente.
C'est un peu le cas de la petite histoire de Kafka, la terrible histoire
des portes de la loi avec cet homme qui reste toute sa vie au seuil de la
salle de la loi et qui, avant de mourir, voit soudainement ces portes se
fermer. Le gardien lui dit alors que ces portes se referment parce
qu'elles n’avaient été conçues que pour lui ! L'accès est pour chacun
d'entre nous qui veut être lecteur, c’est pour cela que je dis que la
lecture est une activité d'élite, élite à laquelle tout le monde peut
appartenir. »
LEXNEWS : « Écrire est une manière de garder
le silence… dites-vous, ce silence est-il la condition du dialogue
intérieur du lecteur ? »
Alberto Manguel : « Je crois qu'il y a une différence entre la
condition de l'écriture comme silence parce qu'elle accepte ses propres
limites, sa propre ambiguïté alors que pour les lecteurs c'est un peu le
contraire : le lecteur, à partir de cet aveu de silence, construit une
infinitude de textes, de dialogues, de paroles. Le Quichotte avoue
l’impossibilité de sa propre narration, mais donne lieu à des générations
de lecteurs qui multiplient à l'infini ce qui paraît être un silence et
qui devient finalement un silence assourdissant ! Je suis un lecteur
friand de théologie et ce qui me passionne dans cette discipline, ce sont
toutes ces constructions élaborées à partir de rien ! Et à partir de ce
rien, se construit une cohérence entre ces textes donnant un siège à la
parole du monde et tout peut être construit à partir de là. Je trouve
fascinant qu'à partir de ce grand silence, le plus fort de toute notre
histoire, il soit possible de construire des Babel de voix, de dialogues…
Encore une fois, en lisant Dante, vous pouvez retrouver tous ces grands
théologiens et lire des conclusions merveilleuses : au moment de l'accès à
l'amour de Dieu, au moment de la grâce, les contradictions d'Aristote, à
savoir quelque chose ne peut pas être et en même temps ne pas être,
deviennent une réalité vraie et belle selon Dante ! C'est évidemment
quelque chose qui ne peut pas être compris entièrement à l'image des
théorèmes mathématiques dont la complexité me fascine et, en même temps,
j'accepte que cette chose que je ne comprends pas soit vraie et belle ! »
LEXNEWS : "Merci Alberto Manguel pour
cette ode à la lecture, cet amour irrépressible pour ce qui est écrit et
source de vie et de rêves. La bibliothèque de Babel n'est pas prête de
s'effondrer avec vous et nul doute que votre témoignage encouragera le
plus grand nombre à chérir ces petits morceaux de papier reliés qui
accompagnent toute votre vie !"
Interview Henry
BAUCHAU
Louveciennes, le 29 avril 2010
Henry Bauchau,
psychanalyste, poète, dramaturge, essayiste, romancier, est l’auteur d’une
des œuvres les plus marquantes de notre temps. Il vit à Louveciennes.
Derniers ouvrages parus chez Actes Sud : Le Boulevard périphérique (2008
et Babel n° 372, Livre Inter 2008), Poésie complète (2009), Les Années
difficiles (1972-1983)(2009), et Déluge (2010).
pour plus d'informations :
Pôle de recherches Henry Bauchau
constitué à l’Université catholique de Louvain à l’initiative de Myriam
Watthee-Delmotte et des chercheurs du Centre de recherche sur l'imaginaire
http://bauchau.fltr.ucl.ac.be
Notre revue a eu le grand privilège de rencontrer Henry
Bauchau dans la maison de Louveciennes où il vit actuellement. Ce grand nom de la
poésie et de la littérature a accepté de répondre à nos questions avec une
rare délicatesse et attention. L'entretien s'est déroulé dans un cabinet
de lecture donnant sur un beau jardin ombragé par de grands arbres,
douceur appréciée par cette chaude journée de printemps. A l'âge de 97
ans, Henry Bauchau laisse une forte impression à toute personne qui le
rencontre tant sa force et, en même temps, sa fragilité transparaissent
derrière des phrases prononcées à voix douce mais toujours sûre !
LEXNEWS : « Psychanalyse et poésie pourraient de
prime abord sembler incompatibles. Or votre parcours démontre qu’il n’en
est rien. Comment avez-vous réuni ces deux approches et pour quelles
raisons ? »
Henry BAUCHAU : « la réponse à votre
question est tout d'abord d'ordre pratique. Dans ma jeunesse, je me suis
intéressé à la poésie et j’ai commencé à écrire certains poèmes, sans
beaucoup de succès d'ailleurs ! À la même époque, j'ai entrepris ma
première psychanalyse. À partir de ce moment, j'ai réalisé que la poésie
prenait de plus en plus de place. J'ai ainsi écrit un livre de poèmes,
puis une pièce de théâtre. J'habitais à l'époque la montagne et il m'est
apparu très rapidement qu'il était difficile de s'occuper de théâtre en
étant aussi loin. J'ai donc renoncé temporairement au théâtre et je me
suis tourné vers le roman. Avec l’écriture de romans, je me suis aperçu
que la poésie ne disparaissait pas, pas plus qu'elle ne disparaissait du
théâtre, elle prenait simplement une autre forme moins abrupte et plus
claire que dans la poésie moderne.
Par ailleurs, me trouvant dans une situation difficile, et puisque j'avais
fait une psychanalyse didactique, je me suis dit que je pourrais exercer.
Je travaillais dans un hôpital de jour comme psycho pédagogue, j'ai ainsi
commencé à prendre des patients en dehors de cette activité dès les années
76. On peut donc dire que je suis devenu psychanalyste un peu par hasard !
Pour revenir à votre question, le rapport que vous évoquez entre
psychanalyse et poésie avait déjà concerné certains écrivains, je pense
notamment au poète Pierre Jean Jouve. J'ai réalisé d’ailleurs ma première
analyse avec sa femme, Blanche Reverchon-Jouve. Je me suis rendu compte
non seulement qu'il n'y avait pas contradiction, mais que bien au
contraire la psychanalyse, par l'inconscient, ouvrait la porte à un monde
gigantesque. Tout cela est arrivé progressivement, au fur et à mesure de
l'avancement de mon analyse. C'est par cette analyse que j'ai pu réaliser
que l'écriture était le métier que je désirais. »
_________________
Je pense que l'inconscient est la grande
source d'imagination et pour cela il faut que l'on ait un libre rapport
avec son inconscient _________________
LEXNEWS : « Le thème de l’artiste qui noue un
dialogue très intime avec son œuvre est récurrent dans vos écrits. Quelle
est la place de l’inconscient dans ces échanges et dans quelle mesure
est-il source d’inspiration ou au contraire de dévastation si l’on songe à
votre dernier roman Déluge ?»
Henry BAUCHAU : « Je pense que
l'inconscient est la grande source d'imagination et pour cela il faut que
l'on ait un libre rapport avec son inconscient. Il faut être débarrassé
des obstacles psychiques qui nous empêchent d'être en contact avec
nous-mêmes. Cela n'est pas possible tout le temps, mais lors des moments
d'inspiration, c'est à ce moment-là qu'il se manifeste. Je me rappelle
qu'à cette définition, Blanche Jouve ajoutait que l'on jetait ainsi un
charme sur le monstre, car il y a un monstre en effet dans l'inconscient.
Cet inconscient est toujours barbare et le problème à son contact est
d'arriver à filtrer cette inspiration dans des voies artistiques ou des
activités qui ne tournent pas à la violence. C'est par la beauté ou
l'intérêt du récit que l'on jette ainsi un charme sur ce monstre…
Je pense que
l'on peut dire que l'art est apaisant et si on apprend la part artisanale
de l’art, on peut faire passer la violence dans son art sans blesser les
autres. Dans « Déluge », le personnage Florian est un malade, il a
peur. La violence ressurgit en lui en même temps que la désespérance et le
désir de beauté. Il cherche peu à peu sa voie et finit par trouver une
sorte de père avec le capitaine du vaisseau qui l’a pris en affection. Ce
sera également en progressant avec l'aide d’une femme médecin qu'il va
apprendre à canaliser ce feu qui brûle en lui(...)
(...) À un
moment donné sans le vouloir elle lui inspire ce qu'il doit faire
notamment lorsqu'elle lui dit que pour noyer son feu, il lui faudrait le
déluge... Dans ce roman, je reviens d’une certaine au fonds biblique qui a
marqué un grand nombre de mes oeuvres, et Florian est un peu comme Noé ! »
LEXNEWS : « Justement, dans vos deux dernières
parutions (Le boulevard périphérique et Déluge), un
personnage est atteint d’une grave maladie et, plus généralement, blessé
de la vie. Quelle importance ont ces atteintes à la vie dans votre
écriture ? »
Henry BAUCHAU : « Je pense qu’il est
possible de se rapprocher mutuellement par sa blessure et que l'on peut
s'apaiser l'un l'autre grâce à cela. Dans Le boulevard périphérique,
celui qui dit « je » se rapproche de sa belle-fille, et en même temps, a
peur de s'éloigner d’un de ses malades. Il doit faire un effort pour qu'en
lui leurs places restent ouvertes. Dans Déluge, la blessure de
Florian est une blessure de la peur, d'une enfance épouvantable, et les
deux autres personnages sont également blessés. C'est à ce moment-là qu'il
y a un acte très important : Florian, qui aime Florence, renonce à elle
parce qu'il se rend compte qu'il n'a plus l'âge et qu'il n'est pas l'homme
qu'elle pourra aimer. Je pense que le psychanalyste est fondamentalement
un être qui a été blessé, il faut qu'il ait une empathie et cette empathie
vient de cette souffrance. »
_________________
L’homme n'est pas condamné à être ce
qu'il a été
_________________
LEXNEWS : « Quelle place réservez-vous au temps
dans votre écriture ? Les réminiscences sont fréquentes dans vos récits,
ont-elles une fonction cathartique ? »
Henry BAUCHAU : « Je ne crois pas que
l'on puisse vivre que sur le plan du présent. Ce présent est constellé
d'espérances, de croyances en l'avenir, et en même temps, il est envahi
par des souvenirs de toutes sortes, profonds ou circonstanciels. Pour moi,
il est très important de bien faire sentir qu'il y aura toujours un
arrière-fond et qu’ensuite l’homme n'est pas condamné à être ce qu'il a
été. Si vous prenez le personnage de la jeune femme qui meurt dans Le
boulevard périphérique, c'est une jeune femme occupée de son fils, de son
mari, de mode et qui n'a pas de grandes préoccupations. Elle est maintenue
dans l'espérance jusqu'au bout par les médecins, mais l'inconscient veille
et, dans ses derniers moments, elle est prête à mourir, parce qu'elle a
compris inconsciemment depuis longtemps qu'elle ne s'en sortirait pas. Je
pense qu'il y a des réminiscences qui nous viennent tout d'un coup de
choses que nous avions oubliées et qui surviennent un moment donné de
manière très importante. »
LEXNEWS : "Le voyage participe au vaste récit
initiatique de vos œuvres (Œdipe sur la route). Le destin, la
fatalité ne s’opposent pourtant pas à une certaine modernité ouverte à
l’invention. Comment parvenez-vous à concilier ces contraires ? "
Henry BAUCHAU : « Le thème du voyage
est un thème qui traverse pratiquement toute mon oeuvre. Avant Œdipe
sur la route, vous avez déjà dans le Régiment noir le héros
principal qui part en dehors de toute idée chronologique faire la guerre
de Sécession, de même Antigone retourne à Athènes malgré tous les
obstacles qui lui sont annoncés. C'est le voyage de la vie, c'est le
voyage du destin… Je pense qu'il s'agit d'une oeuvre ouverte, vers
l'avenir ou bien vers l'oubli... Je ne sais pas ! Notre époque change
tellement que nous ne pouvons pas prévoir ce que sera notre monde dans
cinquante ans. Et en même temps, je me sens très en retard par rapport aux
jeunes générations qui ont une telle connaissance des nouvelles
technologies qui changent la face du monde. Je pense que ces évolutions
qui s'accélèrent tellement vont modifier très profondément la société.
