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Édition Semaine n° 19 - mai 2012

 

Interview Ralph Dutli

Paris, 28 février 2012.

"Mandelstam, mon temps, mon fauve"

l'occasion de la coédition Le Bruit du Temps et La Dogana d'une biographie d'Ossip Mandelstam, Lexnews a eu le plaisir de rencontrer son auteur, Ralph Dutli, la voix la plus inspirée du grand poète russe. Lui-même poète et amoureux de la langue russe, Ralph Dutli a consacré une grande partie de sa vie à transmettre la poésie et la soif de liberté qui animaient Mandelstam jusqu'à son ultime combat dans le terrible goulag stalinien. Partons avec lui à la découverte d'un des plus grands poètes russes du XX° siècle !

 

 

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« Alors que son père nourrissait une affection particulière pour la culture allemande, c’est vers l’influence maternelle quant à la culture et à la poésie russe qu’ira la préférence de Mandelstam »


Ralph Dutli :
« Si les deux parents sont d'origine juive, très tôt la mère d’Ossip Mandelstam donnera à son fils le goût de la culture russe avec Pouchkine. Elle a littéralement offert une langue à son fils, car elle était issue d'un milieu intellectuel, inspirée par les lumières juives, la Haskala. Elle était pianiste et lui a donné beaucoup sur le plan culturel. Dans son recueil intitulé « La pierre », œuvre de jeunesse, on perçoit très tôt le génie poétique de Mandelstam. Marina Tsvetaieva a écrit qu'il y avait des poètes avec histoire et des poètes sans histoire, des poètes qui sont tout de suite mûrs et Mandelstam en était. Ses premiers poèmes intégrés dans un recueil datent de 1908 alors qu'il n'avait que 17 ans, et ils sont déjà remarquables ! C'est un génie précoce et un immense poète. »


« Son professeur au lycée Tenichev, Vladimir Hippius, aura une grande influence sur le futur poète puisqu’il incarne la passion de la littérature dans toute sa fureur et son impulsion… »


Ralph Dutli :
« Absolument, c'était un professeur de lycée doué d’un grand charisme et il a essentiellement transmis son tempérament littéraire au jeune Ossip. Ce professeur a été un modèle quant à cette « rage littéraire » qu'il évoque dans sa prose autobiographique Le bruit du temps. On sent en effet ce tempérament très impulsif légué au jeune homme jusque dans ses essais. C'est d'ailleurs un professeur qui apparaît également dans l’autobiographie de Nabokov. Les deux jeunes hommes fréquentaient le même lycée, un établissement pour le moins original à l'époque, car très démocratique et ouvert. Nabokov le décrit de la même manière avec cette idée de fougue qui le caractérisait.»
 

« Comment présenter l’influence du mouvement acméiste sur Ossip Mandelstam et réciproquement le rôle déterminant qu’il aura dans ce cercle très restreint des six jeunes poètes de l’origine ? »


Ralph Dutli :
« Il faut savoir qu'il y a eu, en effet, un groupe de poètes nommé acméistes. Mais en fait, Ossip Mandelstam occupe la place essentielle et dépasse le cadre étroit des manifestes. Ce qui est assez grandiose avec ce poète, c'est qu'il a très rapidement assimilé les différentes influences que l'on évoquait tout à l'heure, et il devient très tôt Mandelstam. Il a réuni dans son œuvre même, l'influence du symbolisme, du futurisme… Si le symbolisme se perdait dans le mysticisme et l'occultisme dans ses dernières années, vers 1910, les acméistes souhaitaient en revanche un retour ici-bas, vers la réalité concrète et l'artisanat solide du poète. L'amour de la vie est également très présent dans ce mouvement en opposition avec le pessimisme de Schopenhauer. La lumière qui tranche et une certaine ironie romane s'opposent à l’esprit « germanique » des symbolistes! François Villon, Rabelais, Shakespeare et Théophile Gautier étaient les sources d'inspiration de ce mouvement avec une influence francophile manifeste. Mandelstam avait lui-même séjourné en France et avait été très influencé par la culture française. Il aimait la philosophie de Bergson, Villon, Verlaine, le théâtre de Racine, les textes du Moyen-âge et il était fortement marqué par la beauté de la cathédrale de Notre-Dame de Paris… Ce mouvement acméiste a donc été important, et Mandelstam y a contribué activement en rédigeant un manifeste qui prône l'architecture afin de vaincre le vide existentiel, une sorte d'éloge des forces créatrices de l'homme. Le poète et la pierre nouent un lien très étroit et Mandelstam écrira d’ailleurs dans cet esprit un magnifique poème sur Notre-Dame. Mais rapidement, il transcendera le programme du manifeste acméiste de Lev Goumiliov. Mandelstam était un phénomène unique, qui ne souhaitait pas fonder d'école à l'inverse de Goumiliov. »

«Vous citez ce merveilleux jugement de Pasolini sur Mandelstam : Léger, intelligent, spirituel, élégant, voire même exquis, joyeux, sensuel, perpétuellement amoureux, honnête, clairvoyant et heureux, même dans les ténèbres de sa maladie nerveuse et de l'horreur politique, juvénile, ou même presque gamin, saugrenu et cultivé, fidèle et inventif, souriant et endurant, Mandelstam nous a offert l'une des œuvres les plus heureuses du siècle…»


Ralph Dutli : « Oui, c'est une citation magnifique que j'aime beaucoup ! Mandelstam a toujours été victime du mythe du poète mort au goulag, ce qui est vrai bien entendu, mais il y a aussi mille autres aspects que celui du martyr, ce que rend très bien ce jugement de Pasolini. Mandelstam nous a offert l'une des poésies les plus heureuses du siècle. »
 

« Comment la révolution d’Octobre et les années sombres qui suivirent sont-elles perçues par le poète ? »


Ralph Dutli :
« Dans sa jeunesse, Mandelstam a adhéré au parti socialiste révolutionnaire. Mandelstam n'a jamais été bolchevik et il a émis des jugements négatifs sur les nombreuses usurpations dans cette révolution, notamment concernant Lénine. Puis en 1927, on lui a prêté des sympathies pour Trotsky alors même que ce dernier avait été écarté du pouvoir par Staline. Sa biographie politique est ainsi toujours problématique, car il n'a jamais été du côté du plus fort. C'est véritablement un poète, et non un partisan ou un homme de cour. Il préserve dans son œuvre la dignité de l'individu à une époque où l'individu était aboli et broyé par le collectif. Il n'est pas aveuglé par cette période de propagande, bien au contraire il reste d'une très grande lucidité politique. On peut ainsi dire qu'il n'y a eu qu'une petite poignée de poètes de cette dimension-là à cette époque ; en fait, ils sont au nombre de quatre : Tsvetaieva , Akhmatova, Pasternak, et Mandelstam. Mandelstam est d'une grande clairvoyance et certains de ses écrits anticiperont souvent sur ce qui se déroulera par la suite, tout en écrivant ses idées avec une très grande poésie. C'est en cela notamment que réside le miracle Mandelstam, cette lucidité implacable servie par une poésie manifeste d'un bout à l'autre. Il a une forte vision poétique de son époque. S'il ne mène pas un combat direct avec sa plume, il sera néanmoins capable des vers les plus aiguisés contre le régime avec sa fameuse épigramme contre Staline. »
 

« Au regard de ses dernières années, dans quelle mesure le poète peut-il être considéré comme un Orphée des temps modernes comme le suggère Joseph Brodsky ? »


Ralph Dutli :
« Orphée est le poète modèle de la poésie pure, une poésie pleine de musique. Le mythe d'Orphée est très important dans l'œuvre de Mandelstam avec ce thème de la descente aux enfers. Mandelstam a écrit un poème en 1920 où la parole est une hirondelle qui se rend dans le monde souterrain afin de revenir enrichie par ce passage. Cette connaissance de la mort et la tentative d’en revenir est un leitmotiv de la poésie de Mandelstam. Joseph Brodsky a eu cette idée géniale d’une inversion du mythe : c’est le poète qui est allé dans l’enfer du Goulag et n’en est pas revenu, alors que sa femme a survécu et a assuré la sauvegarde de l’œuvre. Mandelstam est en dialogue avec les poètes de toutes les époques, Homère, Ovide, Dante, avec une facilité incroyable… Il aura souvent d'ailleurs des prémonitions de son propre exil, signe de cette lucidité qui le caractérisait. C'est un Orphée, mais aussi un Ovide en exil ! »

« Vous êtes vous-même poète, quels sont les lieux et les croisées des chemins où votre poésie rencontre en un dialogue celle d’Ossip Mandelstam ? »


Ralph Dutli :
« Vous me posez là une question bien difficile et délicate ! (rires) Mandelstam nous a légué une œuvre assoiffée de liberté à travers cette existence tragique. C'est un héritage qui confère une réelle liberté et je ne me sens pas du tout emprisonné vis-à-vis de ce legs. J'ai beaucoup appris sur la poésie à travers son œuvre, et notamment la force de l'image et de la métaphore. Même si je me suis un peu éloigné de Mandelstam après avoir traduit toute son œuvre et écrit plusieurs livres sur lui, il m'habite toujours autant, et je crois que cela durera jusqu'à ma mort. Je sais ce que je lui dois !
En réfléchissant à votre question, je pense que vous avez raison d'évoquer ces croisements et cette idée de dialogue que j'entretiens souvent avec d'autres poètes comme Pétrarque ou Novalis, les troubadours du Moyen-âge et les « metaphysical poets » anglais. Mandelstam ouvre le regard, il donne le souffle pour s’ouvrir à d'autres horizons. C'est un poète joyeux qui a même réussi dans les instants les plus tragiques à communiquer cette joie à son épouse, épouse qui a pu ainsi perpétuer le souvenir de son œuvre et nous la transmettre. Il était capable de deviner la plénitude de l'existence à travers les miettes que la vie lui offrait. Cette joie et cette sensualité transcendaient tout le tragique, la peur et le désespoir qu'il a pu connaître. La poésie de Mandelstam m'a littéralement porté pendant toute ma vie. C’est un don très précieux !»

 

 propos recueillis par Philippe-Emmanuel Krautter

Traduction de l'allemand par Marion Graf, revue par l'auteur
Coédition Le Bruit du temps / La Dogana
135 documents • Index
Format : 135 x 205
608 pages
ISBN : 978-2-35873-037-2

 

A noter également :

 

Ossip Mandelstam

"Le bruit du temps"

traduit du russe et présenté par Jean-Claude Schneider

Le Bruit du Temps, 2012.

 

 

 

 

 

Ossip Mandelstam

"Entretien sur Dante, précédé de La Pelisse"

traduit du russe par Jean-Claude Schneider

La Dogana, 2012.

 

 

 

 

Ossip Mandelstam

"Simple promesse, choix de poèmes 1908-1937"

traduits par Philippe Jaccottet, Louis Martinez, Jean-Claude Schneider

La Dogana, 2011.

 

 

 

 

 

 

 

Interview Eugène Green

Paris, 20 septembre 2011

 

 

 

 

 

 

 

 

 

                               ©Catherine Hélie – Gallimard

 

 

Eugène Green est un magicien, un magicien qui a la surprenante habitude d'échapper à toute appréhension et de faire disparaître toute tentative de classement, de catégories... Il serait possible de présenter cette personnalité attachante comme un homme de théâtre, mais immédiatement, l'écriture à laquelle il s'est adonné avec gourmandise efface les planches et met en avant la feuille noircie d'une écriture aussi envoutante que profonde. Eugène Green pourrait-il être un de ces fantômes si présents dans ses créations ? Ils auraient alors fort à  faire avec ce trublion du paysage culturel français et international. Eugène Green impressionne tous les supports et la pellicule du cinéma parvient très bien à rendre cette communauté universelle à laquelle il nous invite. Découvrons un esprit libre au XXI° siècle !

 

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Vous êtes connu pour avoir le premier réhabilité le théâtre baroque, à l’image de ce qui s’est fait pour la musique ou la danse. D’où vous vient cet attrait pour cette parole baroque, étant originaire des Etats-Unis, pays pour lequel vous n’avez pas hésité à dire qu’il n’avait pas de langue ? »

Eugène Green : « Dès mon plus jeune âge, alors que j'étais encore enfant, j'habitais en Barbarie (NDLR : nom généralement donné par Eugène Green aux Etats-Unis) et je lisais alors du Shakespeare et ses contemporains. J’aimais beaucoup ce théâtre, mais je ne reconnaissais pas du tout ce que j'avais lu dans ce que je voyais et entendais. Il y avait un réel décalage entre le texte et ce qui était énoncé, un décalage qui n'a fait que s'accentuer avec le temps dans les années soixante. Une fois arrivé en France, j'ai réellement découvert le théâtre de Molière, de Racine et de Corneille en les lisant, un théâtre qui m'a touché très directement au cœur. Mais j’ai pu malheureusement constater la même chose en allant voir les représentations sur scène. Dans le meilleur des cas, je m'ennuyais… J'étais convaincu qu'il fallait redécouvrir les systèmes de représentation en fonction desquels ces textes ont été écrits. Par ailleurs, je me suis intéressé à la musique ancienne –renaissance et baroque- même si je n'étais pas moi-même musicien. J'ai été impressionné à la fin des années soixante par la manière dont cette musique avait fait l'objet de redécouvertes. Les pionniers de la musique ancienne qu’étaient Leonhardt et Harnoncourt dans les années cinquante avaient préparé le terrain de ce qui allait être développé à partir de la fin des années soixante. Même s'il y avait déjà quelques détracteurs virulents qui allaient stigmatiser ces « baroqueux », leur immense travail allait bientôt être considéré comme allant de soi par la plupart des gens. J'ai alors pensé qu'il était possible de faire la même chose pour le théâtre. À la fin des années soixante-dix, j'ai pu constater qu'il n'y avait aucun travail théorique sur cette question. Il fallait alors retrouver un langage ancien, bien au-delà de quelques figures de style qui auraient pu décorer une pièce jouée à l'ancienne… Il ne s'agissait pas de donner un vernis superficiel avec de la gestique baroque comme cela a pu être fait, mais bien comprendre ce théâtre baroque dans son contexte. Il m'est apparu très rapidement nécessaire d’étudier toute la civilisation baroque. Mon intérêt pour cette civilisation n'était pas le fruit du hasard, hasard auquel je ne crois d'ailleurs pas ! Cette démarche a réellement apporté une réponse existentielle à des questions que je me posais par rapport à ma vie. C'est quelque chose que j'ai développé dans La parole baroque : par, exemple l'oxymore baroque, qui consiste en la possibilité d'accepter en même temps deux vérités qui, selon la raison, sont exclusives et contradictoires. À mon avis, une grande partie des malheurs de la civilisation, depuis le XVIIIe siècle, vient de cet oubli et de la toute-puissance de la raison. J'ai fait ce travail avec beaucoup de passion, puisqu'il ne s'agissait pas seulement d’une recherche intellectuelle, mais également d’une nécessité artistique, et d’une réponse à des questions existentielles. »

 

 

 

 

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Connaissez vous la filmographie

d'Eugène Green ?