Vous savez, j'ai 97 ans et j'ai passé ma jeunesse jusqu'à l'âge de 10/11
ans à l'époque du cheval comme moyen de communication. Tout petit enfant
pendant la guerre de 14-18, j'ai vu les canons allemands qui passaient par
longues files sur nos routes tirés par des chevaux ! Et maintenant, nous
sommes à une époque où tout s'amenuise et devient de plus en plus
dangereux. Je ne me sens pas moi amenuisé ! Quand je vivais à Paris, j'ai
un peu couru comme tout le monde, mais je me suis toujours efforcé de
mettre des bornes à ces courses effrénées. J'ai le sentiment
qu'aujourd'hui un trop grand nombre de personnes n'a plus le temps de
rien, toujours à courir entre le travail et l'ordinateur, à faire des
queues interminables… »
_________________
J'ai essayé avec mes oeuvres
d'actualiser les problèmes que se posaient des personnes il y a quatre
siècles avant Jésus-Christ, problèmes que je ne peux même pas imaginer _________________
LEXNEWS : « Quelles leçons avez-vous retenues des
temps mythologiques qui inspirent certaines de vos œuvres ? Et pensez-vous
que le lecteur du XXI° puisse encore parvenir à y déceler des hiérophanies
qui perpétueraient cette longue tradition ? »
Henry BAUCHAU : « J'ai essayé avec mes
oeuvres d'actualiser les problèmes que se posaient des personnes il y a
quatre siècles avant Jésus-Christ, problèmes que je ne peux même pas
imaginer. Or les problèmes actuels peuvent être néanmoins appréhendés au
regard de cette expérience sans pour autant les transposer intégralement.
C'est en ce sens qu'une transmission est possible. Mais avant tout, cela
se transmet comme une belle histoire ! »
LEXNEWS : « Merci Henry Bauchau, nous retiendrons en effet
cette belle histoire que vous avez léguée à vos lecteurs grâce à votre
écriture, une réflexion qui nourrira également à n'en point douter les
jeunes générations qui pourront redécouvrir ces leçons éternelles de
l'homme !"
Un message adressé par Henry BAUCHAU à nos
lecteurs :
(Nous sommes tous natifs de nos ruines surgissantes)
Lexnews a eu le grand privilège de rencontrer l'un
des plus grands poètes contemporains de langue arabe. Personnage entier
qui n'hésite pas à dire les choses telles qu'il les pense, il a su
dépasser les cadres de la poésie classique pour nourrir un vrai dialogue
original avec sa vie - véritable odyssée - et le monde qu'il parcourt
inlassablement. Sa voix est aussi douce que ses poésies sont fortes,
trempées dans un acier nietzschéen sans concessions. L'homme est un
personnage de conviction, et un poète à l'âme délicate qui nous invite à
mieux percevoir les vibrations infimes de nos existences...
LEXNEWS : « Votre rapport à la terre date de la
plus petite enfance. Le fait d’avoir connu très tôt les labeurs de cette
terre a-t-il eu une influence sur votre manière de considérer le monde et
sur votre poésie ? »
Adonis : « Il faut faire une
différence entre la terre et la nature, je ne suis pas assez pris par la
nature et cela n'entre pas ontologiquement dans ma vision poétique. Cela
ne m'empêche pas bien sûr d'apprécier la nature quant à ses variations sur
la beauté et pour cette dimension autre de notre existence. Ce qui est au
coeur même de mon travail, c’est l'être humain. Mais, la terre en tant que
matière première, cela me touche beaucoup. La terre a chez moi une
dimension verticale et c'est une verticalité poétique. Ces premières
années que vous évoquiez ont joué un très grand rôle et je suis convaincu
que pour mieux vivre le présent, il faut passer par l'enfance. L'enfance
n'est jamais un passé, mais toujours devant nous et, dans ce sens, elle
joue un grand rôle. Écrire un poème, c'est comme labourer un champ. »
LEXNEWS : « Votre père avait plus le rôle d’un
initiateur que celui d’un père traditionnel. Comment voyez-vous cette
relation aujourd’hui ? »
Adonis : « J'ai malheureusement
découvert cela trop tard après sa mort. C'était un ami plus qu'un père
classique. Il ne m'a jamais imposé des interdits ou des obligations y
compris dans les matières religieuses, il me disait toujours : « décider
c’est facile, mais il faut avant réfléchir ! ». C'est en ce sens que j'ai
découvert par la suite qu'il était un ami. Il a très certainement eu une
grande influence sur moi, même si je ne suis pas parvenu à l'estimer de
manière suffisamment précise. C'est à partir de sa mort que j'ai commencé
réellement à le connaître et à le comprendre. Il ne faut pas oublier que
j'ai quitté la maison à l'âge de 13 ans, ce qui était très jeune. »
LEXNEWS : « Ne peut-on pas dire que votre père
vous a légué cette extrême liberté ? »
Adonis : « Ce serait plutôt à un
psychanalyste de répondre ! Mais il est vrai que mon père m'a fait lire
les plus grands poètes et il me laissait toujours libre d'aimer ceux que
je préférais. Il ne m'imposait jamais son goût, goût plutôt classique le
concernant. »
LEXNEWS : « Une terre qui vous apprend très tôt
ses exigences et un père qui s’efface progressivement vous conduisent à
une indépendance rapide. Mais indépendance ne rime pas avec fermeture sur
soi. Votre vie entière semble rythmer ou rimer avec l’ouverture. »
Adonis : « Oui, je le crois fermement
et j'oeuvre dans cette direction tous les jours. Ma vie sans cette
ouverture n'aurait pas de sens pour moi. Mais être ouvert nécessite aussi
une réponse, un espace de l'autre. L'ouverture dans une société close est
quelque chose de très difficile. Il faut acquérir une grande culture pour
accepter la liberté de la démocratie, pour accepter l'autre différent de
soi. L'ouverture contrairement à ce que l'on pourrait penser n'est pas une
facilité. Vous ne pouvez pas créer de la grande poésie dans une culture
qui n'est pas grande. Il faut donc une grande culture dans tous les sens
pour créer de la grande poésie. Je pense que c'est un trait commun à de
nombreuses sociétés. La révolution surréaliste a eu beaucoup de
difficultés à être acceptée ici même en France, pays de la Révolution.
Comment voulez-vous créer chez nous avec la religion qui imprègne cette
idée que les musulmans sont les meilleurs des peuples ? Dans ce contexte,
il est très difficile d'envisager une liberté libre... Si l'on désire être
libre, même ici en Occident, il faut alors envisager la mort. Si vous ne
pouvez pas dire à votre bien-aimée ce que vous pouvez dire à un ami, cela
signifie qu'il y a quelque chose qui ne va pas dans votre amour. Cet
exemple est significatif pour notre religion : si vous acceptez l'idée que
l'on ne peut rien ajouter aux ultimes vérités, que l'homme doit alors
obéir et seulement interpréter, alors nous ne pouvons pas être libres dans
un tel contexte. »
LEXNEWS : « Vous serez de ce fait non seulement
indépendant vis-à-vis de votre famille, mais également de votre terre.
Cette lucidité nietzschéenne vous conduira même à une indépendance
critique vis-à-vis de la religion. »
Adonis : « C'est en effet une attitude
ancienne et qui continue encore aujourd'hui. Il m'arrive encore au XXI°
siècle de voir certains de mes textes censurés par des éditeurs ou des
journaux par peur des répercussions que cela pourrait avoir. Il y a des
sujets sur lesquels, même ici en France, il n'est pas possible d'écrire...
Si les pays musulmans avancent des justifications religieuses, ici en
Occident, cela n'est même pas le cas ! Cette question de la liberté est
donc à repenser y compris en Occident. Pour moi, le monothéisme n'a pas
été un progrès dans l'histoire de l'humanité, mais au contraire un coup
d'État, un commencement de décadence. Mais, si je dis cela dans les pays
musulmans, cela ne sera jamais publié. Je crois que la pensée occidentale
ne peut pas ouvrir un véritable espace pour de nouvelles idées si elle ne
repense pas elle aussi le monothéisme. »
LEXNEWS : « Et pourtant de ce rapport à la
religion peuvent naître des créations artistiques très belles comme en
témoigne l'histoire de l'art dans les différentes sociétés ? »
Adonis : « Si vous faites la
comparaison entre la créativité païenne et la créativité religieuse,
quelle différence ! Et même au sein de la créativité religieuse, ces
artistes n'étaient souvent pas des religieux dans le sens conservateur que
j'évoquais. C'était plutôt des rebelles, des révoltés. Pour moi, la
religion à proprement parler est anticréation, et contre l’art, sauf si
vous vous conformez à la lignée du grand Créateur. Les grands créateurs
étaient pour la plupart des païens même au sein de l'Islam. C'est un
phénomène extraordinaire, nous avons deux piliers dans notre culture : la
religion et la poésie. Tous les grands poètes étaient athées, tous sans
exception ! Mais l'essentiel ici, c'est que la société a accepté la poésie
comme si la poésie représentait l'inconscience du peuple et la religion,
l'institution. Je me demande toujours pour quelle raison la société a
accepté la poésie alors même qu'elle a refusé tous les mystiques. À ma
connaissance, personne n'a cherché à expliquer ce phénomène. »
LEXNEWS : « L’homme est au centre de la création
dite vous. Nietzsche et Héraclite vont faire de vous un électron libre,
toujours en mouvement. La fixité vous fait peur. Votre muse se
nomme-t-elle l’inconnu ? »
Adonis : « Oui, même si ce n'est pas
quelque chose de facile, car la mémoire est toujours là. J'essaie toujours
de me libérer de la mémoire. Au fond, pour mieux vivre, il faut tuer la
mémoire. On ne peut pas vivre pleinement en s'appuyant sur la mémoire. Si
vous parvenez à une certaine distance de votre mémoire, vous vous rendez
compte que vous êtes devant le chaos, l'inconnu. Comme je suis toujours à
la recherche de quelque chose que je ne connais pas, ma poésie est une
recherche de cet inconnu. Comme vous le dites, ma muse peut être cet
inconnu. »
LEXNEWS : « A l'image de ce
regard d'Orphée, vous ne voulez pas vous retourner ? »
Adonis : « En effet, je ne veux pas me
retourner et c'est pourquoi je dis toujours que l'enfance n'est pas un
retour. Pour être un poète, il faut toujours être un enfant, sans mémoire,
sans théorie, toujours devant, comme l'amour qui n'a pas de mémoire. »
LEXNEWS : « un éternel présent
? »
Adonis : « Oui, un éternel présent.
L'amour ne se répète pas, c'est toujours un commencement. »
LEXNEWS : « Vous avez été très influencé par
Baudelaire, Lautréamont, Rimbaud et Mallarmé. Quelles sont les émotions,
les découvertes que ces poètes ont pu faire naître chez celui qui a baigné
très tôt dans la poésie islamique ? »
Adonis : « J'ai découvert ces poètes
très tard et je n'ai pas été réellement influencé, mais plutôt instruit
par eux. Une fois que j'ai lu Baudelaire, j'ai mieux découvert nos plus
grands poètes comme Aboû Nouwâs qui évoquait les mêmes idées à savoir le
problème de l'unité de l'éphémère et de l'éternel, l'esprit de la ville,
des bars et des rues… Baudelaire a été un stimulant pour mieux comprendre
notre poésie ancienne et classique. Ce grand poète a créé un grand espace
pour mieux voir le monde. »
LEXNEWS : « Le processus qui conduit à la
création poétique est souvent mystérieux pour le lecteur. Pouvez-vous nous
aider à placer des mots sur ce qui vous conduit à créer cette partition de
mots ? »
Adonis : « Pour moi, il n'y a pas de
règles dans la poésie. Je n'ai jamais écrit un poème sur une table de
travail, mais en marchant dans les rues. Nous sommes en train de parler et
cela fait naître de la poésie en ce moment même… Dans la pratique, des
vers que je pensais être le début d'un poème s'avéreront être la
conclusion de ce même poème ! Il n'y a aucune logique pour écrire un
poème. C'est un hasard, mais un hasard extraordinaire que l'on ne peut
expliquer. La structure d'un poème et la dernière forme d'un poème peuvent
par contre être l'objet d'un travail raisonné répondant à certaines
règles. Je crois que ce qui est essentiel dans la poésie, c’est que l'on
ne peut pas la définir. Si vous prenez quatre ou cinq poètes aux antipodes
les uns des autres, cela ne vous empêchera pas d'aimer leur poésie si
différente. Imaginez que vous aimiez Mallarmé, et en même temps que vous
aimiez son contraire avec Baudelaire ou Rimbaud. C'est comme en amour,
pourquoi aimez-vous cette femme et pas une autre ?»
LEXNEWS : « Y a-t-il au départ une émotion ?»
Adonis : « Oui, mais qu'est-ce qu'une
émotion ? Qu’est-ce qu'un sentiment ? Peut-on faire une différence ?
L'émotion est peut-être une autre pensée, mais on ne peut pas mesurer
cette dernière. L’être humain est un tout et je crois que tout est mêlé,
nos pensées et nos émotions ensemble. Je ne vois pas comment démêler le
degré de l'émotion et de la pensée chez Rimbaud par exemple. Comment
séparer ces choses ? Pour l'instant, il faut avouer que nous sommes dans
l'ignorance, les poètes n'ont pas écrit là-dessus et les psychanalystes
peuvent difficilement aborder ces choses-là. »
LEXNEWS : « La langue arabe doit exprimer des
expériences humaines universelles, rappelez-vous. Vous faites le reproche
aujourd’hui aux Arabes de ne pas se pencher suffisamment sur ce legs. Ne
connaît-on pas la même tendance, et pour d’autres raisons, en Occident ? »
Adonis : « Le poète arabe actuel n'a
pas une vision du monde ou de l'être humain. Il reste à la surface des
événements, des problèmes humains à l'image en effet du poète occidental.
Ce qui règne, c'est une vision narrative prosaïque. Il y a d'ailleurs deux
grandes formes pour exprimer une chose : ou bien vous la voyez comme une
chose devant vous et vous la décrivez, ou bien vous la voyez dans son
sens, dans sa profondeur, avec autre chose que l'oeil. Nous sommes
actuellement, même s'il y a heureusement des exceptions, en Orient et en
Occident, dans une narration de ces choses et non une métaphysique des
choses. On ne peut pas comprendre le visible sans comprendre l'invisible.
Ces poètes essayent maintenant d'effacer l'invisible et de rester au
niveau du visible. C'est un peu comme si le monde n'était qu'un écran,
mais il y a des choses derrière cet écran ! »
LEXNEWS : « D'où l'importance que vous donnez la
philosophie ? »
Adonis : « Oui et de manière plus
générale à la pensée. La poésie pour moi ne peut pas être séparée de la
pensée. La poésie et la pensée sont organiquement liées. »
LEXNEWS : « C'est ce que les poètes préislamiques
avaient parfaitement compris. »
Adonis : « Absolument ! Et même les
grands créateurs islamiques.»
LEXNEWS : « L’Occidental est particulièrement
inculte quant à la connaissance de cette poésie arabe classique. Vous lui
avez consacré un recueil récemment traduit. Quels sont les difficultés et
les défis pour la découvrir ? »
Adonis : « Il faut avant tout une
volonté d'ouverture, souhaiter connaître l'autre. Or, je ne vois pas cette
volonté ici en Occident. N'importe quel écrivain américain trouve un écho
dans les médias aujourd'hui en Occident ce qui n'est pas le cas pour un
écrivain arabe sauf dans des contextes particuliers qui relèvent souvent
de la manipulation. Il y a beaucoup d'a priori contre les Arabes. »
LEXNEWS : « Comment lever ces a priori ? »
Adonis : « Bien entendu, je suis mal
placé pour évoquer cela, car je n'ai jamais eu de difficultés pour publier
mes livres et j'ai beaucoup d'amis qui m’ont aidé pour cela. Mais il faut
une réelle ouverture sur une culture, une civilisation, des amitiés
individuelles... Cela fait défaut en Occident. Pour quelle raison ? Il y a
certainement des raisons politiques, de nombreuses raisons inconscientes,
le refoulé religieux, politique… Je crois beaucoup en la rencontre, les
rencontres, les amitiés, ainsi qu'une politique européenne culturelle pour
accélérer cette connaissance par le biais d'éditions et de traductions de
qualité. C'est d'autant plus important que les Arabes sont ouverts à cette
démarche. Il faut également une certaine hospitalité qui dépasse les peurs
des fondamentalismes. Nous avons ce sentiment dans le monde arabe d'être
négligés et cela donne une amertume. »
LEXNEWS : « Merci Adonis pour
ce beau témoignage qui encouragera très certainement nos lecteurs non
seulement à découvrir votre poésie mais, grâce à elle, l'ensemble de la
poésie de langue arabe encore trop méconnue dans notre pays !"
La signature d'Adonis pour nos
lecteurs :
ENTRE TES YEUX ET
MOI
quand je plonge mes yeux dans les tiens
je vois l’aube profonde
je vois l’hier ancien
je vois ce que j’ignore
et je sens que passe l’univers
entre tes yeux et moi
(cité de Poèmes pour l’amour et la mort,
Mémoire du vent Poésie Gallimard / Gallimard, NRF, p. 22 )
ORPHEE
Amoureux je dévale la pente
pierre dans les ténèbres de l’enfer
mais j’irradie
j’ai rendez-vous avec les prêtresses
dans la couche du dieu ancien
Mes paroles sont vents agitateurs de vie
mes chants étincelles
Je suis la langue d’un dieu à venir
Je suis le charmeur de poussière
(cité de Le charmeur de poussière
, Mémoire du vent Poésie Gallimard / Gallimard, NRF, p. 48 )
LE PONT DES LARMES
Un pont de larmes chemine avec moi
se brise sous mes paupières
Dans ma peau de porcelaine
un chevalier d’enfance
attache ses chevaux avec les cordes du vent
à l’ombre des branches
et d’une voix prophétique nous chante :
« Ô vents, ô enfances !
Ponts de larmes brisés
derrière les paupières ! »
(cité de Le charmeur de poussière
, Mémoire du vent Poésie Gallimard / Gallimard, NRF, p. 51 )
Les Rencontres de LEXNEWS
: Un métier, une passion ...
Les oeuvres des enfants : un
entretien avec Claude Ponti
Par Le Préfet maritime le vendredi 26 février 2010
(toute reproduction interdite sans l'accord
de l'auteur)
Il avait
annoncé qu’il le ferait, et il l’a fait : Claude Ponti, l’un des plus
talentueux et imaginatifs créateurs de livres pour jeunes lecteurs
(1) de notre époque a créé avec quelques
amis le Muz, ou Musée des Œuvres des Enfants,
accessible à tous “sur Internet, particulièrement aux enfants, en tous
lieux, à toute heure, en toute saison, quelque soit l’humeur de la météo et
la résistance aldutinienne”.
Après l’ouverture du champ artistique opérée par Jean Dubuffet dans les
années 1940, c’est une nouvelle fenêtre qui est ouverte.
Elle est destinée à souligner l’importance et l’intérêt d’œuvres dont
l’attrait est souvent réservé aux murs des domiciles familiaux, lorsqu’il
n’est pas relégué aux cartons, quelque part au placard au fond du couloir.
Les premières œuvres recueillies par le Muz,
le jeune enfant est parfois doué d’un talent étonnant, doté de visions
exceptionnelles.
Le but n’est évidemment pas de starifier quelques têtes blondes, brunes ou
rousses (seul un prénom vient “autoriser” l’œuvre présentée) :
le Muz vise essentiellement à mettre en
évidence la force de talents qui n’ont pas attendu le passage par les
Beaux-arts pour s’exprimer, et dont le jaillissement ne rabattra rien devant
les travaux d’artistes plus laborieux, plus âgés, plus formatés.
Avec nos vœux de grand succès au Muz, quelques questions ont été posées à
Claude Ponti pour l’édification des Alamblogonautes, comme cela leur avait
été promis il y a quelque temps déjà…
A quel moment avez-vous porté attention aux
œuvres des enfants ?
Claude Ponti : Toujours, mais englobé bêtement
dans mon goût de l’art brut, des naïfs, ou des Facteurs Chevaux et des
Gaston Chaissac. Non englobé, à partir du moment où j’ai rencontré beaucoup
d’enfants de par mon travail de faiseur de livres pour enfants. J’étais
souvent face à des œuvres d’enfants réalisées en ateliers, en classe, en
médiathèque ou à l’occasion de concours. Et chaque fois le même constat, on
ne faisait rien de ces œuvres ENSUITE. Dans le meilleur des cas, elles
finissaient par pourrir dans la cave de l’école, si l’école avait une cave.
Totalement non englobé lorsque ma fille vers six ou sept ans a écrit et
dessiné un petit livre comme beaucoup d’enfants. Elle voulait le faire
publier, et qui était mieux placé que moi pour ça ? Sauf que j’étais le
mieux placé pour expliquer que non, aucun éditeur ne voudrait publier un
petit livre fait par un enfant, ils pensent que ça n’a pas de sens. La
désespérance, c’est que le résultat de la longue discussion absurdante (elle
avait d’excellents bons arguments) fut qu’elle cessa d’écrire pour de
longues années.
Comment l’idée du Muz a-t-elle émergé ?
Claude Ponti : Suite à ces événements tragiques et après de
longues parlottes avec des amis confrontés à la même adultitude, et
travaillant avec des enfants ou en contact avec d’autres, dont certains
réussissaient à imprimer, graver, des livres faits par les enfants, d’aucun
allant jusqu’à faire faire des jardins poèmes en nature véritable invités à
Chaumont sur Loire, nous conclûmes que nous allions construire un Musée des
œuvres des enfants.
Comment fonctionne-t-il ?
Claude Ponti : C’est tout simple. On tape « lemuz.org » là où
il faut sur l’écran ordinatique d’Internet en frappant de doigts légers le
clavier de l’ordinateur. Et on entre en devenant immédiatement un visiteur.
Le visiteur va dans la collection permanente du Muz, en découvre les
splendeurs. Il peut aussi visiter par mots clés, ou thèmes : voir les œuvres
des filles de six ans vivant au Canada. Hop, il voit. Le visiteur peut aussi
se dire « hé moi aussi, je suis un enfant, auteur d’œuvres » et en suivant
les indications, il peut proposer une œuvre au Muz dont le jury l’acceptera
peut-être. Le visiteur peut aller voir les collections particulières qui
sont spécifiques à des organismes ou associations (Germaine Tortel, La
source, Freinet, Constellation…). Le visiteur peut aller dans le Kiosque
pour s’informer de différentes choses qui concernent le travail des enfants
ou le travail avec les enfants. Le visiteur peut ouvrir un atelier dans le
Muz, y avoir son code personnel d’accès et y présenter sont travail avec des
enfants, avant, pendant et après qu’il soit réalisé. Et même PARTAGER cet
atelier avec d’autres groupes de travail.
Quelle est la spécificité des œuvres des enfants
?
Claude Ponti : La seule spécificité des œuvres des enfants est
d’être produites par des enfants. Ce qui veut dire que leur pourcentage de
remarquabilité est à peu près le même que celles des non-enfants. C’est
pourquoi le Muz est exigeant et doté d’un jury pour CHOISIR les œuvres qui
entrent dans sa collection. Incidemment on peut voir une plus grande
fraîcheur et une vigoureuse spontanéité plus courante chez les enfants, mais
ce sont là des outils caractéristiques de l’expression de leurs œuvres et ce
qui intéressent le Muz et ce que DISENT les œuvres.