 

2001 : Toutes les nuits avec Alexis Loret, Christelle Prot et Adrien Michaux
2002 : Le nom du feu (court-métrage) avec Christelle Prot et Alexis Loret
2003 : Le Monde vivant* avec Christelle Prot, Adrien Michaux, Alexis Loret, Laurène Cheilan, Achille Trocellier et Marin Charvet.
2004 : Le Pont des Arts* avec Natacha Régnier, Denis Podalydès, Adrien Michaux et Olivier Gourmet
2006 : Les signes (court-métrage) avec Christelle Prot, Mathieu Amalric, Achille Trocellier, Marin Charvet
2007 : Correspondances (court-métrage) avec Delphine Hecquet, François Rivière, Christelle Prot
2009 : La Religieuse portugaise* avec Leonor Baldaque, Adrien Michaux

 

(*Le Monde vivant et Le Pont des Arts sont disponibles en DVD aux éditions Montparnasse, La Religieuse portugaise aux éditions Bodega )

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« Vous êtes souvent très discret sur vos raisons quant au choix du français alors même que vous auriez pu retenir la langue qui vous a vu naître. »

Eugène Green : « Dès l'âge de 11 ans, j'ai réalisé que pour moi la chose la plus importante était le langage. J'ai pris très tôt conscience que l'on existait à travers une langue, que le monde se comprenait par la langue et qu’en Barbarie il n'y avait pas de langue… Initialement, j'ai eu comme projet d'aller en Angleterre, d’y apprendre l’anglais, et de travailler à partir de là. Mais les choses ont fait que, après un an passé à Munich – où j’étais souvent aussi à Prague et en Italie - je me suis rendu en France dans l'espoir de perfectionner mon français. Si je connaissais la littérature française ancienne, je n’avais par contre que peu de familiarités avec la littérature contemporaine. Il m’est apparu rapidement que si la littérature britannique m’intéressait, elle ne me passionnait pas autant que les littératures latines. »

« La parole est intimement liée à l’esthétique et à l’idée de sacré, éléments indissociables du XVII° siècle. Comment avez-vous rétabli ces ponts souvent ignorés de nos contemporains ? »

Eugène Green : « Je crois que cela s'est fait de manière très intuitive, dès mon plus jeune âge. Je ne pouvais pas expliquer alors ce que j'ai compris depuis. Dans mon roman La bataille de Roncevaux, le personnage central est un jeune Basque du nord, né avec deux langues, l'une de son pays, l'autre de l'Etat. Alors qu'il se trouve sous un pommier, il énonce le nom du pommier en français, puis en basque. Avec cette énonciation, il réalise qu'il ne s'agit pas de la même chose, que le pommier n'est pas le même, et que le monde extérieur également a une double existence. C'est quelque chose que j'ai intuitivement compris très tôt, et dont j’ai trouvé la confirmation dans la culture qui précède le XVIIIe siècle. Ces choses-là sont essentielles pour moi, que ce soit dans l'écriture, le théâtre ou le cinéma. »

 

 

« C'est pourtant une réalité peu souvent admise par nos contemporains ! »

Eugène Green : « Oui, si on exprime ces choses-là de manière abstraite, cela peut paraître un peu abrupt, mais si l’on fait la démarche d'expliquer ces rapports entre la parole et le sacré, de nombreuses personnes peuvent être sensibles à ces questions. J'ai eu beaucoup de mal à proposer cette vision avec le théâtre baroque, cela a été une galère de près de vingt-cinq ans ! Même si j'y ai trouvé beaucoup de plaisir, cela a été surtout de la souffrance. La dernière chose que j'ai faite pour le théâtre, a été un sermon de Bossuet que j'ai déclamé à l'église Saint-Étienne-du-Mont en 2001. J'ai prononcé ce sermon en chaire, éclairé par des bougies, alors que la pénombre gagnait petit à petit [… Il faut vous imaginer,] et qu’apparaissait sur le dessous du baldaquin la colombe du Saint-Esprit ! L'église était comble… L'émotion était très forte. »

 

 

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Eugène Green et la restitution

de la parole baroque

 

« La voyelle latente [ə] se prononçait partout, sauf là où l'élision prosodique l'avait déjà rendue inexistante. Une consonne latente suivie d'une autre consonne était considérée comme imprononçable, même en déclamation, mais toute consonne suivie d'une voyelle devait se prononcer (autrement dit, toute liaison était obligatoire), et une consonne en contact avec le vide (c'est-à-dire avant tout arrêt de la voix, et obligatoirement à la rime) devait s'articuler également. »

( La parole baroque, Desclée de Brouwer)

 

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« Vous soulignez souvent que l’écriture a été au cœur de votre vie. Comment considérez-vous les rapports entre écriture et parole, les liens sont parfois ténus lorsque l’on pense à certains de vos films où le langage parlé se confond avec l’écriture. »

Eugène Green : « Je pense que la parole est forcément sacrée. La langue est non seulement un ensemble de signes, mais aussi un lieu, quelque chose de physique, qui doit être incarné, et qui passe forcément par le corps humain. Et en même temps, la parole est une énergie. La littérature est pour moi toujours orale. J'ai le sentiment profond que toute écriture est faite pour être incarnée. D'ailleurs, lorsque je suis chez moi, je lis toujours à haute voix. Selon moi, notre tradition théâtrale est toujours fondée sur une rhétorique. Même la commedia dell’arte est fondée sur une rhétorique. Le texte doit être incarné et devenir ainsi une parole vivante, c'est d'ailleurs tout le travail que j'ai fait sur le théâtre baroque. Et lorsque j'écris mes romans, cela va dans le sens de la simplification en un maximum d'énergie concentrée en un minimum de parole. Les personnes qui n'aiment pas mon écriture critiquent justement cette simplicité, mais celle-ci n'est qu'apparente et ne survient qu’au prix d'un très grand effort. Je crois que l'invention du cinéma a été une tentative de retrouver ce sens réel de la parole. Le cinéma reprend les trois aspects de la parole qui sont plus faciles à définir en français que dans les autres langues : le mot, la parole, le verbe. Cet aspect de la parole a disparu de la pensée dominante à partir de la fin du XVIIIe siècle. Le cinéma peut arriver à reconstituer quelque chose qui opère de la même façon. A un premier niveau, le cinéma est une captation de la parole matérielle, ce qui correspond au mot. Ensuite, la parole acquiert, par le biais de chaque plan, une vie et une énergie propres. Chez les plus grands cinéastes, ce peut être également l'occasion d'une rencontre entre l'homme et le sacré, l’équivalent du verbe. Le cinéma est ainsi parole faite image, puisque ce sont des images qui fonctionnent exactement comme la parole avant le XVIIIe siècle. J'ai toujours voulu faire du cinéma depuis l'âge de 16 ans. C'était l'époque où en regardant Le désert rouge d'Antonioni, j'ai été convaincu de vouloir suivre cette voie. Cela a mis beaucoup de temps à se concrétiser, et c'est par un chemin détourné que je suis arrivé au cinéma. J'ai pu bénéficier d'une extrême liberté en n’ayant fait aucune école. Lorsque j'écris un scénario, j'ai absolument besoin de « voir » chaque plan du film. Ainsi, beaucoup de choses sont déjà prévues avant même la réalisation du film. Lorsqu'on a l'impression de choses un peu bizarres dans mes films, c'est en fait ma manière d'approcher la réalité. Je ne trouve aucun intérêt à montrer dans un film ce que l'on peut voir dans la vie. Si l'on ne montre qu'une réalité extérieure, ce n'est pas la peine de faire un film. Je cherche plutôt à faire apparaître l'énergie spirituelle qui est là, mais que nous ignorons la plupart du temps dans notre vie quotidienne. C'est la magie du cinéma que de pouvoir montrer aux spectateurs ce qu’ils n'auraient pas vu dans la vie réelle. Lorsque je place ma caméra entre les deux personnages, c'est une manière de mieux percevoir ces réalités.»

 

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Eugène Green et l'écriture

 

 La Parole Baroque, 2001, Desclée de Brouwer
Présences : Essai sur la nature du cinéma, 2003, Desclée de Brouwer
La Rue des Canettes (dédié à Marin Charvet) : cinq contes, 2003, Melville
Le Présent de la parole, 2004, Desclée de Brouwer
La Reconstruction, 2008, Actes Sud
Poétique du cinématographe. Notes, 2009, Actes Sud
La bataille de Roncevaux, 2009, Gallimard
Un conte du Graal, 2010, Gallimard
La Religieuse portugaise, 2010, Diabase
La communauté universelle, 2011, Gallimard

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« La Religieuse portugaise, votre dernier film, semble aimanté par l’atmosphère bien particulière de cette ville que vous chérissez tant, Lisbonne. Recèle-t-elle les secrets d’un passé qui vous serait familier, mais que nous ne connaîtriez pas encore ? »

Eugène Green : « C'est en effet une impression que j'ai souvent, cette impression que j'ai d'ailleurs également pour la langue française, celle d'une réminiscence de type platonicien et non d'une découverte. Avec Lisbonne, et la langue portugaise, c'est un peu la même chose. Il est possible que dans d'autres existences, j'aie parlé français et également vécu à Lisbonne ! Je suis passionné par le grand mythe portugais de Celui qui est caché, Dom Sebastião. J'ai même écrit des textes inédits de poésie avec une sorte d'épopée sur ce mythe du Encoberto, à travers six incarnations : selon le mythe, Dom Sebastião devait revenir plusieurs fois sous des formes différentes, sans être reconnu. Ce ne sera que lorsqu'il reviendra en étant reconnu qu'il établir le Cinquième empire universel. J'ai cette idée de la réincarnation, et de souvenirs qui sont plus anciens que notre existence. J’éprouve un peu ce sentiment à Lisbonne. »

 

 

 

« Votre dernier roman, La communauté universelle, semble lui-même profondément nourri de cette idée de lien qui unit l’humanité par-delà les classes sociales, les lieux, les peuples et même le temps historique. Un rythme crescendo va progressivement réunir dans un tourbillon tous les êtres de cette histoire. »

Eugène Green : « Vous faites là un excellent résumé du roman ! Je crois profondément à la fiction, c'est d'ailleurs une idée baroque. C'est une façon d’aborder de plus près la réalité, mais de nos jours c'est quelque chose de très suspect… Le noyau central de cette histoire m'est venu il y a une dizaine d'années quand j'étais invité à Londres pour présenter mon film Le monde vivant au festival de cette ville. J'ai eu l’idée d’une rencontre entre des personnes issues de milieux différents, de religions différentes, et même cette idée d'une conversation entre un fantôme et une jeune femme. »

« Vous partez d'une citation de maître Eckhart sur l'indivisibilité du divin, il semble qu’il ait dans votre livre un parallèle entre cette indivisibilité du corps divin avec le corps humain et cette notion de lien qui nous unit tous. »

Eugène Green : « C'est en effet quelque chose qui est présent. Dans ce roman, qui n'est pas très long, il y a beaucoup de traditions religieuses qui se rencontrent. Je vois cela d'une manière un peu dialectique et le seul moment où je me permets un jugement personnel serait peut-être le petit sermon laïque tenu par l’ex-prêtre de l'église anglicane à partir d'un sermon de maître Eckhart. Pour moi, Eckhart est le plus grand maître spirituel ! Lorsqu'il dit que la réalité de Dieu c'est l’Un, on comprend tout à fait qu'il ait pu être inquiété par l'Inquisition. Il affirme qu'il y a un château fort dans l'âme ou Dieu lui-même dans ses trois personnes ne peut entrer ! C'était évidemment quelque chose de très hérétique au XIVe siècle, alors que pour lui ce n'était pas du tout contradictoire avec sa foi chrétienne. Toujours selon Eckhart, la réalité de Dieu n'a ni de forme, ni d'aspect et on a alors besoin de métaphores et d'images. Mais le problème vient alors de ces métaphores qui se transforment en dogme rationnel et intellectuel alors que ce ne devait être que des chemins menant vers la réalité de l’Un. Toutes les religions usent de ces métaphores et de ces images. C'est une des forces du christianisme que d'avoir donné une forme corporelle à la divinité. C'est cela qui explique la fin du roman : l'humanité de l'homme est un des liens de la communauté universelle, même s'il y en a d'autres. Plus on monte vers la réalité de Dieu, plus on s'éloigne de tout, ce qui est une idée platonicienne. Paradoxalement, plus on s'approche de l’Un et que l'on s'éloigne de notre condition terrestre, plus on s'approche également des êtres humains et donc également de la beauté du monde. Je pense que les religions sont simplement des accès à cette dimension. Par contre la réalité de l’expérience spirituelle relève de la mystique. Mais en règle générale, la mystique est mal vue par l’orthodoxie… Si vous observez la tradition mystique, dans la plupart du temps, elle est intimement liée à la sensualité. »

 

 

 

 

 

« Votre rapport au temps peut surprendre la pensée rationaliste. Vous avez un traitement bien particulier quant aux fantômes ! »

Eugène Green : « Je pense qu'un des grands drames du monde contemporain, et qui va de pair avec la perte de la spiritualité, réside dans la perte du présent. Pour moi, le présent est le seul temps réel, qui comporte tout ce qui a été et qui sera. Il est dans ce cas tout à fait logique que les fantômes soient présents puisqu'ils font partie de ce qui a été et de ce qui sera, ce que l'on retrouve dans un très grand nombre de civilisations. Le passé est très important, la culture est également très importante, mais tout cela est intimement lié au présent. Ce sont souvent des choses que les gens ne comprennent pas dans mon travail dès qu'ils notent une référence culturelle, ils jugent cela réactionnaire, alors que pour moi, c'est vivre dans le présent ! C'est pourquoi j'aime vivre à Lisbonne, où le présent me semble plus réel parce qu'il y a le passé et l'avenir qui sont toujours présents. Je m'intéresse beaucoup au fado, et je souhaite intégrer de nombreuses évocations à des grands fantômes de l'histoire portugaise dans un futur film consacré à cette musique. Vous savez qu'au cœur du fado est présent cette notion de saudade qui bien souvent est mal comprise : c'est à la fois un regret de ce qui a été et un désir de ce qui doit venir, les deux sont présents dans cette saudade qui est alors bien plus qu'une simple nostalgie. Et lorsque l'on entend les choses ainsi, les fantômes ont toute leur place… »

« Est-ce que ces fantômes pourraient être notre mémoire justement ? »

Eugène Green : « On peut le voir ainsi, mais comme il s'agit d'une énergie réelle et précise, pour moi c'est aussi une réalité ! Si je n'ai jamais vu de fantôme, j'ai par contre souvent ressenti leur présence, et dans des lieux où d'autres personnes avaient constaté les mêmes phénomènes. Dans toute mon œuvre, ces fantômes sont présents. Ils font partie de cette communauté universelle. »

« Comment Eugène Green observe-t-il notre société et nos sociétés souvent malades de leur modernité. Quel est cet espoir que l’on perçoit souvent dans vos créations ? »

Eugène Green : « C'est quelque chose qui me surprend parfois moi-même. Effectivement, je trouve que le monde va très mal et j'en suis très triste. Mais parallèlement, je n'arrive pas à exprimer quelque chose qui soit sans espoir. Je pense que si l'on a une vie spirituelle, on garde forcément une certaine lumière, et je cherche toujours à retrouver cette lumière dans les ténèbres, ce qui est la démarche de beaucoup de mystiques. Quand j'étais plus jeune, alors même que j'étais plus optimiste, j'étais plus négatif ! Et maintenant, j'éprouve de la joie en créant un travail artistique. Par contre, j'ai beaucoup de mal à supporter ce qui est glauque. Or, notre société a tendance à développer de plus en plus cet état des choses, voire même à l’encourager. Il y a une certaine obscénité à étaler d’une manière complaisante la misère et la souffrance. Je n'arrive pas à désespérer ! C'est peut-être complètement irrationnel et bête, mais dès que je suis à Lisbonne, je n'arrive pas à déprimer !
Ce qui m'horrifie maintenant, c'est que nous sommes gouvernés par des gens sans aucune culture. Je comprends tout à fait que les priorités économiques et sociales priment, mais la culture ne doit pas être considérée comme un loisir et encore moins comme un produit économique. La culture doit être présente dans tous les domaines de la vie de la société. »

 

 

 

 

Interview Alberto Manguel

Paris, vendredi 2 octobre 2009

Né en Argentine en 1948, Alberto Manguel a passé ses premières années à Tel-Aviv où son père était ambassadeur. En 1968, il quitte l’Argentine, avant les terribles répressions de la dictature militaire. Il parcourt le monde et vit, tour à tour, en France, en Angleterre, en Italie, à Tahiti et au Canada, dont il prend la nationalité. Ses activités de traducteur, d’éditeur et de critique littéraire le conduisent naturellement à se tourner vers l’écriture. Composée d’essais et de romans, son oeuvre est internationalement reconnue. Depuis 2001, Alberto Manguel vit en France, près de Poitiers.

Faire la rencontre d'Alberto Manguel, c'est un peu croiser sur son chemin à la fois un encyclopédiste, un rêveur, un poète, un amoureux de la vie, surtout lorsqu'elle est écrite noir sur blanc... Une heure passée avec lui vous fait tourner beaucoup de pages pour sa plus grande joie ! Rencontre avec un merveilleux magicien de la littérature...

 



LEXNEWS : « Quel regard portez-vous sur ces instants très secrets et particuliers qui vous ont fait basculer dans l’univers de la lecture ? »

Alberto Manguel :
« Je dois tout d’abord vous avouez que les instants que vous évoquez ne sont pas pour moi des particularités. Au contraire, les moments de rapport social me semblent beaucoup plus extraordinaires et particuliers. Déjà enfant, je passais énormément de temps tout seul pour des raisons familiales un peu complexes, car j'étais élevé par une nourrice avec qui je passais l’essentiel de mes journées. Je n'avais pas la compagnie d'autres enfants et donc mon univers était celui des livres. C'était dans les livres que je retrouvais le dialogue, la connaissance du monde et les amitiés. Ce n’est que beaucoup plus tard, vers l'âge de 7-8 ans, lorsqu'un enfant est déjà formé, que j'ai commencé à avoir une vie sociale en allant à l'école. Ces instants que vous appelez des particularités correspondent à la vie normale quant à moi ! Je dois faire un effort conscient pour communiquer dans un groupe... Je me sens souvent mal à l'aise lorsqu'il y a plus de trois ou quatre personnes ! Il faut s'y faire… »

LEXNEWS : « Pensez-vous que cet accès à la lecture soit quelque chose qui puisse être cultivé ou au contraire relève du plus grand des hasards ? »

Alberto Manguel :
« Je crois qu’il s’agit là de quelque chose d'inhérent à l'espèce humaine. Le fait que cette capacité soit cultivée ou non par la suite dépend des circonstances sociales, mais en tant qu'espèce, je crois que nous sommes disposés à la lecture. Nous avons tendance à lire le monde comme une histoire, comme quelque chose qui a du sens. Nous regardons un paysage et la première impression ne relève pas du hasard, nous croyons d'une façon confuse et vague que l'emplacement d'un arbre ou d'une étoile a un sens. J'appellerais cela la syntaxe du monde que nous pensons reconnaître et que nous sommes en fait en train d'inventer. Richard Dawkins, qui pour moi est un penseur essentiel de notre époque, darwinien, a une théorie qui me plaît beaucoup sur l'origine de l'imagination : il soutient que pour nous défendre dans un monde difficile, comme toute autre créature vivante, nous développons certaines facultés et que l'espèce humaine a développé la faculté d'imaginer une situation, de recréer le monde avant de mieux affronter cette situation. Un lapin apprend ce qu'il doit faire devant un renard qu’en sa présence, alors que nous, nous pouvons imaginer ce que c'est que d'être devant un renard, un lion ou M. Sarkozy ! Il s’agit d’imaginer comment nous répondrions, quelle attitude nous adopterions. Cette faculté se développe d'une façon très sophistiquée, non seulement en imaginant nos actions, mais également en imaginant toute une histoire autour de cela, des mythes, des romans, des poèmes, des oeuvres philosophiques et donc toute la littérature. La littérature est notre meilleure façon de connaître le monde pour mieux y vivre. Cependant, il s'avère que les sociétés que nous avons bâties, pour des raisons autres, n'encouragent pas cette lecture. »

 


LEXNEWS : « Certains vont vite conclure à une fuite face à la réalité dans ce que vous décrivez ? »

Alberto Manguel :
« Absolument, vous allez alors entendre tout le contraire de ce qui est, non seulement on va le dire, mais qui plus est on va totalement pervertir ce sens de la lecture en créant ce que j'appellerai aujourd'hui une idéologie de supermarché, une idéologie qui vous offre un soi-disant accès aux livres mais vous laisse à la surface des choses. »


LEXNEWS : « D’une lecture gardée pour vous dans l’univers secret de l’enfance, vous êtes passé à une lecture partage, don de soi pour les autres, dont vos livres se font l’écho : quelle transition a permis cet altruisme ? »

Alberto Manguel :
« Ce n'est pas un altruisme, je crois que c'est la démarche naturelle de la lecture. Vous passez de l'apprentissage d'un texte au partage de ce texte. Ce qui est initialement un monologue devient nécessairement un dialogue, il y a peu de lecteurs qui peuvent garder pour soi-même leurs lectures. Encore une fois, c'est une société qui n'encourage pas cette confidence, qui veut faire croire à chaque lecteur qu'il est unique et qu'il doit donc avoir une sorte de pudeur de dire « tiens j'ai lu ce livre qui est merveilleux »… Vous entendrez toutes ces idées préconçues qui sont absolument fausses, mais qui se manifestent. Ce n'est pas un hasard si 90 % des lecteurs sont des femmes dans la littérature…
Pour revenir à votre question, la démarche naturelle est de passer d'une connaissance privée particulière du texte à un partage de cette lecture. »

LEXNEWS : « Dans Tous les hommes sont menteurs vous révélez qu’il est curieux qu’aucun lecteur n’ait souligné que votre seul et unique thème ne soit l’amour. (p. 137) Est-ce là la source première ? »

Alberto Manguel :
« (Rires…) Oui et non ! Dans le texte, pour ce personnage qui parle, c'est absolument vrai. Tout tourne autour de l'amour, c'est la seule chose qui lui importe, l'amour particulier pour une femme particulière. Dans un sens plus large, c'est cela aussi. Depuis un an déjà, je lis Dante tous les matins, c’est mon temps de méditation, je lis un Canto, je me plonge dans un commentaire… Pour Dante, et il le dit d’ailleurs à la fin à la dernière ligne du poème, il est très clair que c'est l'amour qui fait bouger le soleil et les autres étoiles. Le tissu de l'univers est l'amour, il ne s'agit pas d'un amour dans ce sens rose que les romantiques lui ont donné, mais l'amour dans le sens du mouvement corporel et psychologique envers l'autre. C'est le fait de savoir que nous ne sommes pas seuls et que l'on ne peut pas être seul, le grand péché de l'égoïsme réside dans le fait que l'on ne peut pas survivre dans cette situation. Je ne veux pas faire ici de la philosophie mystique, mais c'est en effet une idée qui a nourri toutes les religions du monde et des sociétés... Cette idée entendue dans ce sens est en effet celle de toute la littérature, la relation de celui qui parle avec les autres, son entourage, et le monde. »
 

LEXNEWS : « Lire à haute voix, pour les autres, peut surprendre celle ou celui qui n’y est pas habitué. Qu’aimeriez-vous dire aux éventuels sceptiques ? »

Alberto Manguel :
« Lire à haute voix n'est pas la seule façon de lire, il faut bien comprendre que lire à haute voix, c’est lire pour donner de l'envol, et cela on peut le faire tout seul afin d'écouter ce que le texte dit. Il m'arrive souvent de lire un texte seul à haute voix, c'est le cas en ce moment pour Dante. N'oubliez pas que c'était notre première façon de lire, la lecture silencieuse ne commence à être courante qu'à partir du IXe siècle après Jésus-Christ. La lecture à haute voix n'est pas seulement une façon de démêler le texte, ce qui était la raison au début, mais également pour donner une réalité corporelle, physique à la parole. Il y a d'ailleurs des théories de psychologues qui ont travaillé sur les possibilités mentales de l'homme préhistorique qui supposent qu'à l'origine du langage, les premières lectures étaient des hallucinations auditives, c'est-à-dire que vous voyez une parole et vous l'entendez comme si elle était présente. Il y a ensuite la lecture à haute voix que vous faites par exemple à un enfant ou à un ami pour partager ce que vous êtes en train de lire. Vous ne sortez pas encore réellement de la solitude de la lecture, mais vous la dédoublez. Ensuite, vous avez une lecture publique, c'est-à-dire la lecture qui est faite par celui dans une société qui sait lire à ceux qui ne savent pas lire afin de communiquer un texte, c'est le cas des premiers journaux par exemple qui, lorsqu'ils arrivaient à la campagne, étaient lus par la personne qui savait lire. Cela n'est pas seulement dû à des questions pratiques : si vous prenez par exemple dans le Quichotte, à un moment donné, l'aubergiste raconte au curé son plaisir pour les romans de chevalerie et il dit qu’après la moisson, ils se réunissent et chacun écoute ce qu'il aime : sa fille, les histoires d'amour, les garçons, les batailles... La lecture se dédouble, mais seule une personne fait la lecture publique. Après cela, vous avez également une lecture comme celle que j'avais faite pour Borges où vous prêtez vos yeux à quelqu'un d'autre. Ce n'est pas vraiment votre lecture, ce n'était pas moi qui choisissais les textes, qui donnais le ton… Tout cela était entre les mains de Borges, mais comme il était aveugle, je faisais le parcours des mots. Et finalement, vous avez la lecture de l'auteur, qui crée le texte, mais qui veut savoir, à l'image du compositeur qui fait jouer sa pièce, quelle est sa réception devant un premier public. Nous avons de tels exemples depuis l'époque romaine jusqu'à nos jours. Il ne faut pas oublier non plus la lecture à haute voix faite par une machine qu'il s'agisse d'une cassette, d'un CD, voire même la lecture d'un texte par un ordinateur ! Quand nous évoquons la lecture à haute voix, il faut bien distinguer ce dont nous parlons. »