Ne doit-on pas considérer que l’art instinctif
des enfants, natif pour dire les choses autrement, est antérieur et prime
sur la production calibrée par le passage par l’école et la pédagogie
artistique ?
Claude Ponti : On remarquera, et on est prié de le faire si on
n’y avait pas pensé, que le Muz n’emploie jamais le terme d’art ni ses
dérivés. C’est délibérément volontaire. Nous nous situons AVANT les
définitions de l’art. Nous pensons que les enfants disent des choses et
qu’il est important que cela soit respecté, transmis, conservé, apprécié. Si
c’est de l’art ou du cochon, la poste héritée de l’avenir le dira à qui veut
l’entendre.
N’envisagez-vous pas de fixer quelque règle
sommaire, à l’instar de ce qui existe dans le domaine de l’art brut, afin de
distinguer l’œuvre jaillissant naturellement et celle qui est produite sous
l’effet du mimétisme ou de l’enseignement ?
Claude Ponti : Corollons autrement. Le Muz s’intéresse à ce
que disent les enfants. Il cherche ce qu’ils disent fortement, ce qu’ils
expriment de leur vie, de la vie, comme les adultes (qui, eux ont des
milliers de musées, et de supports, et d’universités pour siroter leurs
pensées). Donc pourquoi le Muz irait prendre en considération des œuvres
mimétiques ou issues d’exercices scolaires ? Nous cherchons des expressions
d’être, non des copies conformes de formes sociales. Cela dit certaines «
études » de Bach pour rester dans l’incontestable actuel, sont plus que des
études. Hiihihihihi !
La perception de la valeur des oeuvres des
enfants va-t-elle évoluer selon vous ?
Claude Ponti : Nous ne sommes pas sûrs de vouloir employer le
mot valeur (litote). Ce qui est sûr c’est que chaque jour la perception que
nous avons des œuvres des enfants évolue. Elle s’enrichit et se diversifie.
Comment imaginez-vous l’avenir du Muz ?
Claude Ponti : Radieux, avec des lendemains qui chantent, des
bouts de la fin du tunnel, une aube permanente, des dizaines de milliers
d’enfants qui se sont approprié le Muz et des adultes un peu moins cons
(guerriers, fondamentalistes, ultralibéraux, malades, pollués,
matérialistes, etc.) car enfin éclairés par la sagesse des enfants.
Hahhahahaha !
Votre projet ne risque-t-il pas de connaître un
frein en ne dévoilant pas la personnalité de “l’artiste” ? Les instances
critiques du monde artistique peuvent-elles fonctionner avec pour seul grain
à moudre une œuvre sans “auteur” ?
Claude Ponti : Hohohoohoho ! Alors là, mon cher Préfet
Maritime, relisez tout ce que je viens de vous écrire en réponse à vos
questions écrites qui me donnent (étant toutes écrites d’avance avant et en
même temps) l’avantage du sarcasme facile et arbitraire. Nous ne connaissons
pas d’artiste. Aujourd’hui, l’artiste se définit par son autoproclamation et
son champ d’activité par son appropriation. Quid des enfants là-dedans,
diantre ? Palsembleu, Môssieur, l’art est facile et la critique difficile,
n’entrons pas dans la maison stérile de Paul Hémique sinon nous finirons au
cabanon de Paul Emploi !
Propos recueillis par Le Préfet maritime
(1) Aucun âge limite à notre connaissance, demandez
aux parents de votre entourage…
En préparation : la mise à jour de la bibliographie relative aux oeuvres des
enfants
Le Muz
Association pour la création d’un Musée des Oeuvres des Enfants
11, rue Ferdinand Duval
75004 Paris
retrouvez cette interview sur
le blog d'Eric Dussert : L'Alamblog
Antoine
Jaccottet a longtemps travaillé aux éditions Gallimard jusqu'à l'année
dernière en étant éditeur à la collection Quarto. Il a décidé de franchir le pas
et de créer librement les livres dont il avait toujours rêvé. Libéré de
certaines contraintes économiques, c'est un plaisir personnel que l'éditeur
souhaite faire partager au plus grand nombre. L’acte de naissance des
éditions Le Bruit du Temps est scellé sous le signe d’une amitié pour
certains auteurs et traducteurs. Ces affinités électives littéraires sont au
cœur de ce projet qui voit le jour en ce début de printemps. LEXNEWS a
choisi de présenter cette très belle initiative à ses lecteurs en
interviewant Antoine Jaccottet qui nous a reçus dans une charmante demeure
familiale du XVIIIe siècle rue du Cardinal Lemoine, avec au fond de la cour,
la célèbre enceinte de Philippe-Auguste et de l'autre côté de la rue la
résidence de Valery Larbaud....
LEXNEWS : « Pour quelles raisons avoir choisi pour
votre nouvelle maison d’édition, Le Bruit du Temps, le titre d’un recueil du
poète russe Ossip Emilievitch Mandelstam ? »
Antoine Jaccottet : « Il y a plusieurs raisons à cela. La première est très
simplement biographique. Le premier travail que j'ai réalisé a consisté à
participer à un numéro d'une revue, la revue de Belles-Lettres, dont un
numéro spécial avait été consacré à Mandelstam. J'avais fait ma première
traduction de l'anglais d'un texte d'un grand spécialiste de Mandelstam, le
professeur Clarence Brown qui nous a fait l’honneur d’une postface. C’est
également une raison amicale qui a présidé à ce choix, à savoir la rencontre
de Ralph Dutli qui est le traducteur en allemand des oeuvres complètes de
Mandelstam. Je l'ai connu ici à Paris et il est devenu un très grand ami.
C'est un hommage que je lui rends et cette nouvelle maison d'édition sera le
lieu pour publier ses poèmes et autres réalisations. À cela s'ajoute
l'immense admiration que j'ai pour Mandelstam. Ce titre « Le Bruit du Temps
» évoque une image de la littérature elle-même, un peu comme chez Proust,
tout en incluant mon goût pour la musique. »
LEXNEWS : « Partagez-vous cette nostalgie de la
culture universelle du poète russe et cela influencera-t-il le choix de vos
futures parutions ? »
Antoine Jaccottet : « Oui, c'est une bonne idée de présenter les choses
comme cela. Il y a à la fois le goût des classiques puisque le mouvement
littéraire auquel il appartenait était une revendication du classicisme face
au futurisme de l'époque, et en même temps ce sentiment très profond
d'appartenir à la culture méditerranéenne dont Mandelstam avait une grande
nostalgie avec un goût très marqué pour l'Italie. C'est également cette
approche qui nous a conduits au choix du deuxième livre que nous éditons, le
Browning, qui se déroule à Rome et qui est presque un roman historique.
J'avoue en effet qu'il y a un goût pour l'Italie, la Grèce… »
LEXNEWS : « Quels sont les enjeux d’une nouvelle
maison d’édition au XXI° siècle qui connaît en Occident une crise à la fois
générale et également spécifique au livre dans de nombreux pays ? »
Antoine Jaccottet : « je crois que c'est sans aucun doute une réaction à
cette crise que vous évoquiez. On nous annonce tous les jours la disparition
du livre et je suis profondément convaincu, que contrairement aux
Cassandres, cette disparition n'est pas encore pour demain. Bien entendu,
nous sommes forcés de constater ce qui se passe et nous voyons bien que la
culture littéraire n'occupe plus le premier plan. Cela s’observe notamment
dans les médias et cela devient assez effrayant. Ce qui est encore plus
inquiétant, c'est que cette culture a tendance également à disparaître dans
la conscience générale. Si vous prenez par exemple l'univers politique, il y
a toujours eu une révérence certaine pour la chose littéraire ; or cela même
a sans doute disparu aujourd’hui… Mais, je suis persuadé qu’il existe
parallèlement de nombreux passionnés de littérature, y compris chez les
jeunes gens. Je pense que l'on peut très bien défendre l'idée que le livre a
encore de très beaux jours devant lui en réaction à tout ce qui se passe. Le
véritable amateur de livres aura de plus en plus besoin de petites maisons
d'édition qui défendront l’objet de sa passion. Les réactions des personnes
que nous sollicitons par rapport à notre projet sont tellement positives que
c'est plutôt encourageant ! Il me semble que la curiosité existe encore et
toute la difficulté réside dans le fait de proposer des choses de qualité
avec suffisamment de conviction. Il ne suffit pas de prendre un livre oublié
et de le mettre sous une couverture.»
LEXNEWS : « Vous rappelez que les vrais livres ne
meurent pas, quels sont ceux que vous souhaitez remettre à la lumière du
jour ? et pouvez-vous préciser à nos lecteurs ce qu’est un vrai livre selon
votre subjectivité ?»
Antoine Jaccottet : « Il peut-être très prétentieux de dire que les vrais
livres ne meurent pas et en même temps, certains exemples comme l'histoire
de cette traduction étonnante du poète victorien Robert Browning invitent à
penser en ce sens. Browning était très célébré de son vivant et il a
d’ailleurs encore une gloire certaine dans les pays anglo-saxons. Il est par
contre presque totalement oublié en France. Or, je crois profondément que
c'est un vrai chef-d'oeuvre. Il s’agit d’un livre qui a une histoire
incroyable. Il a été traduit pendant la guerre par un professeur
d'université qui a réalisé cela par pure passion. Il s'était pris d'amour
pour ce livre et l’avait traduit en même temps qu'il faisait de la
résistance !
Par la suite, le
manuscrit a été proposé à Gallimard qui a attendu longtemps avant de le
publier. Pendant ce temps, le manuscrit a été apporté en Belgique puis s'est
perdu pour enfin être retrouvé par un de ses amis... Le livre a été publié
une première fois en 1959 par Queneau chez Gallimard. Nous avons décidé de
ressortir ce livre, car il était quasiment introuvable en dehors des cercles
de bibliophilie. Il s'agit d'une sorte de chronique italienne à la Stendhal.
Browning a été l'inventeur d'un genre au XIXe siècle, le monologue
dramatique. Il faisait parler des personnages historiques dans ses poèmes.
Un jour, il tombe à Florence dans un marché aux puces sur des archives, le
grand livre jaune, qu'il achète pour trois sous. À peine a-t-il commencé à
le feuiller qu'il réalise que c'est la chance de sa vie. Il s'agit d'une
histoire criminelle assez sordide qui se passe dans la Rome baroque peu
après le Caravage. C'est à la fois un poème et un roman historique, et le
premier livre raconte le fait même de cette découverte : comment en rentrant
chez lui, il voit les personnages de cette chronique prendre vie. C'est très
beau, car nous constatons à la lecture du texte cette transition de
l'archive à la chose imaginée. À partir de là, il va construire son poème en
douze chants avec des monologues où chacun des protagonistes vient raconter
sa version. Cela donne une dimension assez moderne au texte avec des points
de vue différents sans qu’il y ait en même temps une seule vérité.
Pour revenir à la deuxième partie de votre question, je crois qu'il existe
des livres utilitaires qui répondent à des fonctions à un moment donné, et à
côté de cela, les vrais livres avec la littérature. Il s'agit d'oeuvres dont
l'ambition est telle qu'il entre en elles une part d'éternité. Il y a des
distinctions en art entre une petite oeuvre et une oeuvre majeure. Il ne
s'agit pas pour autant d'un discours élitiste. Si j'adore écouter du tango,
je n'en conclurai pas pour autant qu'il s'agit de la même chose que la
neuvième symphonie de Beethoven ! C'est ainsi que je souhaite publier des
livres qui manifestent cet effort d'une certaine forme en plus des émotions.