 

La profondeur des discussions avec Borges me semblait être celle qui s’imposait et sa générosité a littéralement comblé le jeune lecteur que j’étais…

 

LEXNEWS : « Quels souvenirs gardez-vous de vos instants de lecture avec Borges, et au-delà de cette mémoire, quelle lecture avez-vous faite de ces lectures ? »

Alberto Manguel :
« C’est vers l’âge de 16 ans que j’ai pu faire, avec d’autres, écrivains, journalistes, la lecture à Jorge Luis Borges. La rencontre se fit dans la libraire Pygmalion à Buenos Aires, librairie que le célèbre écrivain fréquentait. En fin d’après-midi, un jour qu’il rentrait de la Bibliothèque nationale dont il était le directeur, il me demanda très poliment s’il me serait possible de venir lui faire la lecture certains soirs à la condition que je n’aie rien d’autre à faire ! Et pendant plusieurs années, à raison de trois ou quatre fois par semaine, je me rendais dans son petit appartement qu’il partageait avec sa mère et Fany, la bonne. C’était en 1964, et comme je vous le disais, je n’avais que seize ans, peu conscient de ce que cela représentait. Ce que j’observais et entendais n’était pas vraiment étranger à l’univers du livre dont je vous parlais tout à l’heure dès ma plus petite enfance. Cela ne me semblait pas étrange et, à l’inverse, les conversations banales du quotidien avec mes amis, mon voisinage ou avec mes professeurs m’apparaissaient bien plus bizarres ! La profondeur des discussions avec Borges me semblait être celle qui s’imposait et sa générosité a littéralement comblé le jeune lecteur que j’étais…
Avec le recul, ce que je trouve extraordinaire aujourd'hui, et que je ne savais pas à l'époque, c'est qu'il y a, comme je le disais tout à l'heure, une façon de lire à haute voix où vous prêtez vos yeux à quelqu'un d'autre. À cela, s'ajoute dans le cas de Borges qu'en même temps que je faisais la lecture, je l'entendais lire, c'est-à-dire que j'entendais ses commentaires, non pas des commentaires tels que ceux qu'un professeur pouvait faire, mais plutôt des réflexions que Borges faisait à haute voix par politesse parce que j'étais là et cela a été vraiment des instants uniques. Je n'ai jamais été témoin depuis d'un événement pareil… La pensée de Borges était d'une liberté totale, cela donnait suite à des idées originales et cela m'a, d'une certaine manière, encouragé à faire ce qui est en fait notre lecture naturelle. L'enfant qui lit ne se dit pas je suis en train de lire un texte du XIXe, de tel genre… Bien au contraire, il ouvre, il coupe, il suit le personnage ou s'en détache, etc. Cette liberté est celle avec laquelle Borges lisait, il se fichait littéralement des écoles littéraires, des théories, des commentaires prestigieux même s’il les connaissait et souvent même s'y intéressait. Mais il n'avait aucun sens de l'aristocratie du monde intellectuel, ce qui l'intéressait c'était les paroles, les idées derrière la parole et la musique derrière les idées. Lorsque nous lisions un texte, il pouvait très bien associer Agatha Christie à Platon sans que cela ne soit trivial et sans donner des excuses ! Il est évident qu'une telle expérience, surtout lorsque vous êtes un adolescent tel que je l'étais à l'époque, vous encourage à une grande liberté, à une grande impertinence voire au respect pour une anarchie organisée ! Ni Dieu, ni maître, mais avec un certain système ! (Rires…)»

 


LEXNEWS : « Vous n’hésitez pas à dire que la lecture peut être un étendard dressé contre la bêtise envahissante. Quel plan de bataille vous semble s’imposer à l’heure des lectures de plus en plus courtes et superficielles ? »

Alberto Manguel :
« Je crois que l'urgence est en effet là, et je pense que le problème essentiel est que nous combattions avec des armes et des principes différents. D'un côté, vous avez ceux pour qui le profit matériel est la base et le but de la société. Ces personnes souhaitent miner la poursuite intellectuelle qui justement est tout le contraire. Cela implique également des ouvriers suffisamment dociles pour accepter ces normes de travail. Pour ceux-là, évidemment, il ne faut pas encourager la lecture. C'est une philosophie qui tient un discours de l'ordre du catéchisme, convaincre les autres que ce dont nous avons besoin, ce sont des réponses courtes, précises pour l'efficacité. Il faut aller vite et comme disait Christine Lagarde, il faut travailler plus et penser moins ! Du côté de ceux qui combattent cela, il est nécessaire de ne pas opposer à un catéchisme, un autre catéchisme. Il ne s'agit pas de donner des réponses immédiates, mais de laisser des situations ouvertes, de ne pas aller vite, mais d'approfondir, de prendre son temps. C'est un peu encore une fois le combat du lièvre et de la tortue !

Je ne crois pas qu'il s'agisse d'un choix délibéré de notre société, mais plus d'une certaine logique propre à celle-ci, cela dépasse le cadre des personnes (gouvernants, responsables…). Pour évoquer les jeunes, il est évident qu'ils ne sont pas stupides même si on leur enseigne à l’être ! Que voient-ils ? Ils peuvent constater une société qui leur dit : allez vite, ne réfléchissez pas, vous n'aurez pas d'avenir, et de l'autre côté, une petite publicité qui leur dit : prenez un livre, lisez ! Ils ne sont pas dupes, le livre est alors pour eux inutile… Je ne crois pas qu'il s'agisse d'un complot, mais je pense que tant que nous vivrons dans ce système qui finira par nous détruire, les choses n'iront pas autrement. »

 

Toute ma vie, et même encore maintenant, les paroles dans les livres me donnent un moyen pour saisir ce que je vis. Je conçois mal la possibilité de connaître quelque chose sans mots...

 

LEXNEWS : « Un de vos personnages de Tous les hommes sont menteurs, Andrea, dit de vous : …Pour Manguel, rien n’est vrai, à moins que ça ne soit écrit dans un livre. Quelle différence faites-vous entre fiction et mensonge, et la vérité a-t-elle encore une place dans votre univers littéraire ? »

Alberto Manguel :
« Il y a deux questions dans votre question, pour la première qui tient à ma personne, j'espère que le personnage qui porte mon nom et qui est décrit ne correspond pas à la réalité ! Il est en effet prétentieux, pédant… Quant à la phrase que vous citez, c'est peut-être un peu vrai. Je ne dirais pas les choses de la même façon : Bien que dans mon enfance, la connaissance du monde s'est faite surtout à travers les livres, cela ne veut voulait pas dire que je ne pouvais pas avoir une expérience pour laquelle je n'avais pas lu et qui n'était donc pas vraie. Mais, il est vrai que toute ma vie, et même encore maintenant, les paroles dans les livres me donnent un moyen pour saisir ce que je vis. Je conçois mal la possibilité de connaître quelque chose sans mots, je m'approche de cette philosophie linguiste radicale selon laquelle il n'y a pas de connaissance possible sans paroles. Je ne fais pas une distinction entre vérité et mensonge ni de dire, ce qui est banal, que la vérité est relative. Je crois que nous avons dans notre imaginaire essentiel une soif d'absolu, nous voulons que notre expérience du monde soit en elle-même absolue. Lorsque je vois un arbre tout en sachant que je ne voie de cet arbre que le côté sud, il demeure néanmoins important de savoir en même temps que l'arbre existe tout entier en soi même. S’il y a bien une réalité physique avec un poids, une mesure, il n'y a pas à mon avis une connaissance de la chose tout entière. Non seulement cela nous échappe en tant qu'être humain, mais cela échappe également à la chose elle-même. Rien ne peut être connu dans l'absolu parce que cet absolu n'existe pas. »

LEXNEWS : « C'est d'ailleurs la conclusion de votre livre ! Cela constitue-t-il l’univers littéraire selon vous ?»

Alberto Manguel :
« Tout à fait ! C'est l'univers littéraire, mais d'une façon positive. On peut aussi dire cela d'une façon négative : quel malheur de ne pas avoir d'absolu. Non, pour moi, il y a une infinitude de visions de réalité auxquelles nous pouvons avoir accès même si nous n'aurons pas accès à toutes car nous ne sommes pas immortels. Cette plénitude du monde est là pour que nous puissions la saisir et cela est très réjouissant pour moi, c'est d'ailleurs le sens de la bibliothèque même. La bibliothèque est par sa nature infinie, car vous pouvez toujours y ajouter des volumes, et cette bibliothèque universelle est là devant nous constamment. Vous constatiez tout à l'heure qu'il y a des personnes qui ne lisent pas, cela ne veut pas dire que la bibliothèque est absente. C'est un peu le cas de la petite histoire de Kafka, la terrible histoire des portes de la loi avec cet homme qui reste toute sa vie au seuil de la salle de la loi et qui, avant de mourir, voit soudainement ces portes se fermer. Le gardien lui dit alors que ces portes se referment parce qu'elles n’avaient été conçues que pour lui ! L'accès est pour chacun d'entre nous qui veut être lecteur, c’est pour cela que je dis que la lecture est une activité d'élite, élite à laquelle tout le monde peut appartenir. »

 


LEXNEWS : « Écrire est une manière de garder le silence… dites-vous, ce silence est-il la condition du dialogue intérieur du lecteur ? »

Alberto Manguel :
« Je crois qu'il y a une différence entre la condition de l'écriture comme silence parce qu'elle accepte ses propres limites, sa propre ambiguïté alors que pour les lecteurs c'est un peu le contraire : le lecteur, à partir de cet aveu de silence, construit une infinitude de textes, de dialogues, de paroles. Le Quichotte avoue l’impossibilité de sa propre narration, mais donne lieu à des générations de lecteurs qui multiplient à l'infini ce qui paraît être un silence et qui devient finalement un silence assourdissant ! Je suis un lecteur friand de théologie et ce qui me passionne dans cette discipline, ce sont toutes ces constructions élaborées à partir de rien ! Et à partir de ce rien, se construit une cohérence entre ces textes donnant un siège à la parole du monde et tout peut être construit à partir de là. Je trouve fascinant qu'à partir de ce grand silence, le plus fort de toute notre histoire, il soit possible de construire des Babel de voix, de dialogues… Encore une fois, en lisant Dante, vous pouvez retrouver tous ces grands théologiens et lire des conclusions merveilleuses : au moment de l'accès à l'amour de Dieu, au moment de la grâce, les contradictions d'Aristote, à savoir quelque chose ne peut pas être et en même temps ne pas être, deviennent une réalité vraie et belle selon Dante ! C'est évidemment quelque chose qui ne peut pas être compris entièrement à l'image des théorèmes mathématiques dont la complexité me fascine et, en même temps, j'accepte que cette chose que je ne comprends pas soit vraie et belle ! »

 

LEXNEWS : "Merci Alberto Manguel pour cette ode à la lecture, cet amour irrépressible pour ce qui est écrit et source de vie et de rêves. La bibliothèque de Babel n'est pas prête de s'effondrer avec vous et nul doute que votre témoignage encouragera le plus grand nombre à chérir ces petits morceaux de papier reliés qui accompagnent toute votre vie !"

 

 

 

 

 

 

 

Interview Henry BAUCHAU

Louveciennes, le 29 avril 2010

Henry Bauchau, psychanalyste, poète, dramaturge, essayiste, romancier, est l’auteur d’une des œuvres les plus marquantes de notre temps. Il vit à Louveciennes.

Derniers ouvrages parus chez Actes Sud : Le Boulevard périphérique (2008 et Babel n° 372, Livre Inter 2008), Poésie complète (2009), Les Années difficiles (1972-1983)(2009), et Déluge (2010).

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

pour plus d'informations :

Pôle de recherches Henry Bauchau constitué à l’Université catholique de Louvain à l’initiative de Myriam Watthee-Delmotte et des chercheurs du Centre de recherche sur l'imaginaire
http://bauchau.fltr.ucl.ac.be

©Jean-Luc Bertini

 

 

 

Notre revue a eu le grand privilège de rencontrer Henry Bauchau dans la maison de Louveciennes où il vit actuellement. Ce grand nom de la poésie et de la littérature a accepté de répondre à nos questions avec une rare délicatesse et attention. L'entretien s'est déroulé dans un cabinet de lecture donnant sur un beau jardin ombragé par de grands arbres, douceur appréciée par cette chaude journée de printemps. A l'âge de 97 ans, Henry Bauchau laisse une forte impression à toute personne qui le rencontre tant sa force et, en même temps, sa fragilité transparaissent derrière des phrases prononcées à voix douce mais toujours sûre !