»
LEXNEWS : « Quel est le travail de l’éditeur dans
cette tâche de réincarnation d’un livre dans une nouvelle édition ? »
Antoine Jaccottet : « Nous devons essayer de trouver pour chaque livre la
forme qui le mettra le mieux en valeur. Nous avions envie pour un livre
comme celui de Browning d'avoir un texte bilingue parce que le vers de
Browning est quelque chose de très particulier que je souhaitais faire
partager au lecteur. C'est une oeuvre qui avait l'ambition, à la suite de la
Divine comédie, d'être une grande épopée ce qui nous a conduits à la publier
avec un appareil critique. Je désire que l'on ait un plaisir à goûter à ses
oeuvres et nous avons travaillé sur tout ce qui peut faciliter ce plaisir.
Notre tâche a donc consisté à prévoir des annotations, un grand essai
introductif… À cela s'ajoute un travail sur les traductions et sur les
relectures pour essayer d'être au plus près de l'original. »
LEXNEWS : « Les choix doivent être difficiles pour
certains textes entre la valeur sûre d’une traduction déjà établie et le
risque d’une nouvelle traduction ? Pour Mandelstam et Browning, vous avez
conservé l’existant, alors que pour D.H. Lawrence, vous entreprenez tout un
cycle de traductions de ses Nouvelles complètes. »
Antoine Jaccottet : « C'est un problème insoluble ! Par le hasard des
rencontres, j'ai connu quelqu'un qui avait très envie de retraduire cette
prose très délicate. Dans le cas de Mandelstam, il est publié chez beaucoup
d'éditeurs avec beaucoup de traductions différentes. Nous avons eu la chance
de retrouver une traduction qui était parue dans la revue Commerce par
Larbaud. C'est une sorte de miracle, car deux ans après la parution de
l'original en Russie, cette magnifique traduction a pu être menée à bien par
Georges Limbour, une personne qui avait un grand sens littéraire, ainsi que
le prince Mirsky. À l'inverse, pour D.H. Lawrence, je n'étais pas du tout
satisfait des traductions existantes. Nous allons tenir compte des recueils
anglais existants et nous allons reproduire les recueils originaux tel que
D.H. Lawrence les avait composés à l'époque. Nous publierons petit à petit
et dans l'ordre chronologique la totalité des nouvelles. »
LEXNEWS : « Vous réservez également une place aux
contemporains dans votre programmation. »
Antoine Jaccottet : « L'idée de départ était de publier des personnes ayant
elles-mêmes un lien avec les classiques que nous avons retenus. C'est le cas
des poèmes de Ralph Dutli, traducteur de Mandelstam. Ce n'est pas en
revanche le cas de Gabriel Levin qui est un très talentueux poète israélien
de langue anglaise. Ce poète a un rapport étroit avec la Méditerranée, ces
sujets sont souvent à thème presque archéologique et qui correspond assez
bien ce que j'évoquais tout à l'heure. Vous avez également le manuscrit de
Paulette Choné qui nous est arrivé totalement par hasard et que je ne
connaissais pas. C'est une historienne de l'art, spécialiste de la gravure
du XVIIe, qui au lieu d'écrire une biographie de Jacques Callot a préféré
décrire des mémoires imaginaires de cet artiste. Cela a produit un petit
livre très singulier qui m'a beaucoup plus. »
LEXNEWS : « Vous souhaitez que les fruits de vos
éditions puissent également être appréciés esthétiquement. Quelle importance
cela a-t-il pour vous et le lecteur au XXI° siècle et comment concilier ces
exigences avec les impératifs économiques de ce même XXI° siècle ? »
Antoine Jaccottet : « Nous avons souhaité réaliser des livres si possible
jolis tout en n’étant pas trop chers. Il n'y a pas du tout un désir de
bibliophilie ou d'édition de tête. Nous voulons proposer de jolis petits
livres agréables à avoir en main, simples, mais bien imprimés avec une
couverture avec des rabats. Nous ne voulons pas d'images criardes sur la
couverture ce que l'on va me reprocher, car sur les tables des libraires, on
ne les aperçoit pas forcément ! Peut-être vont-ils justement se distinguer
sans ces images clinquantes du fait de leur simplicité. Si nous choisissons
tout de même une couverture en vélin et du papier bible, nous essayons de
concilier néanmoins cela avec des impératifs économiques. »
Merci Antoine Jaccottet, nous souhaitons
longue vie à cette nouvelle maison d'éditions qui promet de nous offrir de
belles pages à l'image de celles des deux premiers livres qui viennent de
sortir !
Florian Rodari dirige depuis 1981 les Éditions La Dogana
créées dans ce beau pays qu'est la Suisse, à Genève. C'est la poésie qui est
le fil conducteur de ce magnifique travail entrepris dans des domaines aussi
différents que les essais, les souvenirs, des méditations et même des lieder
chantés. L'excellence est au coeur de ce processus créatif, les Éditions La
Dogana ne retenant que ce qui fait écho à la beauté. Beaux papiers, superbe
mise en page, textes raffinés... offrent le plaisir du bel objet, écrin
indissociable de la belle pensée. Voyage en Helvétie avec un esthète du
livre !
LEXNEWS : « Quel a été le parcours qui
vous a mené aux éditions La Dogana ? »
Florian Rodari : « j'ai baigné très tôt dans l'univers des lettres.
Mon père était journaliste, mon oncle (Philippe Jaccottet) était poète et
traducteur, et tous nous aimions les livres à la maison. Nous avons
également découvert que nous avions un cousin célèbre en Italie, Gianni
Rodari, qui écrivait des livres pour enfants. L'environnement a
manifestement joué dans mon parcours ! J'ai assez naturellement commencé des
études de lettres à l’Université de Genève. Pour gagner ma vie, à vingt ans,
je suis entré au musée de Genève, au Cabinet des estampes pour y classer des
collections de gravures anciennes. Il y avait là une équipe à l’esprit très
ouvert. Grâce à elle j'ai vite appris le métier de conservateur puisqu’ils
m’ont généreusement laissé monter seul des expositions et fabriquer leur
catalogue. Quand je suis devenu responsable de la Revue de Belles-Lettres,
en 1971, au moment de la rédaction du numéro consacré au poète Paul Celan,
j’ai aussitôt mis en pratique ce double regard de lecteur et d’amateur
d’art. Conduire une revue littéraire, c’est un atout formidable pour un
futur éditeur, car on apprend à découvrir d’autres voix, à accorder dans un
livre des approches différentes… Je lisais essentiellement des poètes,
j’écrivais un peu et je rédigeais de plus en plus souvent des textes sur
l’art. Cette activité multiple je l’ai menée de front pendant presque
quarante ans déjà. On ne se rend pas toujours compte du temps qui passe,
surtout en ce qui vous concerne ! Je pensais pratiquer chacune de ces tâches
comme des hobbies et finalement je me rends compte qu’elles étaient devenues
des activités principales. Les choses se sont enchaînées : vers 1979 on m’a
demandé de diriger le Musée de l’Elysée à Lausanne, mais cela n’a pas duré
longtemps. A peine quatre ans : le désir de faire des livres et d’écrire
était si obsédant que, devant les surcharges et les tracas administratifs,
j’ai renoncé. Les éditions Skira m’ont alors demandé de travailler pour eux
et d’écrire un ouvrage sur le collage. Ils se sont aperçus que je savais
fabriquer des livres et, c’est comme ça que je suis devenu directeur de
collection chez eux. En 1993, Skira a subi la crise du livre de plein fouet.
Il fallait trouver quelque chose. Depuis longtemps, avec mes amis artistes
de l’atelier de Saint-Prex, avec qui j’avais préparé plusieurs projets dans
le cadre de mon activité à la Fondation Cuendet (où sont conservées des
planches de Dürer, Rembrandt, Corot et de bien d’autres maîtres de
l’estampe, nous avions envie de monter une exposition sur l’invention de la
gravure en couleur. Nous avons proposé de la montrer à la Bibliothèque
nationale de France où, grâce à l’appui de Maxime Préaud, nous avons pu
concrétiser ce projet qui a porté le beau nom d’Anatomie de la couleur.
Cette exposition a été pour moi le point de départ de nombreux autres
engagements. Dans la foulée, on m'a en effet demandé de monter au Drawing
Center de New York une exposition sur les dessins de Victor Hugo, puis deux
ans plus tard sur l’œuvre graphique d’Henri Michaux. Au même moment, Jean
Planque, un oncle de ma femme qui avait travaillé comme conseiller de la
galerie Beyeler, m'a demandé de m'occuper de la Fondation qu’il voulait
constituer à partir de sa collection de tableaux. Voilà pourquoi,
aujourd'hui, je partage mon temps entre cette Fondation et les éditions La
Dogana. Ces dernières prennent une place grandissante ! Nous comptons
aujourd'hui plus de soixante titres avec plus de quarante auteurs, des
traductions, des rediffusions, et nous sommes insuffisamment nombreux pour
cela, il faut ainsi préserver un équilibre toujours précaire. »
LEXNEWS : « Quel a été le point de départ de la création des éditions La
Dogana ? »
Florian Rodari : « Les éditions de La Dogana sont nées en 1981, de la
décision d’un petit groupe d'amis: un imprimeur, un ami peintre et amateur
de musique, et moi-même. L’idée de départ était d’éditer des textes dont
nous n’avions publié que des extraits dans la Revue de Belles-Lettres. Nous
avons mis de l'argent en commun, en nous promettant de ne jamais commencer
un nouveau livre tant que le premier ne serait pas remboursé, mais peu à peu
tout cela s’est emballé ! Et à partir de 2000, les orientations se sont
diversifiées, beaux-arts, musique.»
LEXNEWS : « Le nom La Dogana peut surprendre pour une maison d'édition ?
»
Florian Rodari : «La Dogana signifie « douane» en italien. Comme un
employé des douanes qui ne fait pas que stopper la marchandise, un éditeur
est celui qui permet à un texte étranger d'être vu et partagé, de passer une
frontière. Après l’avoir réceptionné, nous l’examinons et nous lui délivrons
en quelque sorte un visa! Pour moi, un éditeur est essentiellement celui qui
permet à un texte d'être lu. C’est pourquoi nous accordons tant de soin à
l’aspect extérieur de nos ouvrages »
LEXNEWS : « La forme et la présentation sont essentielles dans votre
choix de faire connaître ces textes que vous évoquez, ce qui nous ramène à
votre propre parcours. »
Florian Rodari : « C'est en effet d’une importance capitale ! La
typographie, le papier, la gravure... J'ai toujours marqué une attention
très grande au dessin de la lettre, à la mise en page, aux marges ; mes
recherches dans le domaine de l’estampe m’ont beaucoup apporté. J'aime lire,
je peux dévorer en quelques jours des livres, même mal imprimés, mais je
crois que les textes des poètes ont besoin d’autre chose qu’un simple
contenant, ils ont besoin d’espace pour résonner, pour se déployer, surtout
de nos jours. Je me rappelle qu’un ami avait publié sa version des poèmes de
Leopardi, un des auteurs que je préfère, et que je lui avais reproché
d’avoir confié ces traductions à un éditeur qui n’accordait pas le moindre
soin à la respiration des textes ! Quelques années plus tard, j’ai réédité
ces poèmes sous une forme qui satisfaisait mon goût de la mise en page :
nouvelle édition qui pouvait paraître une opération aberrante sur le plan
commercial, mais qui, malgré tout, s’est avérée être un très beau succès...
».
LEXNEWS : « Le livre n'est pas qu'un
écrin, il fait corps avec le texte... »
Florian Rodari : « Absolument, je crois que l'on avance dans un livre
page par page, que les lettres accompagnent la pensée, formant peu à peu la
magie d’un volume. Le rapport du contenu et de la police de caractère censée
le déployer est primordial à mes yeux et il faut accepter de mettre en page
chaque livre différemment.
Au tournant du siècle, nous avons décidé de renouveler un peu l’aventure.