 

 


 


LEXNEWS : « Psychanalyse et poésie pourraient de prime abord sembler incompatibles. Or votre parcours démontre qu’il n’en est rien. Comment avez-vous réuni ces deux approches et pour quelles raisons ? »

Henry BAUCHAU : « la réponse à votre question est tout d'abord d'ordre pratique. Dans ma jeunesse, je me suis intéressé à la poésie et j’ai commencé à écrire certains poèmes, sans beaucoup de succès d'ailleurs ! À la même époque, j'ai entrepris ma première psychanalyse. À partir de ce moment, j'ai réalisé que la poésie prenait de plus en plus de place. J'ai ainsi écrit un livre de poèmes, puis une pièce de théâtre. J'habitais à l'époque la montagne et il m'est apparu très rapidement qu'il était difficile de s'occuper de théâtre en étant aussi loin. J'ai donc renoncé temporairement au théâtre et je me suis tourné vers le roman. Avec l’écriture de romans, je me suis aperçu que la poésie ne disparaissait pas, pas plus qu'elle ne disparaissait du théâtre, elle prenait simplement une autre forme moins abrupte et plus claire que dans la poésie moderne.
Par ailleurs, me trouvant dans une situation difficile, et puisque j'avais fait une psychanalyse didactique, je me suis dit que je pourrais exercer. Je travaillais dans un hôpital de jour comme psycho pédagogue, j'ai ainsi commencé à prendre des patients en dehors de cette activité dès les années 76. On peut donc dire que je suis devenu psychanalyste un peu par hasard !
Pour revenir à votre question, le rapport que vous évoquez entre psychanalyse et poésie avait déjà concerné certains écrivains, je pense notamment au poète Pierre Jean Jouve. J'ai réalisé d’ailleurs ma première analyse avec sa femme, Blanche Reverchon-Jouve. Je me suis rendu compte non seulement qu'il n'y avait pas contradiction, mais que bien au contraire la psychanalyse, par l'inconscient, ouvrait la porte à un monde gigantesque. Tout cela est arrivé progressivement, au fur et à mesure de l'avancement de mon analyse. C'est par cette analyse que j'ai pu réaliser que l'écriture était le métier que je désirais. »

 

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Je pense que l'inconscient est la grande source d'imagination et pour cela il faut que l'on ait un libre rapport avec son inconscient
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LEXNEWS : « Le thème de l’artiste qui noue un dialogue très intime avec son œuvre est récurrent dans vos écrits. Quelle est la place de l’inconscient dans ces échanges et dans quelle mesure est-il source d’inspiration ou au contraire de dévastation si l’on songe à votre dernier roman Déluge

Henry BAUCHAU : « Je pense que l'inconscient est la grande source d'imagination et pour cela il faut que l'on ait un libre rapport avec son inconscient. Il faut être débarrassé des obstacles psychiques qui nous empêchent d'être en contact avec nous-mêmes. Cela n'est pas possible tout le temps, mais lors des moments d'inspiration, c'est à ce moment-là qu'il se manifeste. Je me rappelle qu'à cette définition, Blanche Jouve ajoutait que l'on jetait ainsi un charme sur le monstre, car il y a un monstre en effet dans l'inconscient. Cet inconscient est toujours barbare et le problème à son contact est d'arriver à filtrer cette inspiration dans des voies artistiques ou des activités qui ne tournent pas à la violence. C'est par la beauté ou l'intérêt du récit que l'on jette ainsi un charme sur ce monstre…

Je pense que l'on peut dire que l'art est apaisant et si on apprend la part artisanale de l’art, on peut faire passer la violence dans son art sans blesser les autres. Dans « Déluge », le personnage Florian est un malade, il a peur. La violence ressurgit en lui en même temps que la désespérance et le désir de beauté. Il cherche peu à peu sa voie et finit par trouver une sorte de père avec le capitaine du vaisseau qui l’a pris en affection. Ce sera également en progressant avec l'aide d’une femme médecin qu'il va apprendre à canaliser ce feu qui brûle en lui(...)
 

(...) À un moment donné sans le vouloir elle lui inspire ce qu'il doit faire notamment lorsqu'elle lui dit que pour noyer son feu, il lui faudrait le déluge... Dans ce roman, je reviens d’une certaine au fonds biblique qui a marqué un grand nombre de mes oeuvres, et Florian est un peu comme Noé ! »

 

LEXNEWS : « Justement, dans vos deux dernières parutions (Le boulevard périphérique et Déluge), un personnage est atteint d’une grave maladie et, plus généralement, blessé de la vie. Quelle importance ont ces atteintes à la vie dans votre écriture ? »

Henry BAUCHAU : « Je pense qu’il est possible de se rapprocher mutuellement par sa blessure et que l'on peut s'apaiser l'un l'autre grâce à cela. Dans Le boulevard périphérique, celui qui dit « je » se rapproche de sa belle-fille, et en même temps, a peur de s'éloigner d’un de ses malades. Il doit faire un effort pour qu'en lui leurs places restent ouvertes. Dans Déluge, la blessure de Florian est une blessure de la peur, d'une enfance épouvantable, et les deux autres personnages sont également blessés. C'est à ce moment-là qu'il y a un acte très important : Florian, qui aime Florence, renonce à elle parce qu'il se rend compte qu'il n'a plus l'âge et qu'il n'est pas l'homme qu'elle pourra aimer. Je pense que le psychanalyste est fondamentalement un être qui a été blessé, il faut qu'il ait une empathie et cette empathie vient de cette souffrance. »

 

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L’homme n'est pas condamné à être ce qu'il a été

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LEXNEWS : « Quelle place réservez-vous au temps dans votre écriture ? Les réminiscences sont fréquentes dans vos récits, ont-elles une fonction cathartique ? »

Henry BAUCHAU : « Je ne crois pas que l'on puisse vivre que sur le plan du présent. Ce présent est constellé d'espérances, de croyances en l'avenir, et en même temps, il est envahi par des souvenirs de toutes sortes, profonds ou circonstanciels. Pour moi, il est très important de bien faire sentir qu'il y aura toujours un arrière-fond et qu’ensuite l’homme n'est pas condamné à être ce qu'il a été. Si vous prenez le personnage de la jeune femme qui meurt dans Le boulevard périphérique, c'est une jeune femme occupée de son fils, de son mari, de mode et qui n'a pas de grandes préoccupations. Elle est maintenue dans l'espérance jusqu'au bout par les médecins, mais l'inconscient veille et, dans ses derniers moments, elle est prête à mourir, parce qu'elle a compris inconsciemment depuis longtemps qu'elle ne s'en sortirait pas. Je pense qu'il y a des réminiscences qui nous viennent tout d'un coup de choses que nous avions oubliées et qui surviennent un moment donné de manière très importante. »

LEXNEWS : "Le voyage participe au vaste récit initiatique de vos œuvres (Œdipe sur la route). Le destin, la fatalité ne s’opposent pourtant pas à une certaine modernité ouverte à l’invention. Comment parvenez-vous à concilier ces contraires ? "

Henry BAUCHAU : « Le thème du voyage est un thème qui traverse pratiquement toute mon oeuvre. Avant Œdipe sur la route, vous avez déjà dans le Régiment noir le héros principal qui part en dehors de toute idée chronologique faire la guerre de Sécession, de même Antigone retourne à Athènes malgré tous les obstacles qui lui sont annoncés. C'est le voyage de la vie, c'est le voyage du destin… Je pense qu'il s'agit d'une oeuvre ouverte, vers l'avenir ou bien vers l'oubli... Je ne sais pas ! Notre époque change tellement que nous ne pouvons pas prévoir ce que sera notre monde dans cinquante ans. Et en même temps, je me sens très en retard par rapport aux jeunes générations qui ont une telle connaissance des nouvelles technologies qui changent la face du monde. Je pense que ces évolutions qui s'accélèrent tellement vont modifier très profondément la société. Vous savez, j'ai 97 ans et j'ai passé ma jeunesse jusqu'à l'âge de 10/11 ans à l'époque du cheval comme moyen de communication. Tout petit enfant pendant la guerre de 14-18, j'ai vu les canons allemands qui passaient par longues files sur nos routes tirés par des chevaux ! Et maintenant, nous sommes à une époque où tout s'amenuise et devient de plus en plus dangereux. Je ne me sens pas moi amenuisé ! Quand je vivais à Paris, j'ai un peu couru comme tout le monde, mais je me suis toujours efforcé de mettre des bornes à ces courses effrénées. J'ai le sentiment qu'aujourd'hui un trop grand nombre de personnes n'a plus le temps de rien, toujours à courir entre le travail et l'ordinateur, à faire des queues interminables… »

 

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J'ai essayé avec mes oeuvres d'actualiser les problèmes que se posaient des personnes il y a quatre siècles avant Jésus-Christ, problèmes que je ne peux même pas imaginer
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LEXNEWS : « Quelles leçons avez-vous retenues des temps mythologiques qui inspirent certaines de vos œuvres ? Et pensez-vous que le lecteur du XXI° puisse encore parvenir à y déceler des hiérophanies qui perpétueraient cette longue tradition ? »

Henry BAUCHAU : « J'ai essayé avec mes oeuvres d'actualiser les problèmes que se posaient des personnes il y a quatre siècles avant Jésus-Christ, problèmes que je ne peux même pas imaginer. Or les problèmes actuels peuvent être néanmoins appréhendés au regard de cette expérience sans pour autant les transposer intégralement. C'est en ce sens qu'une transmission est possible. Mais avant tout, cela se transmet comme une belle histoire ! »

 

 

LEXNEWS : « Merci Henry Bauchau, nous retiendrons en effet cette belle histoire que vous avez léguée à vos lecteurs grâce à votre écriture, une réflexion qui nourrira également à n'en point douter les jeunes générations qui pourront redécouvrir ces leçons éternelles de l'homme !"

 

 

 

Un message adressé par Henry BAUCHAU à nos lecteurs :

 

(Nous sommes tous natifs de nos ruines surgissantes)

 

 

 

 

Interview Adonis

Paris, le jeudi 4 juin 2009

© LEXNEWS

 

son dernier livre paru aux éditions Fayard

 

 

 

 

 

 

 

© LEXNEWS

Lexnews a eu le grand privilège de rencontrer l'un des plus grands poètes contemporains de langue arabe. Personnage entier qui n'hésite pas à dire les choses telles qu'il les pense, il a su dépasser les cadres de la poésie classique pour nourrir un vrai dialogue original avec sa vie - véritable odyssée - et le monde qu'il parcourt inlassablement. Sa voix est aussi douce que ses poésies sont fortes, trempées dans un acier nietzschéen sans concessions. L'homme est un personnage de conviction, et un poète à l'âme délicate qui nous invite à mieux percevoir les vibrations infimes de nos existences...


LEXNEWS : « Votre rapport à la terre date de la plus petite enfance. Le fait d’avoir connu très tôt les labeurs de cette terre a-t-il eu une influence sur votre manière de considérer le monde et sur votre poésie ? »

Adonis : « Il faut faire une différence entre la terre et la nature, je ne suis pas assez pris par la nature et cela n'entre pas ontologiquement dans ma vision poétique. Cela ne m'empêche pas bien sûr d'apprécier la nature quant à ses variations sur la beauté et pour cette dimension autre de notre existence. Ce qui est au coeur même de mon travail, c’est l'être humain. Mais, la terre en tant que matière première, cela me touche beaucoup. La terre a chez moi une dimension verticale et c'est une verticalité poétique. Ces premières années que vous évoquiez ont joué un très grand rôle et je suis convaincu que pour mieux vivre le présent, il faut passer par l'enfance. L'enfance n'est jamais un passé, mais toujours devant nous et, dans ce sens, elle joue un grand rôle. Écrire un poème, c'est comme labourer un champ. »

LEXNEWS : « Votre père avait plus le rôle d’un initiateur que celui d’un père traditionnel. Comment voyez-vous cette relation aujourd’hui ? »

Adonis : « J'ai malheureusement découvert cela trop tard après sa mort. C'était un ami plus qu'un père classique. Il ne m'a jamais imposé des interdits ou des obligations y compris dans les matières religieuses, il me disait toujours : « décider c’est facile, mais il faut avant réfléchir ! ». C'est en ce sens que j'ai découvert par la suite qu'il était un ami. Il a très certainement eu une grande influence sur moi, même si je ne suis pas parvenu à l'estimer de manière suffisamment précise. C'est à partir de sa mort que j'ai commencé réellement à le connaître et à le comprendre. Il ne faut pas oublier que j'ai quitté la maison à l'âge de 13 ans, ce qui était très jeune. »

LEXNEWS : « Ne peut-on pas dire que votre père vous a légué cette extrême liberté ? »

Adonis : « Ce serait plutôt à un psychanalyste de répondre ! Mais il est vrai que mon père m'a fait lire les plus grands poètes et il me laissait toujours libre d'aimer ceux que je préférais. Il ne m'imposait jamais son goût, goût plutôt classique le concernant. »

LEXNEWS : « Une terre qui vous apprend très tôt ses exigences et un père qui s’efface progressivement vous conduisent à une indépendance rapide. Mais indépendance ne rime pas avec fermeture sur soi. Votre vie entière semble rythmer ou rimer avec l’ouverture. »

Adonis : « Oui, je le crois fermement et j'oeuvre dans cette direction tous les jours. Ma vie sans cette ouverture n'aurait pas de sens pour moi. Mais être ouvert nécessite aussi une réponse, un espace de l'autre. L'ouverture dans une société close est quelque chose de très difficile. Il faut acquérir une grande culture pour accepter la liberté de la démocratie, pour accepter l'autre différent de soi. L'ouverture contrairement à ce que l'on pourrait penser n'est pas une facilité. Vous ne pouvez pas créer de la grande poésie dans une culture qui n'est pas grande. Il faut donc une grande culture dans tous les sens pour créer de la grande poésie. Je pense que c'est un trait commun à de nombreuses sociétés. La révolution surréaliste a eu beaucoup de difficultés à être acceptée ici même en France, pays de la Révolution. Comment voulez-vous créer chez nous avec la religion qui imprègne cette idée que les musulmans sont les meilleurs des peuples ? Dans ce contexte, il est très difficile d'envisager une liberté libre... Si l'on désire être libre, même ici en Occident, il faut alors envisager la mort. Si vous ne pouvez pas dire à votre bien-aimée ce que vous pouvez dire à un ami, cela signifie qu'il y a quelque chose qui ne va pas dans votre amour. Cet exemple est significatif pour notre religion : si vous acceptez l'idée que l'on ne peut rien ajouter aux ultimes vérités, que l'homme doit alors obéir et seulement interpréter, alors nous ne pouvons pas être libres dans un tel contexte. »

LEXNEWS : « Vous serez de ce fait non seulement indépendant vis-à-vis de votre famille, mais également de votre terre. Cette lucidité nietzschéenne vous conduira même à une indépendance critique vis-à-vis de la religion. »

Adonis : « C'est en effet une attitude ancienne et qui continue encore aujourd'hui. Il m'arrive encore au XXI° siècle de voir certains de mes textes censurés par des éditeurs ou des journaux par peur des répercussions que cela pourrait avoir. Il y a des sujets sur lesquels, même ici en France, il n'est pas possible d'écrire... Si les pays musulmans avancent des justifications religieuses, ici en Occident, cela n'est même pas le cas ! Cette question de la liberté est donc à repenser y compris en Occident. Pour moi, le monothéisme n'a pas été un progrès dans l'histoire de l'humanité, mais au contraire un coup d'État, un commencement de décadence. Mais, si je dis cela dans les pays musulmans, cela ne sera jamais publié. Je crois que la pensée occidentale ne peut pas ouvrir un véritable espace pour de nouvelles idées si elle ne repense pas elle aussi le monothéisme. »

LEXNEWS : « Et pourtant de ce rapport à la religion peuvent naître des créations artistiques très belles comme en témoigne l'histoire de l'art dans les différentes sociétés ? »

Adonis : « Si vous faites la comparaison entre la créativité païenne et la créativité religieuse, quelle différence ! Et même au sein de la créativité religieuse, ces artistes n'étaient souvent pas des religieux dans le sens conservateur que j'évoquais. C'était plutôt des rebelles, des révoltés. Pour moi, la religion à proprement parler est anticréation, et contre l’art, sauf si vous vous conformez à la lignée du grand Créateur. Les grands créateurs étaient pour la plupart des païens même au sein de l'Islam. C'est un phénomène extraordinaire, nous avons deux piliers dans notre culture : la religion et la poésie. Tous les grands poètes étaient athées, tous sans exception ! Mais l'essentiel ici, c'est que la société a accepté la poésie comme si la poésie représentait l'inconscience du peuple et la religion, l'institution. Je me demande toujours pour quelle raison la société a accepté la poésie alors même qu'elle a refusé tous les mystiques. À ma connaissance, personne n'a cherché à expliquer ce phénomène. »

LEXNEWS : « L’homme est au centre de la création dite vous. Nietzsche et Héraclite vont faire de vous un électron libre, toujours en mouvement. La fixité vous fait peur. Votre muse se nomme-t-elle l’inconnu ? »

Adonis : « Oui, même si ce n'est pas quelque chose de facile, car la mémoire est toujours là. J'essaie toujours de me libérer de la mémoire. Au fond, pour mieux vivre, il faut tuer la mémoire. On ne peut pas vivre pleinement en s'appuyant sur la mémoire. Si vous parvenez à une certaine distance de votre mémoire, vous vous rendez compte que vous êtes devant le chaos, l'inconnu. Comme je suis toujours à la recherche de quelque chose que je ne connais pas, ma poésie est une recherche de cet inconnu. Comme vous le dites, ma muse peut être cet inconnu. »

 

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LEXNEWS : « A l'image de ce regard d'Orphée, vous ne voulez pas vous retourner ? »

Adonis : « En effet, je ne veux pas me retourner et c'est pourquoi je dis toujours que l'enfance n'est pas un retour. Pour être un poète, il faut toujours être un enfant, sans mémoire, sans théorie, toujours devant, comme l'amour qui n'a pas de mémoire. »

LEXNEWS : « un éternel présent ? »

Adonis : « Oui, un éternel présent. L'amour ne se répète pas, c'est toujours un commencement. »

LEXNEWS : « Vous avez été très influencé par Baudelaire, Lautréamont, Rimbaud et Mallarmé. Quelles sont les émotions, les découvertes que ces poètes ont pu faire naître chez celui qui a baigné très tôt dans la poésie islamique ? »

Adonis : « J'ai découvert ces poètes très tard et je n'ai pas été réellement influencé, mais plutôt instruit par eux. Une fois que j'ai lu Baudelaire, j'ai mieux découvert nos plus grands poètes comme Aboû Nouwâs qui évoquait les mêmes idées à savoir le problème de l'unité de l'éphémère et de l'éternel, l'esprit de la ville, des bars et des rues… Baudelaire a été un stimulant pour mieux comprendre notre poésie ancienne et classique. Ce grand poète a créé un grand espace pour mieux voir le monde. »

LEXNEWS : « Le processus qui conduit à la création poétique est souvent mystérieux pour le lecteur. Pouvez-vous nous aider à placer des mots sur ce qui vous conduit à créer cette partition de mots ? »

Adonis : « Pour moi, il n'y a pas de règles dans la poésie. Je n'ai jamais écrit un poème sur une table de travail, mais en marchant dans les rues. Nous sommes en train de parler et cela fait naître de la poésie en ce moment même… Dans la pratique, des vers que je pensais être le début d'un poème s'avéreront être la conclusion de ce même poème ! Il n'y a aucune logique pour écrire un poème. C'est un hasard, mais un hasard extraordinaire que l'on ne peut expliquer. La structure d'un poème et la dernière forme d'un poème peuvent par contre être l'objet d'un travail raisonné répondant à certaines règles. Je crois que ce qui est essentiel dans la poésie, c’est que l'on ne peut pas la définir. Si vous prenez quatre ou cinq poètes aux antipodes les uns des autres, cela ne vous empêchera pas d'aimer leur poésie si différente. Imaginez que vous aimiez Mallarmé, et en même temps que vous aimiez son contraire avec Baudelaire ou Rimbaud. C'est comme en amour, pourquoi aimez-vous cette femme et pas une autre ?»

LEXNEWS : « Y a-t-il au départ une émotion ?»

Adonis : « Oui, mais qu'est-ce qu'une émotion ? Qu’est-ce qu'un sentiment ? Peut-on faire une différence ? L'émotion est peut-être une autre pensée, mais on ne peut pas mesurer cette dernière. L’être humain est un tout et je crois que tout est mêlé, nos pensées et nos émotions ensemble. Je ne vois pas comment démêler le degré de l'émotion et de la pensée chez Rimbaud par exemple. Comment séparer ces choses ? Pour l'instant, il faut avouer que nous sommes dans l'ignorance, les poètes n'ont pas écrit là-dessus et les psychanalystes peuvent difficilement aborder ces choses-là. »

LEXNEWS : « La langue arabe doit exprimer des expériences humaines universelles, rappelez-vous. Vous faites le reproche aujourd’hui aux Arabes de ne pas se pencher suffisamment sur ce legs. Ne connaît-on pas la même tendance, et pour d’autres raisons, en Occident ? »

Adonis : « Le poète arabe actuel n'a pas une vision du monde ou de l'être humain. Il reste à la surface des événements, des problèmes humains à l'image en effet du poète occidental. Ce qui règne, c'est une vision narrative prosaïque. Il y a d'ailleurs deux grandes formes pour exprimer une chose : ou bien vous la voyez comme une chose devant vous et vous la décrivez, ou bien vous la voyez dans son sens, dans sa profondeur, avec autre chose que l'oeil. Nous sommes actuellement, même s'il y a heureusement des exceptions, en Orient et en Occident, dans une narration de ces choses et non une métaphysique des choses. On ne peut pas comprendre le visible sans comprendre l'invisible. Ces poètes essayent maintenant d'effacer l'invisible et de rester au niveau du visible. C'est un peu comme si le monde n'était qu'un écran, mais il y a des choses derrière cet écran ! »

LEXNEWS : « D'où l'importance que vous donnez la philosophie ? »

Adonis : « Oui et de manière plus générale à la pensée. La poésie pour moi ne peut pas être séparée de la pensée. La poésie et la pensée sont organiquement liées. »

LEXNEWS : « C'est ce que les poètes préislamiques avaient parfaitement compris. »

Adonis : « Absolument ! Et même les grands créateurs islamiques.»

LEXNEWS : « L’Occidental est particulièrement inculte quant à la connaissance de cette poésie arabe classique. Vous lui avez consacré un recueil récemment traduit. Quels sont les difficultés et les défis pour la découvrir ? »

Adonis : « Il faut avant tout une volonté d'ouverture, souhaiter connaître l'autre. Or, je ne vois pas cette volonté ici en Occident. N'importe quel écrivain américain trouve un écho dans les médias aujourd'hui en Occident ce qui n'est pas le cas pour un écrivain arabe sauf dans des contextes particuliers qui relèvent souvent de la manipulation. Il y a beaucoup d'a priori contre les Arabes. »

LEXNEWS : « Comment lever ces a priori ? »

Adonis : « Bien entendu, je suis mal placé pour évoquer cela, car je n'ai jamais eu de difficultés pour publier mes livres et j'ai beaucoup d'amis qui m’ont aidé pour cela. Mais il faut une réelle ouverture sur une culture, une civilisation, des amitiés individuelles... Cela fait défaut en Occident. Pour quelle raison ? Il y a certainement des raisons politiques, de nombreuses raisons inconscientes, le refoulé religieux, politique… Je crois beaucoup en la rencontre, les rencontres, les amitiés, ainsi qu'une politique européenne culturelle pour accélérer cette connaissance par le biais d'éditions et de traductions de qualité. C'est d'autant plus important que les Arabes sont ouverts à cette démarche. Il faut également une certaine hospitalité qui dépasse les peurs des fondamentalismes. Nous avons ce sentiment dans le monde arabe d'être négligés et cela donne une amertume. »

LEXNEWS : « Merci Adonis pour ce beau témoignage qui encouragera très certainement nos lecteurs non seulement à découvrir votre poésie mais, grâce à elle, l'ensemble de la poésie de langue arabe encore trop méconnue dans notre pays !"

La signature d'Adonis pour nos lecteurs :

ENTRE TES YEUX ET MOI

quand je plonge mes yeux dans les tiens
je vois l’aube profonde
je vois l’hier ancien
je vois ce que j’ignore
et je sens que passe l’univers
entre tes yeux et moi

(cité de Poèmes pour l’amour et la mort,
Mémoire du vent Poésie Gallimard / Gallimard, NRF, p. 22 )
ORPHEE

Amoureux je dévale la pente
pierre dans les ténèbres de l’enfer
mais j’irradie

j’ai rendez-vous avec les prêtresses
dans la couche du dieu ancien
Mes paroles sont vents agitateurs de vie
mes chants étincelles

Je suis la langue d’un dieu à venir
Je suis le charmeur de poussière

(cité de Le charmeur de poussière
, Mémoire du vent Poésie Gallimard / Gallimard, NRF, p. 48 )
LE PONT DES LARMES

Un pont de larmes chemine avec moi
se brise sous mes paupières
Dans ma peau de porcelaine
un chevalier d’enfance
attache ses chevaux avec les cordes du vent
à l’ombre des branches
et d’une voix prophétique nous chante :

« Ô vents, ô enfances !
Ponts de larmes brisés
derrière les paupières ! »

(cité de Le charmeur de poussière
, Mémoire du vent Poésie Gallimard / Gallimard, NRF, p. 51 )

 

Les Rencontres de LEXNEWS : Un métier, une passion ...

 

Les oeuvres des enfants : un entretien avec Claude Ponti
Par Le Préfet maritime le vendredi 26 février 2010

source : L'Alamblog (www.lekti-ecriture.com/blogs/alamblog )

 

© Eric Dussert 2010.

(toute reproduction interdite sans l'accord de l'auteur)

Il avait annoncé qu’il le ferait, et il l’a fait : Claude Ponti, l’un des plus talentueux et imaginatifs créateurs de livres pour jeunes lecteurs (1) de notre époque a créé avec quelques amis le Muz, ou Musée des Œuvres des Enfants, accessible à tous “sur Internet, particulièrement aux enfants, en tous lieux, à toute heure, en toute saison, quelque soit l’humeur de la météo et la résistance aldutinienne”.