Peteris Skrebers et moi-même, nous nous sommes dit : pourquoi ne
ferions-nous pas un livre d'art ? L’ouvrage consacré à « Quinche» (un
peintre suisse NDLR) est le fruit de ce pari et cela a très bien marché,
grâce à la générosité de l'artiste qui, en nous offrant des dessins, a
permis de financer cet ouvrage. La qualité de l’impression était telle que
l'on nous a demandé quelques années après de réaliser un nouvel ouvrage
consacré au peintre italien Gregorio Calvi di Bergolo, grand et beau livre à
l'image de ceux que je pouvais réaliser chez Skira, plus de 200 pages et 120
illustrations couleur. Par la suite, nous sommes allés plus loin encore.
Nous avons en effet décidé d’associer poésie et musique dans une série
d’ouvrages consacrés à l’art du lied, en donnant naissance à des livres qui
contiennent un CD enregistré irréprochable sur le plan technique. Nous avons
travaillé pendant près de six mois avec un graphiste afin d'éviter cette
insatisfaction souvent éprouvée devant ces emballages en plastique qui
renferment des textes mal traduits et illisibles. Deux livres d’un nouveau
genre, un Hugo Wolf et un Schumann, sont parus grâce à la participation de
la mezzo-soprano Angelika Kirchschlager. Cette expérience a créé des envies
chez d’autres chanteurs qui sont venus vers nous pour renouveler
l'expérience. Nous avons en projet un Mahler pour lequel Jean Starobinski a
écrit une étude. Nous voudrions multiplier ces approches à l'avenir... »
LEXNEWS : « Vous venez de faire
paraître de très belles éditions consacrées à des œuvres de peintre très
différentes l'une de l'autre…»
Florian Rodari : «Oui, d’un côté une aquarelliste, Anne-Marie
Jaccottet, et de l’autre un graveur au burin, Albert-Edgar Yersin, on ne
peut pas faire plus différent, en effet, même si ces deux artistes, nés en
Suisse, se sont bien connus. Yersin a suivi un parcours assez exceptionnel
dans la mesure où il a exercé la gravure toute sa vie, exclusive et, dans ce
domaine, la technique qui nécessite la plus grande patience, la plus grande
habileté de la main : le burin, presque abandonné aujourd’hui. C’est que cet
artiste aime la résistance du cuivre dans lequel il enfonce son burin. De
même lorsqu’il s’est mis à graver sur pierre, c’est la ductilité du matériau
qui l’a séduit. J'entendais récemment à la radio qu’on disait de lui qu’il
était surréaliste ; ce n'est absolument pas le cas. En conduisant sa pointe,
cet artiste se laisse certes guider par les propositions du hasard, mais
c’est pour retrouver une géographie intérieure. Il est plus proche de Dürer
ou de l’inextricable forêt allemande que des incertitudes du surréalisme. »
LEXNEWS : « On a en effet l'impression à le voir d'une vision
microscopique alternant avec une vision macroscopique. »
Florian Rodari : « C’est très juste, il est toujours en train de
jouer sur l'échelle des proportions, d’opposer les contraires, et en cela,
il est héraclitéen. Il reconnaît l'univers dans l’atome, et inversement,
l’animalcule, le lichen peuvent contenir à ses yeux l’infini stellaire. L’un
de ses textes préférés est L’Aleph de Borges, et il est beaucoup plus
proche, selon moi, d’un Michaux, à qui il dédie une planche, que d'un
Breton. À l'image de Victor Hugo, il aimait recréer à partir du spectacle
des choses vues et de leurs correspondances formelles d'autres possibles.
Grâce à ce don d’observation, Yersin a inventé en gravure des structures qui
n'existaient pas jusqu'alors. Dans les années 60 il a eu la chance de
collaborer avec Pietro Sarto, son élève, qui s’était aperçu que cette
manière de graver « appelait » en quelque sorte la couleur. Ils se sont mis
à tirer ses cuivres en couleurs et c'est à partir de cette époque tardive de
sa vie que les gravures de Yersin ont trouvé leur public.
La deuxième œuvre que nous révélons aujourd’hui, qui est en France aussi peu
connue que celle de Yersin, manifeste du même coup une sensibilité
diamétralement opposée. Contrairement à Yersin qui doit creuser son cuivre
avec une attention de tous les instants, Anne-Marie effleure à peine sa
feuille de papier pour que la lumière y tremble et que tout ce qu'elle aime
voir et qui l’entoure, les fruits, les fleurs, les arbres… soit perçu comme
subrepticement. A ce propos, les pages que Philippe Jaccottet consacre à sa
femme est d’une justesse extrême : il reconnaît à cette artiste qui
travaille depuis toujours à ses côtés, discrètement, une volonté qui a
permis, à force de retours opiniâtres à l’atelier, de capter ce moment qui
passe, si difficile à saisir, si fragile. Ce livre se veut un hommage à
cette peinture qui a été faite en silence à côté de son propre travail et
dans la même direction. Ni l'un ni l'autre n’a jamais cherché à affirmer
quoi que ce soit. Philippe Jaccottet dit dans un poème que l'effacement est
sa manière de resplendir, mais c'est exactement la même chose avec
Anne-Marie. »
LEXNEWS : «Il y a ainsi une convergence entre ces deux esprits créatifs.
»
Florian Rodari : « Oui, tout à fait. Ils ont d'ailleurs réalisé de
nombreux ouvrages ensemble, notamment un livre lumineux, contenant une prose
du poète sur le Cerisier dont les fruits se retrouvent fréquemment dans les
aquarelles d’Anne-Marie Jaccottet. Il y a dans les compositions de cette
dernière qui n’ont l’air de rien une lumière aussi intense que celle que
contiennent les poèmes de Jaccottet, même si chez lui toute méditation
repose sur un socle très sombre, très nocturne. »
LEXNEWS : « Comment entreprend-on de tels livres au XXIe siècle ? »
Florian Rodari : « Le plus dur, c'est de trouver les artisans qui
veulent bien encore vous suivre sur ce chemin. Il est, en effet, de plus en
plus difficile de dénicher des papiers de belle main et tout aussi difficile
de trouver un imprimeur qui prenne le temps de réfléchir à la qualité des
reproductions. Inévitablement, tout cela a un coût ! J'ai la chance de
travailler depuis 30 ans avec le même imprimeur, j'ai ainsi fidélisé des
rapports. De telles entreprises nécessitent énormément de temps et je ne
sais pas si les gens aiment encore ce genre de livres. Je crois tout de même
que la qualité dans ce domaine attire encore les amateurs. Moi-même,
j'éprouve un réel plaisir à faire de tels livres et j’espère que ce plaisir
transparaît d'une certaine manière dans le résultat final. Mon but serait de
faire éprouver ce même plaisir aux autres… »
LEXNEWS : « Vous défendez ainsi une vision d'esthète du livre en
considérant que cela n'est pas dépassé à notre époque. »
Florian Rodari : « Non, en effet, comme je vous le disais, je crois
qu'il y a encore des amateurs. Bien entendu, en terme commercial, nous ne
sommes pas dans la logique qui se développe actuellement. Les artistes dont
nous parlions tout à l'heure travaillent sur du papier, dans une distance et
une temporalité qui est celle du livre d’autrefois, non celle de
l’ordinateur. Mais pourquoi les textes qui les accompagnent devraient-ils
être sur un autre support et dans une autre dimension que ce qui a donné
satisfaction depuis des siècles ? C’est si pratique de tenir en mains un
volume de quelques centaines de grammes à peine ! Changer de support ne se
justifie pas vraiment. Je crois que nous sommes nombreux à croire à cette
réalité, et l'édition ne se porte pas si mal que cela. À la fin des années
90, lorsque Skira a mis la clé sous la porte, il disait : « Je m'en vais
avec le livre ! » Je trouvais cela un peu hâtif et prétentieux. Il est vrai
qu'aujourd'hui il n'est plus guère possible d’entreprendre ce que Skira
réalisait il y a cinquante ans, avec ses chantiers de photographies,
construisant tout exprès des échafaudages pour photographier les fresques de
Piero à Arezzo. Mais, si ce genre d’ouvrages n'est plus possible, il me
semble néanmoins qu’il restera toujours de la place pour des livres qui sont
en relation avec les besoins et les données de l’époque dans laquelle nous
vivons. »
Merci, Florian Rodari, pour ce témoignage
qui laisse une lueur d'espoir pour la beauté et l'excellence au début de ce
XXI° siècle. Grâce à des éditions comme la votre, le beau livre a encore de
longues années devant lui !
Jacques Damade, directeur des Editions La Bibliothèque, est l’un des
éditeurs parisiens les plus charmants ; d’une politesse et d’une prévenance
rares aujourd’hui – chez lui nulle grandiloquence, nulle affectation – il
est tout simplement à l’image de ses éditions. Comme Jorge Luis Borges qu’il
admire et dont une citation - « Me sera-t-il permis de répéter que la
bibliothèque de mon père a été le fait capital de ma vie ? La vérité est que
je n’en suis jamais sorti. » - orne chacun de ses ouvrages, Jacques Damade
a eu pour berceau une bibliothèque, source de sa passion des beaux livres,
des beaux récits et écrits, et de l’édition avec la création des Editions
La Bibliothèque.
Fondées en 1992, les Editions La Bibliothèque
font partie tant par la présentation subtilement choisie et soignée de ses
titres que par l’exigence de leur contenu de ce que l’on nomme dans le
milieu des lettres des « Belles Editions ». Appréciées d’un public averti et
fin connaisseur, les Editions La Bibliothèque, présentées notamment à
la Galerie Rauch à Paris, offrent en effet plus de quarante titres d’une
qualité et d’une exigence éditoriales rares aujourd’hui avec notamment des
ouvrages audacieux tel que « Paris, 1860 », magnifique livre consacré
à Charles Baudelaire et Charles Meryon, des écrits anciens et précieux tels
que le texte inédit d’Alexandre Dumas, « Mes Chasses », le « Traité
de la Concupiscence » de J-B Bossuet ou tel que « Professeur de
Beauté » de R. de Montesquiou et Marcel Proust, ou encore des auteurs
contemporains de plume subtile, légère et raffinée avec notamment les
délicieux ouvrages de l’écrivain Pierre Lartigue. Dans ce souci extrême
d’une esthétique sobre et raffinée, les Editions La Bibliothèque
publient quatre à cinq ouvrages par an toujours très attendus.
Jacques Damade, directeur des éditions La Bibliothèque, fondateur du
Prix Gaillon, participe également à la Revue FARIO, revue de littérature et
d’art ; Il a accepté pour les lecteurs de LEXNEWS de répondre à nos
questions.
LEXNEWS : "Le nom de vos Editions « La Bibliothèque » dévoile à lui
seul les racines de cette belle réalisation puisqu’au delà de votre passion
du livre même, c’est également votre amour pour une magnifique bibliothèque
familiale et votre amour pour un personnage extraordinaire, votre
grand-père, qui vous ont conduit à créer celles-ci…."
Jacques DAMADE
: "Amour
un peu contrarié, puisque cette bibliothèque a en partie disparu en 1982. Il
y a quelque chose d’élégiaque dans beaucoup de choses que l’on entreprend.
On est souvent ces ethnologues de tribus disparues. C’était une pièce
austère où certains livres dataient du XVIe et les plus modernes
de 1830. Pour un enfant, ces reliures serrées, souvent couvertes de
poussière, impressionnaient, étaient hors de portée. Pour mes parents, mes
oncles et mes tantes aussi. On préférait déjà la salle de télévision. Seul,
mon grand-père y vivait, y dormait dans son fauteuil, lisait l’hébreu, le
latin, le grec et semblait en totale familiarité avec ces fantômes. Il est
mort quand j’avais neuf ans, je revois son chapeau, sa canne, ses
cigarettes, son siège près de la fenêtre. Je crois que cette silhouette est
l’intercesseur, celui qui dit qu’on peut ouvrir ces bouquins."