Après l’ouverture du champ artistique opérée par Jean Dubuffet dans les années 1940, c’est une nouvelle fenêtre qui est ouverte.
Elle est destinée à souligner l’importance et l’intérêt d’œuvres dont l’attrait est souvent réservé aux murs des domiciles familiaux, lorsqu’il n’est pas relégué aux cartons, quelque part au placard au fond du couloir.
Les premières œuvres recueillies par le Muz, le jeune enfant est parfois doué d’un talent étonnant, doté de visions exceptionnelles.

Le but n’est évidemment pas de starifier quelques têtes blondes, brunes ou rousses (seul un prénom vient “autoriser” l’œuvre présentée) : le Muz vise essentiellement à mettre en évidence la force de talents qui n’ont pas attendu le passage par les Beaux-arts pour s’exprimer, et dont le jaillissement ne rabattra rien devant les travaux d’artistes plus laborieux, plus âgés, plus formatés.

Avec nos vœux de grand succès au Muz, quelques questions ont été posées à Claude Ponti pour l’édification des Alamblogonautes, comme cela leur avait été promis il y a quelque temps déjà…



A quel moment avez-vous porté attention aux œuvres des enfants ?


Claude Ponti : Toujours, mais englobé bêtement dans mon goût de l’art brut, des naïfs, ou des Facteurs Chevaux et des Gaston Chaissac. Non englobé, à partir du moment où j’ai rencontré beaucoup d’enfants de par mon travail de faiseur de livres pour enfants. J’étais souvent face à des œuvres d’enfants réalisées en ateliers, en classe, en médiathèque ou à l’occasion de concours. Et chaque fois le même constat, on ne faisait rien de ces œuvres ENSUITE. Dans le meilleur des cas, elles finissaient par pourrir dans la cave de l’école, si l’école avait une cave. Totalement non englobé lorsque ma fille vers six ou sept ans a écrit et dessiné un petit livre comme beaucoup d’enfants. Elle voulait le faire publier, et qui était mieux placé que moi pour ça ? Sauf que j’étais le mieux placé pour expliquer que non, aucun éditeur ne voudrait publier un petit livre fait par un enfant, ils pensent que ça n’a pas de sens. La désespérance, c’est que le résultat de la longue discussion absurdante (elle avait d’excellents bons arguments) fut qu’elle cessa d’écrire pour de longues années.

Comment l’idée du Muz a-t-elle émergé ?


Claude Ponti : Suite à ces événements tragiques et après de longues parlottes avec des amis confrontés à la même adultitude, et travaillant avec des enfants ou en contact avec d’autres, dont certains réussissaient à imprimer, graver, des livres faits par les enfants, d’aucun allant jusqu’à faire faire des jardins poèmes en nature véritable invités à Chaumont sur Loire, nous conclûmes que nous allions construire un Musée des œuvres des enfants.

Comment fonctionne-t-il ?


Claude Ponti : C’est tout simple. On tape « lemuz.org » là où il faut sur l’écran ordinatique d’Internet en frappant de doigts légers le clavier de l’ordinateur. Et on entre en devenant immédiatement un visiteur. Le visiteur va dans la collection permanente du Muz, en découvre les splendeurs. Il peut aussi visiter par mots clés, ou thèmes : voir les œuvres des filles de six ans vivant au Canada. Hop, il voit. Le visiteur peut aussi se dire « hé moi aussi, je suis un enfant, auteur d’œuvres » et en suivant les indications, il peut proposer une œuvre au Muz dont le jury l’acceptera peut-être. Le visiteur peut aller voir les collections particulières qui sont spécifiques à des organismes ou associations (Germaine Tortel, La source, Freinet, Constellation…). Le visiteur peut aller dans le Kiosque pour s’informer de différentes choses qui concernent le travail des enfants ou le travail avec les enfants. Le visiteur peut ouvrir un atelier dans le Muz, y avoir son code personnel d’accès et y présenter sont travail avec des enfants, avant, pendant et après qu’il soit réalisé. Et même PARTAGER cet atelier avec d’autres groupes de travail.

Quelle est la spécificité des œuvres des enfants ?


Claude Ponti : La seule spécificité des œuvres des enfants est d’être produites par des enfants. Ce qui veut dire que leur pourcentage de remarquabilité est à peu près le même que celles des non-enfants. C’est pourquoi le Muz est exigeant et doté d’un jury pour CHOISIR les œuvres qui entrent dans sa collection. Incidemment on peut voir une plus grande fraîcheur et une vigoureuse spontanéité plus courante chez les enfants, mais ce sont là des outils caractéristiques de l’expression de leurs œuvres et ce qui intéressent le Muz et ce que DISENT les œuvres.

Ne doit-on pas considérer que l’art instinctif des enfants, natif pour dire les choses autrement, est antérieur et prime sur la production calibrée par le passage par l’école et la pédagogie artistique ?


Claude Ponti : On remarquera, et on est prié de le faire si on n’y avait pas pensé, que le Muz n’emploie jamais le terme d’art ni ses dérivés. C’est délibérément volontaire. Nous nous situons AVANT les définitions de l’art. Nous pensons que les enfants disent des choses et qu’il est important que cela soit respecté, transmis, conservé, apprécié. Si c’est de l’art ou du cochon, la poste héritée de l’avenir le dira à qui veut l’entendre.

N’envisagez-vous pas de fixer quelque règle sommaire, à l’instar de ce qui existe dans le domaine de l’art brut, afin de distinguer l’œuvre jaillissant naturellement et celle qui est produite sous l’effet du mimétisme ou de l’enseignement ?


Claude Ponti : Corollons autrement. Le Muz s’intéresse à ce que disent les enfants. Il cherche ce qu’ils disent fortement, ce qu’ils expriment de leur vie, de la vie, comme les adultes (qui, eux ont des milliers de musées, et de supports, et d’universités pour siroter leurs pensées). Donc pourquoi le Muz irait prendre en considération des œuvres mimétiques ou issues d’exercices scolaires ? Nous cherchons des expressions d’être, non des copies conformes de formes sociales. Cela dit certaines « études » de Bach pour rester dans l’incontestable actuel, sont plus que des études. Hiihihihihi !

La perception de la valeur des oeuvres des enfants va-t-elle évoluer selon vous ?


Claude Ponti : Nous ne sommes pas sûrs de vouloir employer le mot valeur (litote). Ce qui est sûr c’est que chaque jour la perception que nous avons des œuvres des enfants évolue. Elle s’enrichit et se diversifie.

Comment imaginez-vous l’avenir du Muz ?


Claude Ponti : Radieux, avec des lendemains qui chantent, des bouts de la fin du tunnel, une aube permanente, des dizaines de milliers d’enfants qui se sont approprié le Muz et des adultes un peu moins cons (guerriers, fondamentalistes, ultralibéraux, malades, pollués, matérialistes, etc.) car enfin éclairés par la sagesse des enfants. Hahhahahaha !

Votre projet ne risque-t-il pas de connaître un frein en ne dévoilant pas la personnalité de “l’artiste” ? Les instances critiques du monde artistique peuvent-elles fonctionner avec pour seul grain à moudre une œuvre sans “auteur” ?


Claude Ponti : Hohohoohoho ! Alors là, mon cher Préfet Maritime, relisez tout ce que je viens de vous écrire en réponse à vos questions écrites qui me donnent (étant toutes écrites d’avance avant et en même temps) l’avantage du sarcasme facile et arbitraire. Nous ne connaissons pas d’artiste. Aujourd’hui, l’artiste se définit par son autoproclamation et son champ d’activité par son appropriation. Quid des enfants là-dedans, diantre ? Palsembleu, Môssieur, l’art est facile et la critique difficile, n’entrons pas dans la maison stérile de Paul Hémique sinon nous finirons au cabanon de Paul Emploi !

Propos recueillis par Le Préfet maritime

(1) Aucun âge limite à notre connaissance, demandez aux parents de votre entourage…

En préparation : la mise à jour de la bibliographie relative aux oeuvres des enfants

Le Muz
Association pour la création d’un Musée des Oeuvres des Enfants
11, rue Ferdinand Duval
75004 Paris

retrouvez cette interview sur le blog d'Eric Dussert : L'Alamblog

www.lekti-ecriture.com/blogs/alamblog

 

Editions Le Bruit du Temps

Interview d'Antoine JACCOTTET

9 février 2009

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Antoine Jaccottet a longtemps travaillé aux éditions Gallimard jusqu'à l'année dernière en étant éditeur à la collection Quarto. Il a décidé de franchir le pas et de créer librement les livres dont il avait toujours rêvé. Libéré de certaines contraintes économiques, c'est un plaisir personnel que l'éditeur souhaite faire partager au plus grand nombre. L’acte de naissance des éditions Le Bruit du Temps est scellé sous le signe d’une amitié pour certains auteurs et traducteurs. Ces affinités électives littéraires sont au cœur de ce projet qui voit le jour en ce début de printemps. LEXNEWS a choisi de présenter cette très belle initiative à ses lecteurs en interviewant Antoine Jaccottet qui nous a reçus dans une charmante demeure familiale du XVIIIe siècle rue du Cardinal Lemoine, avec au fond de la cour, la célèbre enceinte de Philippe-Auguste et de l'autre côté de la rue la résidence de Valery Larbaud....
 

 


LEXNEWS : « Pour quelles raisons avoir choisi pour votre nouvelle maison d’édition, Le Bruit du Temps, le titre d’un recueil du poète russe Ossip Emilievitch Mandelstam ? »

Antoine Jaccottet : « Il y a plusieurs raisons à cela. La première est très simplement biographique. Le premier travail que j'ai réalisé a consisté à participer à un numéro d'une revue, la revue de Belles-Lettres, dont un numéro spécial avait été consacré à Mandelstam. J'avais fait ma première traduction de l'anglais d'un texte d'un grand spécialiste de Mandelstam, le professeur Clarence Brown qui nous a fait l’honneur d’une postface. C’est également une raison amicale qui a présidé à ce choix, à savoir la rencontre de Ralph Dutli qui est le traducteur en allemand des oeuvres complètes de Mandelstam. Je l'ai connu ici à Paris et il est devenu un très grand ami. C'est un hommage que je lui rends et cette nouvelle maison d'édition sera le lieu pour publier ses poèmes et autres réalisations. À cela s'ajoute l'immense admiration que j'ai pour Mandelstam. Ce titre « Le Bruit du Temps » évoque une image de la littérature elle-même, un peu comme chez Proust, tout en incluant mon goût pour la musique. »

LEXNEWS : « Partagez-vous cette nostalgie de la culture universelle du poète russe et cela influencera-t-il le choix de vos futures parutions ? »

Antoine Jaccottet : « Oui, c'est une bonne idée de présenter les choses comme cela. Il y a à la fois le goût des classiques puisque le mouvement littéraire auquel il appartenait était une revendication du classicisme face au futurisme de l'époque, et en même temps ce sentiment très profond d'appartenir à la culture méditerranéenne dont Mandelstam avait une grande nostalgie avec un goût très marqué pour l'Italie. C'est également cette approche qui nous a conduits au choix du deuxième livre que nous éditons, le Browning, qui se déroule à Rome et qui est presque un roman historique. J'avoue en effet qu'il y a un goût pour l'Italie, la Grèce… »

LEXNEWS : « Quels sont les enjeux d’une nouvelle maison d’édition au XXI° siècle qui connaît en Occident une crise à la fois générale et également spécifique au livre dans de nombreux pays ? »

Antoine Jaccottet : « je crois que c'est sans aucun doute une réaction à cette crise que vous évoquiez. On nous annonce tous les jours la disparition du livre et je suis profondément convaincu, que contrairement aux Cassandres, cette disparition n'est pas encore pour demain. Bien entendu, nous sommes forcés de constater ce qui se passe et nous voyons bien que la culture littéraire n'occupe plus le premier plan. Cela s’observe notamment dans les médias et cela devient assez effrayant. Ce qui est encore plus inquiétant, c'est que cette culture a tendance également à disparaître dans la conscience générale. Si vous prenez par exemple l'univers politique, il y a toujours eu une révérence certaine pour la chose littéraire ; or cela même a sans doute disparu aujourd’hui… Mais, je suis persuadé qu’il existe parallèlement de nombreux passionnés de littérature, y compris chez les jeunes gens. Je pense que l'on peut très bien défendre l'idée que le livre a encore de très beaux jours devant lui en réaction à tout ce qui se passe. Le véritable amateur de livres aura de plus en plus besoin de petites maisons d'édition qui défendront l’objet de sa passion. Les réactions des personnes que nous sollicitons par rapport à notre projet sont tellement positives que c'est plutôt encourageant ! Il me semble que la curiosité existe encore et toute la difficulté réside dans le fait de proposer des choses de qualité avec suffisamment de conviction. Il ne suffit pas de prendre un livre oublié et de le mettre sous une couverture.»
 

LEXNEWS : « Vous rappelez que les vrais livres ne meurent pas, quels sont ceux que vous souhaitez remettre à la lumière du jour ? et pouvez-vous préciser à nos lecteurs ce qu’est un vrai livre selon votre subjectivité ?»

Antoine Jaccottet : « Il peut-être très prétentieux de dire que les vrais livres ne meurent pas et en même temps, certains exemples comme l'histoire de cette traduction étonnante du poète victorien Robert Browning invitent à penser en ce sens. Browning était très célébré de son vivant et il a d’ailleurs encore une gloire certaine dans les pays anglo-saxons. Il est par contre presque totalement oublié en France. Or, je crois profondément que c'est un vrai chef-d'oeuvre. Il s’agit d’un livre qui a une histoire incroyable. Il a été traduit pendant la guerre par un professeur d'université qui a réalisé cela par pure passion. Il s'était pris d'amour pour ce livre et l’avait traduit en même temps qu'il faisait de la résistance !