LEXNEWS : "Sans oublier peut-être Jorge- Luis Borges…"
Jacques DAMADE :
"Lui,
je l’ai tout de suite aimé, avant de me rendre compte que c’était un autre
grand-père. Il y a des personnes qui cherchent des substituts du père. Mon
cas est plus désespéré, je cherche des grands-pères. Lui convient
parfaitement. Silhouette aveugle, ironique dans une bibliothèque conversant
avec Cervantès, Kipling ou Chesterton. Ma maladie est aiguë, d’ailleurs,
puisque, quoique j’aie un peu de mal avec l’espagnol, je lis Borges,
comme s’il écrivait en français."
LEXNEWS : "Vos éditions comptent aujourd’hui six collections qui comportent
pour chacune d’entre elles des éditions rares, des ouvrages choisis avec
soin, de beaux textes bien écrits ; quels sont vos critères éditoriaux ?"
Jacques DAMADE
:
"Au début je ne sortais pas de la bibliothèque. Tous mes auteurs étaient
morts et le plus moderne datait de 1830. Cette plaisanterie a duré deux ans.
Maintenant je publie des gens vivants avec plaisir, et ils voisinent avec
les autres. Je crois qu’il n’y a plus de critères. Vous avez cependant
raison, il faut que ce soit écrit, même si on peut trouver dans la
cinquantaine d’ouvrages publiés deux ou trois textes mal écrits. Je pense à
ce témoignage de Leclair dans Histoire des brigands, chauffeurs et
assassins d’Orgères de la collection « Les Bandits de la Bibliothèque ».
Le texte est indigent, il n’en est que plus affreux et c’est ce qu’il faut
dans ce cas, non ? En fait pour essayer de répondre le mieux possible à ce
que vous me dites, à un moment après une ou deux lectures, je vois le livre,
son intérêt, et je le vois quasiment comme une personne, je vois comment il
peut s’intégrer dans mes collections, atterrir chez les libraires, j’imagine
la préface, les illustrations. C’est un procédé de naissance assez bref, une
incubation, puisque après la lecture l’idée se forme, la proposition surgit,
parfois cela vient d’amis, (je pense à Michel Orcel, un bon écrivain qui me
guide parfois) et cela dure une semaine à peu près. C’est un moment exaltant
pour lequel vous acceptez de subir des tâches plus ingrates. Une espèce de
rencontre… Soit le livre entrevu résiste, se dessine, s’étend pour des
raisons tellement diverses ou bizarres qu’il m’est difficile de les
énumérer, soit il s’efface."
LEXNEWS : "Au-delà de ces choix, n’est-ce pas également un intérêt prononcé
pour une recherche qui vous anime ? Recherche qui répond peut-être plus à
un amour immodéré de la littérature que de la seule érudition ?"
Jacques DAMADE
:
"L’érudition m’ennuie. On me croit érudit. C’est amusant comme costume.
Juste parce que je publie un auteur d’autrefois peu connu ou que le livre
est cousu et fait avec du beau papier ! Je pense à Aphra Behn (dont j’ai publié
un récit épatant Oronoko, l’esclave royal), une aventurière anglaise,
féministe, romancière, du XVIIe siècle, une vivace très célèbre
là-bas et dont Virginia Woolf disait que toutes les femmes devraient poser
un bouquet sur sa tombe. Elle n’a jamais vraiment traversé la manche. Alors
je me dis parfois que c’est un quiproquo, les gens confondent curiosité pour
le passé, plaisir qu’un auteur du second rayon peut procurer par son
talent avec érudition. Si on est un peu plus sérieux, on peut juste dire
qu’il y a une offre de spectacle, de divertissement, de loisir à la fois
large et répétitif, qu’on a tellement la religion du grand nombre, du connu
et du veau d’or, que mon parti pris a l’air d’un vice."
LEXNEWS : "Des six collections précédemment évoquées, la collection « Les
Utopie de la Bibliothèque » compte deux petits joyaux : un ouvrage
magnifique consacré à Charles Baudelaire et aux gravures de Charles Meryon,
« Paris, 1860 », et un ouvrage consacré aux jardins d’Albert Kahn, « Albert
Kahn, les jardins d’une idée » ; quels sont vos critères pour ce que
l’on appelle « un beau livre » ? Et, cette dernière collection a-t-elle
votre préférence ?"
Jacques DAMADE
: "Préférence peut-être pas, disons un goût
certain pour cette collection qui est un peu un cousin d’Amérique. Elle est
au-dessus de mes moyens, c’est peut-être pour cela que je l’aime et qu’il
n’y a que deux livres. Ils sont d’un grand format avec des illustrations. Il
me faut pour réaliser ce type d’ouvrage un mécène, un bienfaiteur. Je
l’ai trouvé pour Meryon-Baudelaire et pour Albert Kahn. J’ai un très beau projet
depuis des années qui dort. Il est très coûteux. Ce serait le troisième
livre en quinze ans ! J’attends le prince charmant. En même temps être
éditeur c’est avoir quelques rêves inassouvis dans lesquels on puise une
énergie."
LEXNEWS : "Un auteur tient une place privilégiée dans votre catalogue, je
pense à Pierre Lartigue, avec de très beaux textes d’une rare sensibilité
tels que « L’Inde au pied nu » dans la collection « L’Ecrivain
voyageur », « Léger, légère » dans la collection « Les Billets de la
Bibliothèque » ou encore votre toute dernière parution « L’or et la nuit » ;
Comment avez-vous rencontré cet auteur et de quelle manière aimeriez vous le
présenter à nos lecteurs ?"
Jacques DAMADE :
"Il y a aussi un quatrième livre, Le ciel dans l’eau Angkor. Je vais
être lyrique. Vous me pardonnerez, c’est un homme délicieux. Juste un peu
trop jeune pour que je puisse l’ajouter à la liste de mes grands-pères. Mais
il mérite d’y être. Il faut le lire, son écriture, c’est un gaz plus léger
que l’air, euphorique et grave. J’avais lu son livre Plumes et rafales
et je le reprenais de temps en temps. Il parlait de Montaigne du
seizième siècle. Je croyais entendre Perrault et un peu Nerval. Il y avait
du mouvement, de la lumière, de l’enfance. Je le lisais à haute voix. Je ne
le connaissais pas alors. Une nuit, j’ai croisé Pierre Lartigue, dans une
soirée, chez un ami commun. Je m’en souviens parfaitement. Un petit homme
charmant, élégant, vêtu d’un costume blanc qui s’adressait à moi pour me
dire qu’il avait écrit un livre sur l’Inde (L’Inde au pied nu) où il
venait de voyageret pour savoir si cela m’intéressait. Je n’en
croyais pas mes oreilles. Comment ai-je réussi à cet instant à rester un
éditeur digne, attentif ?"
LEXNEWS : "On ne peut aborder les Editions « La Bibliothèque » sans
souligner l’extrême soin que vous apportez également à la présentation de
vos ouvrages : une présentation sobre, une couverture choisie, un papier et
une typographie de qualité…Pouvez-vous souligner ces étapes essentielles qui
précédent la naissance d’un livre et qui ont leur importance dans le
résultat final ? Et, est-ce là encore votre amour du livre qui vous dicte
cette exigence éditoriale ?"
Jacques DAMADE
:
"Je crois que le livre à des armes qu’on sous-estime parce qu’on a peur de
ne pas être dans le coup ou de rater je ne sais quel TGV (on pense au lapin
blanc avec sa montre dans Lewis Carroll !) : la taille de la main, le poids,
la disponibilité, la douceur du papier sous les doigts, le dessin des
caractères, le silence que tous les casse-pieds, et ils sont nombreux,
oublient, ils nous parlent des écrans, du bruit, du portable, du village
planétaire, de la fin du livre. Comme si on ne savait pas ce que c’était que
le silence, la musique, comme si on ne pouvait pas se retirer, revenir,
repartir. Il y a un texte de Patrick Mauries, l’éditeur du Promeneur, qu’il
place dans tous ses livres, que j’aurais souhaité écrire qui s’appelle LeCabinet des lettrés. Je vous en cite la fin :
« Ils
forment à eux seuls une bibliothèque de vies brèves. Ils s’entrelisent dans
le silence, à la lueur des chandelles, dans les recoins de leur bibliothèque
tandis que la classe des guerriers s’entre-tue avec fracas et que celle des
marchands s’entre-dévore en criaillant dans la lumière tombant à plomb sur
les places des bourgs. »
Pour revenir à ce qu’on disait, je choisis
souvent le papier et la couleur de la couverture avec les auteurs ou les
préfaciers quand les auteurs datent du XVIIIe. On va dans un
entrepôt où il y a des papiers, avec des grains, des couleurs, des grammages
différents. On en sélectionne quatre ou cinq. Puis on délibère. Après la
couverture est composée par un typographe, d’où le léger relief du sigle et
des lettres que l’on sent avec l’œil du doigt : cette façon qu’a l’encre de
pénétrer le papier, de l’épouser, bien différente de celle de la
photocomposition."
LEXNEWS : "Aujourd’hui, les Editions « La Bibliothèque » ont plus de
quinze ans – seize exactement, je crois – ; en qualité d’éditeur
indépendant, vous avez déjà relevé de lourds défis notamment lors de
l’incendie des Belles Lettres ; Quels sont aujourd’hui, vos nouveaux défis
ou projets ?"
Jacques DAMADE
:"ça a été un fameux incendie.
Trois millions de livres, je crois, à proximité de Gasny, dans l’Eure, en
pleine campagne française. Ce que le feu a commencé, l’eau l’a achevé. Les
pompiers ont été terribles. D’après ce que je sais, il n’y a pas un seul
livre qui ait survécu. Je me demande si ce n’était pas plus important en
nombre d’ouvrages que celui de la grande bibliothèque d’Alexandrie. En plus
il y avait énormément de textes bilingues gréco-latins de la collection Budé
des Belles Lettres. César, Pline, Aristote, Platon, Philostrate… L’histoire
aurait plu à Borges qui aimait que le temps joue à se répéter. Moi, j’ai eu
peur que ce soit la fin de la mienne, de bibliothèque. Mais, après s’être
fait un peu tirer l’oreille, le Centre National du Livre nous a sauvés. Je
n’appellerai pas cela un défi, mais plutôt un bref chapitre, pas un des
pires, de L’Histoire de l’Infamie. Aussi est-ce avec le sourire du
survivant qui remercie le ciel que je poursuis mon activité artisanale,
saisonnière, quasi agricole de deux ou trois livres au printemps et à
l’époque des vendanges."
LEXNEWS : "J.M.G. Le Clézio relevait récemment qu’il avait besoin de voyager
pour écrire, être dans des lieux inconnus ou anodins pour que son
inspiration créatrice soit vivifiée par ces horizons nouveaux, comment
percevez vous ce rapport de l’écrivain au voyage ?"
Jacques DAMADE
:
"Vivifiant, bien sûr : rompre avec les habitudes jusqu’à se débarrasser du
soi, voir d’autres coutumes, d’autres gens, essayer de comprendre les
gestes, une langue que l’on devine, semi obscure et donner ces variations en
partage. L’écrivain voyageur, quelle noblesse ! C’est la collection la plus
importante de ma maison (une vingtaine de titres). L’écrivain voyageur,
c’est grâce à lui d’abord qu’on a découvert le monde. Je songe au somptueux
travail d’édition de la Magellane de Michel Chandeigne et d’Anne Lima.
Splendeur des livres, précisions et voix multiples des missionnaires,
voyageurs, marchands scandant la découverte de l’Afrique, de l’Amérique, de
l’Asie, des Indes… Même si à la découverte de l’autre s’ajoute à notre
époque une autre mission que Bouvier, Marker, Orcel ou Lartigue incarnent.
Je vais publier en mai un livre de Georges Groslier (Eaux et Lumières)
qui date de 1930 sur le Mékong cambodgien où il montre le bonheur,
l’importance du fleuve pour nourrir, faire vivre la population. Pierre
Lartigue expose dans son dernier livre L’or et la nuit combien en
2007 la déforestation, les déchets chimiques mettent en danger ce fleuve.
L’écrivain voyageur n’est plus simplement ce roi mage qui rapporte l’or,
l’encens, la myrrhe, même s’il l’est encore, heureusement, il est aussi le
guetteur qui avertit des dangers que subit la terre. Danger pour la vie des
hommes, pour la diversité du monde, pour la liberté, et même pour la survie
de cette petite planète…"
Merci beaucoup, Jacques Damade, pour cette si agréable interview qui donnera
à n’en pas douter à tous nos lecteurs l’envie d’ouvrir un à un les ouvrages
de La Bibliothèque à la manière dont J.L. Borges écrivait « La grille du
jardin s’ouvre avec la docilité d’une page »…
LEXNEWS : « Quelles sont les
origines des Editions Diane de Selliers qui portent votre nom ? »
Diane de SELLIERS:
« Le livre m’accompagne en fait depuis mon enfance dans la mesure ou j’ai
toujours aimé lire et que j’ai accompli des études littéraires. J’avais comme
objectif de travailler comme critique culturel et littéraire. J’avais réalisé un
mémoire sur un sujet d’édition. Belge de nationalité, je suis arrivé à Paris et
j’ai commencé à travailler dans une maison d’édition. Après cette expérience,
j’ai décidé de monter ma propre maison d’édition, afin d’éviter certaines
contraintes et grâce à l’insouciance de mes 25 ans !
J’ai commencé avec des guides qui n’avaient pas besoin d’un
nom d’éditeur. Ces éditions permettant de financer le reste de mes projets. A
l’origine je n’avais pas d’objectif de collection, cela l’est devenu par la
suite. J’avais découvert de superbes gravures mises en couleur par OUDRY au
XVIII siècle dans une librairie ancienne. En les consultant, je me suis dit
qu’il n’était pas possible que ces superbes gravures restent inconnues de tous
et mon sang d’éditeur n’a fait qu’un tour ! J’ai pris le risque de lancer
l’ouvrage avec l’intégralité des textes des Fables de La FONTAINE et des images.
Cet ouvrage est sorti en 1992 et nous en sommes aujourd’hui à la cinquième
édition. Par la suite, j’ai souhaité réaliser un autre livre consacré quant à lui
aux contes du même auteur. Mais je n’avais pas d’illustrations pour ces
derniers. C’est alors qu’à l’occasion d’une exposition au Musée du Petit Palais
consacrée à FRAGONARD et le dessin au XVIII° s, j’ai eu l’occasion de découvrir
dans la dernière salle, soixante lavis de FRAGONARD pour une édition manuscrite
des Contes de La FONTAINE. Il s’agissait de dessins qui n’étaient pas, et ne
sont plus, montrés au public. »
LEXNEWS : « Quelles sont les
difficultés pour traiter ces sources originales ? »
Diane de SELLIERS:
« Pour ce dernier livre, la réalisation a été très délicate en raison de la
difficulté d’obtenir ces lavis en photogravure dans de bonnes conditions. Nous
avons été obligés d’aller voir les originaux avec les techniciens de l’atelier de
photogravure grâce à la coopération essentielle du Musée. Si vous prenez les
lavis de FRAGONARD, la plus grande difficulté réside paradoxalement dans les
blancs ! Rendre les blancs vivants et restituer les nuances de blanc dans les
visages par exemple est une tâche particulièrement délicate. »
LEXNEWS : « Cela exige donc un
gros travail artistique en amont ? »
Diane de SELLIERS:
« Oui, tout à fait. Il y a énormément pour ces livres de réflexion pour
être le plus fidèle possible à ces œuvres, et en même temps pour ajouter un plus,
compte tenu des moyens techniques à notre disposition et de la modernité de
l’ouvrage ».
LEXNEWS : « Quel est le point
de départ de vos projets ? »
Diane de SELLIERS:
« J’ai toujours réalisé un livre dès que j’ai l’alliage de l’artiste et du
texte. Pour les Fables, c’est le hasard qui m’a mis en présence des textes et de
cette iconographie. Quant aux Contes, cela a résulté d’une démarche volontaire
jusqu’à ce que je trouve une illustration qui ait la même force narrative que le
texte. C’est grâce à un ami que j’ai eu l’idée du troisième livre. Il m’avait
parlé d’une Divine Comédie de DANTE illustrée par BOTTICELLI qui devait se
trouver en Italie. Après de longues recherches, j’ai pu travailler sur des
dessins de BOTTICELLI qui se trouvaient dispersés à Berlin et au Vatican. Pour
analyser ces œuvres de BOTTICELLI, j’ai pu bénéficier du concours du
conservateur du Musée de Berlin, grand spécialiste du peintre et qui était alors
à la retraite. C’est d’ailleurs de cette collaboration qu’est née l’idée du
Faust de GOETHE illustré par DELACROIX. Les 18 lithos de DELACROIX ne
suffisaient pas elles seules pour illustrer ce projet. Je suis donc partie à la
recherche de tous les travaux et dessins préparatoires de DELACROIX sur ce
Faust ! J’ai ainsi pu constater que le thème de Faust avait obsédé le peintre
pendant toute sa vie, ce qui m’a fourni un grand nombre d’études préparatoires.
La recherche de la qualité est ainsi au tout premier plan. »
LEXNEWS : « Il est même
possible d’ajouter, eu égard au résultat, qu’il s’agit d’un véritable travail
de recherche en tant que tel ! »
Diane de SELLIERS:
« Il est vrai que chaque livre exige un immense travail préparatoire
allant de 3 à 5 ans. Ce sont de véritables jeux de piste, qu’il faut à chaque
fois parvenir à remonter. La meilleure récompense de cette entreprise vient des
diverses institutions qui très souvent après un premier refus d’autorisation
quant à l’exploitation des sources reviennent sur leur décision dés qu’ils ont
pris connaissance de l’ampleur du travail accompli.
Mon éditeur italien m’a donné le thème de l’ouvrage
suivant, le Décameron de BOCCACE. Les miniatures n’étaient pas suffisantes pour
retenir l’attention du lecteur tout au long de l’ouvrage. Je souhaitais quelque
chose d’extrêmement vivant qui reflétait la Toscane à l’époque de BOCCACE. Nous
avons contourné le problème en prenant des détails de fresques qui montraient
des scènes de la vie de tous les jours. Ces fresques sont à elles seules un
véritable témoignage de la vie profane associée au thème mystique. Nous avons
pris tous ces détails dés qu’ils pouvaient être en rapport direct avec le texte.
Je pense que c’est le premier livre qui a offert un véritable travail de
création iconographique dans notre collection. La Légende Dorée de VORAGINE me
tentait depuis plusieurs années, mais la richesse iconographique me paralysait
jusqu’à ce que je réalise que les décorations d’Eglise me serviraient
directement pour cette illustration. La tâche a été immense : les photographes
se sont rendus dans de nombreuses églises en Italie pour y effectuer leurs prises,
avec au final des surprises sur le rendu de certaines fresques ! ».
LEXNEWS : « Quels sont pour
vous les rapports entre l’œuvre et l’iconographie, cette dernière venant
accompagner un texte qui renvoie lui même à ses propres images ?Cela fait il
naître des doutes chez vous quant à ces rapports ? »
Diane de SELLIERS:
« Je n’ai pas le sentiment de ressentir ces doutes quant aux relations
entre texte et image car ces relations sont à la base même de mon travail. Je
m’implique tellement dans ce souci d’harmonie entre l’iconographie et le texte
qu’il me semble que le résultat implique une symbiose. Si vous prenez l’exemple
de VORAGINE, rares sont les personnes qui lisent l’œuvre sans iconographie. Une
fois que les images accompagnent le texte de la Légende dorée, le texte reprend
toute sa saveur car les interprétations des peintres de ces fresques se
nourrissent à la spiritualité émanant du texte lui-même ! Votre question me
semble par contre plus concerner un livre comme celui du Don Quichotte de
CERVANTES. C’est en effet très différent car nous nous trouvons en présence d’un
artiste contemporain, Gérard Garouste, qui a sa propre interprétation de
l ‘œuvre. Il n’est pas un illustrateur mais bien un artiste. Il a tellement
plongé dans l’esprit du texte qu’il a fait une œuvre de créateur dans le cadre
d’une œuvre originale appartenant à CERVANTES. Cela lui offre des opportunités
de rebondir sur une phrase correspondant à une idée de sa lecture de l’œuvre !
Donc je ne pense pas que cela puisse en aucune façon réduire la liberté de
lecture, bien au contraire. Nous veillons à ce qu’il y ait un équilibre entre le
texte et l’image afin qui ni l’un ni l’autre ne prenne le dessus. Pour le
« Voyage en Italie » de STENDHAL, l’iconographie a été particulièrement
difficile à réunir en raison de la diversité des thèmes abordés. Nous avons
cherché à reproduire dans la mesure du possible l’univers de l’auteur tel qu’il
l’avait connu à son époque. Nous avons saisi sur ordinateur tous les mots de
personnes, de lieux, de scènes de genres,… Les recherches ont été faites dans
les plus grandes bibliothèques telles celles de Paris, Rome, Londres,… avec
comme cadre temporel une période très courte : 1800-1840. Nous avons ainsi
réalisé un travail très rigoureux sur le thème de l’Italie par rapport à nos
entrées informatisées. Cela a été un travail de titans ! ».
LEXNEWS : « Diane de SELLIERS,
merci pour toutes ces explications qui rendent plus passionnant le métier qui
est le votre, et dont nous présenterons régulièrement les nouveautés ! »
LEXNEWS A
LU POUR VOUS ...
OVIDE "Les Métamorphoses"
illustrées par la peinture baroque, 576 pages format 24.5 x 33 cm en volumes
reliés pleine toile sous coffret illustré, titres de couverture aux fers à
dorer, papier couché mat 170 g.
Ce ne sont pas moins de 360 peintures dont un grand nombre
inédites qui viennent mettre en lumière l'éternel récit d'Ovide, legs éternel de
la littérature antique latine ! A oeuvre d'exception, édition exceptionnelle,
tel est le cas de la présente sortie de l'ouvrage préparée sous la direction
éclairée de Diane de Selliers.
Une centaine de peintres italiens tels le CARAVAGE,
CARRACHE, CASTIGLIONE, ... mais aussi espagnols,français ou du Nord éclairent un
texte dont la poésie a inspiré de tous temps les artistes les plus divers. C'est
sous l'éclairage baroque que les Métamorphoses ont trouvé un regard nouveau
quant à la présentation édition, un choix judicieux au regard du texte dont les
vertus bucoliques et la force des thèmes évoqués se partagent avec passion et
ardeur. La Nature, les dieux et les hommes tissent entre eux des liens
inextricables que seuls des choix souvent violents viennent interrompre,
la superbe iconographie des Editions Diane de Selliers venant souligner ce trait
de caractère tel le plus cadre pour une peinture délicate. Point de double
langage ou de choix excessif, tout est mesure dans un univers qui portant porte
en soi les valeurs extrêmes des passions humaines. L'art baroque transgresse
souvent l'ordre établi par la sage Renaissance et pourtant cet éclairage
pictural se veut respectueux de la célèbre oeuvre latine !
Retrouvons dans une édition d'exception, nos racines
antiques en compagnie de Jupiter, Sémélé ou encore Bacchus, goûtons les joies
d'une mythologie accessible non seulement par la beauté du texte mais également
par la contemplation du regard sur des oeuvres tout autant immémoriales...
Un travail à la fois délicat et artistique pour lequel un
regard plus attentif révèlera une démarche digne des oeuvres scientifiques les
plus rigoureuses !