 

 

 

Par la suite, le manuscrit a été proposé à Gallimard qui a attendu longtemps avant de le publier. Pendant ce temps, le manuscrit a été apporté en Belgique puis s'est perdu pour enfin être retrouvé par un de ses amis... Le livre a été publié une première fois en 1959 par Queneau chez Gallimard. Nous avons décidé de ressortir ce livre, car il était quasiment introuvable en dehors des cercles de bibliophilie. Il s'agit d'une sorte de chronique italienne à la Stendhal. Browning a été l'inventeur d'un genre au XIXe siècle, le monologue dramatique. Il faisait parler des personnages historiques dans ses poèmes. Un jour, il tombe à Florence dans un marché aux puces sur des archives, le grand livre jaune, qu'il achète pour trois sous. À peine a-t-il commencé à le feuiller qu'il réalise que c'est la chance de sa vie. Il s'agit d'une histoire criminelle assez sordide qui se passe dans la Rome baroque peu après le Caravage. C'est à la fois un poème et un roman historique, et le premier livre raconte le fait même de cette découverte : comment en rentrant chez lui, il voit les personnages de cette chronique prendre vie. C'est très beau, car nous constatons à la lecture du texte cette transition de l'archive à la chose imaginée. À partir de là, il va construire son poème en douze chants avec des monologues où chacun des protagonistes vient raconter sa version. Cela donne une dimension assez moderne au texte avec des points de vue différents sans qu’il y ait en même temps une seule vérité.
Pour revenir à la deuxième partie de votre question, je crois qu'il existe des livres utilitaires qui répondent à des fonctions à un moment donné, et à côté de cela, les vrais livres avec la littérature. Il s'agit d'oeuvres dont l'ambition est telle qu'il entre en elles une part d'éternité. Il y a des distinctions en art entre une petite oeuvre et une oeuvre majeure. Il ne s'agit pas pour autant d'un discours élitiste. Si j'adore écouter du tango, je n'en conclurai pas pour autant qu'il s'agit de la même chose que la neuvième symphonie de Beethoven ! C'est ainsi que je souhaite publier des livres qui manifestent cet effort d'une certaine forme en plus des émotions. »

 

LEXNEWS : « Quel est le travail de l’éditeur dans cette tâche de réincarnation d’un livre dans une nouvelle édition ? »

Antoine Jaccottet : « Nous devons essayer de trouver pour chaque livre la forme qui le mettra le mieux en valeur. Nous avions envie pour un livre comme celui de Browning d'avoir un texte bilingue parce que le vers de Browning est quelque chose de très particulier que je souhaitais faire partager au lecteur. C'est une oeuvre qui avait l'ambition, à la suite de la Divine comédie, d'être une grande épopée ce qui nous a conduits à la publier avec un appareil critique. Je désire que l'on ait un plaisir à goûter à ses oeuvres et nous avons travaillé sur tout ce qui peut faciliter ce plaisir. Notre tâche a donc consisté à prévoir des annotations, un grand essai introductif… À cela s'ajoute un travail sur les traductions et sur les relectures pour essayer d'être au plus près de l'original. »

 

LEXNEWS : « Les choix doivent être difficiles pour certains textes entre la valeur sûre d’une traduction déjà établie et le risque d’une nouvelle traduction ? Pour Mandelstam et Browning, vous avez conservé l’existant, alors que pour D.H. Lawrence, vous entreprenez tout un cycle de traductions de ses Nouvelles complètes. »

Antoine Jaccottet : « C'est un problème insoluble ! Par le hasard des rencontres, j'ai connu quelqu'un qui avait très envie de retraduire cette prose très délicate. Dans le cas de Mandelstam, il est publié chez beaucoup d'éditeurs avec beaucoup de traductions différentes. Nous avons eu la chance de retrouver une traduction qui était parue dans la revue Commerce par Larbaud. C'est une sorte de miracle, car deux ans après la parution de l'original en Russie, cette magnifique traduction a pu être menée à bien par Georges Limbour, une personne qui avait un grand sens littéraire, ainsi que le prince Mirsky. À l'inverse, pour D.H. Lawrence, je n'étais pas du tout satisfait des traductions existantes. Nous allons tenir compte des recueils anglais existants et nous allons reproduire les recueils originaux tel que D.H. Lawrence les avait composés à l'époque. Nous publierons petit à petit et dans l'ordre chronologique la totalité des nouvelles. »

LEXNEWS : « Vous réservez également une place aux contemporains dans votre programmation. »

Antoine Jaccottet : « L'idée de départ était de publier des personnes ayant elles-mêmes un lien avec les classiques que nous avons retenus. C'est le cas des poèmes de Ralph Dutli, traducteur de Mandelstam. Ce n'est pas en revanche le cas de Gabriel Levin qui est un très talentueux poète israélien de langue anglaise. Ce poète a un rapport étroit avec la Méditerranée, ces sujets sont souvent à thème presque archéologique et qui correspond assez bien ce que j'évoquais tout à l'heure. Vous avez également le manuscrit de Paulette Choné qui nous est arrivé totalement par hasard et que je ne connaissais pas. C'est une historienne de l'art, spécialiste de la gravure du XVIIe, qui au lieu d'écrire une biographie de Jacques Callot a préféré décrire des mémoires imaginaires de cet artiste. Cela a produit un petit livre très singulier qui m'a beaucoup plus. »

LEXNEWS : « Vous souhaitez que les fruits de vos éditions puissent également être appréciés esthétiquement. Quelle importance cela a-t-il pour vous et le lecteur au XXI° siècle et comment concilier ces exigences avec les impératifs économiques de ce même XXI° siècle ? »

Antoine Jaccottet : « Nous avons souhaité réaliser des livres si possible jolis tout en n’étant pas trop chers. Il n'y a pas du tout un désir de bibliophilie ou d'édition de tête. Nous voulons proposer de jolis petits livres agréables à avoir en main, simples, mais bien imprimés avec une couverture avec des rabats. Nous ne voulons pas d'images criardes sur la couverture ce que l'on va me reprocher, car sur les tables des libraires, on ne les aperçoit pas forcément ! Peut-être vont-ils justement se distinguer sans ces images clinquantes du fait de leur simplicité. Si nous choisissons tout de même une couverture en vélin et du papier bible, nous essayons de concilier néanmoins cela avec des impératifs économiques. »

 

Merci Antoine Jaccottet, nous souhaitons longue vie à cette nouvelle maison d'éditions qui promet de nous offrir de belles pages à l'image de celles des deux premiers livres qui viennent de sortir !

 

Le site des Editions Le Bruit du Temps

 

 

 

 

   

LA DOGANA Editeur 

 Interview de Florian RODARI

17 décembre 2008

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

© Photo François Raoul-Duval

 

Florian Rodari dirige depuis 1981 les Éditions La Dogana créées dans ce beau pays qu'est la Suisse, à Genève. C'est la poésie qui est le fil conducteur de ce magnifique travail entrepris dans des domaines aussi différents que les essais, les souvenirs, des méditations et même des lieder chantés. L'excellence est au coeur de ce processus créatif, les Éditions La Dogana ne retenant que ce qui fait écho à la beauté. Beaux papiers, superbe mise en page, textes raffinés... offrent le plaisir du bel objet, écrin indissociable de la belle pensée. Voyage en Helvétie avec un esthète du livre !

 

 

 

 

LEXNEWS : « Quel a été le parcours qui vous a mené aux éditions La Dogana ? »


Florian Rodari : « j'ai baigné très tôt dans l'univers des lettres. Mon père était journaliste, mon oncle (Philippe Jaccottet) était poète et traducteur, et tous nous aimions les livres à la maison. Nous avons également découvert que nous avions un cousin célèbre en Italie, Gianni Rodari, qui écrivait des livres pour enfants. L'environnement a manifestement joué dans mon parcours ! J'ai assez naturellement commencé des études de lettres à l’Université de Genève. Pour gagner ma vie, à vingt ans, je suis entré au musée de Genève, au Cabinet des estampes pour y classer des collections de gravures anciennes. Il y avait là une équipe à l’esprit très ouvert. Grâce à elle j'ai vite appris le métier de conservateur puisqu’ils m’ont généreusement laissé monter seul des expositions et fabriquer leur catalogue. Quand je suis devenu responsable de la Revue de Belles-Lettres, en 1971, au moment de la rédaction du numéro consacré au poète Paul Celan, j’ai aussitôt mis en pratique ce double regard de lecteur et d’amateur d’art. Conduire une revue littéraire, c’est un atout formidable pour un futur éditeur, car on apprend à découvrir d’autres voix, à accorder dans un livre des approches différentes… Je lisais essentiellement des poètes, j’écrivais un peu et je rédigeais de plus en plus souvent des textes sur l’art. Cette activité multiple je l’ai menée de front pendant presque quarante ans déjà. On ne se rend pas toujours compte du temps qui passe, surtout en ce qui vous concerne ! Je pensais pratiquer chacune de ces tâches comme des hobbies et finalement je me rends compte qu’elles étaient devenues des activités principales. Les choses se sont enchaînées : vers 1979 on m’a demandé de diriger le Musée de l’Elysée à Lausanne, mais cela n’a pas duré longtemps. A peine quatre ans : le désir de faire des livres et d’écrire était si obsédant que, devant les surcharges et les tracas administratifs, j’ai renoncé. Les éditions Skira m’ont alors demandé de travailler pour eux et d’écrire un ouvrage sur le collage. Ils se sont aperçus que je savais fabriquer des livres et, c’est comme ça que je suis devenu directeur de collection chez eux. En 1993, Skira a subi la crise du livre de plein fouet. Il fallait trouver quelque chose. Depuis longtemps, avec mes amis artistes de l’atelier de Saint-Prex, avec qui j’avais préparé plusieurs projets dans le cadre de mon activité à la Fondation Cuendet (où sont conservées des planches de Dürer, Rembrandt, Corot et de bien d’autres maîtres de l’estampe, nous avions envie de monter une exposition sur l’invention de la gravure en couleur. Nous avons proposé de la montrer à la Bibliothèque nationale de France où, grâce à l’appui de Maxime Préaud, nous avons pu concrétiser ce projet qui a porté le beau nom d’Anatomie de la couleur. Cette exposition a été pour moi le point de départ de nombreux autres engagements. Dans la foulée, on m'a en effet demandé de monter au Drawing Center de New York une exposition sur les dessins de Victor Hugo, puis deux ans plus tard sur l’œuvre graphique d’Henri Michaux. Au même moment, Jean Planque, un oncle de ma femme qui avait travaillé comme conseiller de la galerie Beyeler, m'a demandé de m'occuper de la Fondation qu’il voulait constituer à partir de sa collection de tableaux. Voilà pourquoi, aujourd'hui, je partage mon temps entre cette Fondation et les éditions La Dogana. Ces dernières prennent une place grandissante ! Nous comptons aujourd'hui plus de soixante titres avec plus de quarante auteurs, des traductions, des rediffusions, et nous sommes insuffisamment nombreux pour cela, il faut ainsi préserver un équilibre toujours précaire. »

LEXNEWS : « Quel a été le point de départ de la création des éditions La Dogana ? »

Florian Rodari : « Les éditions de La Dogana sont nées en 1981, de la décision d’un petit groupe d'amis: un imprimeur, un ami peintre et amateur de musique, et moi-même. L’idée de départ était d’éditer des textes dont nous n’avions publié que des extraits dans la Revue de Belles-Lettres. Nous avons mis de l'argent en commun, en nous promettant de ne jamais commencer un nouveau livre tant que le premier ne serait pas remboursé, mais peu à peu tout cela s’est emballé ! Et à partir de 2000, les orientations se sont diversifiées, beaux-arts, musique.»

LEXNEWS : « Le nom La Dogana peut surprendre pour une maison d'édition ? »


Florian Rodari : «La Dogana signifie « douane» en italien. Comme un employé des douanes qui ne fait pas que stopper la marchandise, un éditeur est celui qui permet à un texte étranger d'être vu et partagé, de passer une frontière. Après l’avoir réceptionné, nous l’examinons et nous lui délivrons en quelque sorte un visa! Pour moi, un éditeur est essentiellement celui qui permet à un texte d'être lu. C’est pourquoi nous accordons tant de soin à l’aspect extérieur de nos ouvrages »

LEXNEWS : « La forme et la présentation sont essentielles dans votre choix de faire connaître ces textes que vous évoquez, ce qui nous ramène à votre propre parcours. »

Florian Rodari : « C'est en effet d’une importance capitale ! La typographie, le papier, la gravure... J'ai toujours marqué une attention très grande au dessin de la lettre, à la mise en page, aux marges ; mes recherches dans le domaine de l’estampe m’ont beaucoup apporté. J'aime lire, je peux dévorer en quelques jours des livres, même mal imprimés, mais je crois que les textes des poètes ont besoin d’autre chose qu’un simple contenant, ils ont besoin d’espace pour résonner, pour se déployer, surtout de nos jours. Je me rappelle qu’un ami avait publié sa version des poèmes de Leopardi, un des auteurs que je préfère, et que je lui avais reproché d’avoir confié ces traductions à un éditeur qui n’accordait pas le moindre soin à la respiration des textes ! Quelques années plus tard, j’ai réédité ces poèmes sous une forme qui satisfaisait mon goût de la mise en page : nouvelle édition qui pouvait paraître une opération aberrante sur le plan commercial, mais qui, malgré tout, s’est avérée être un très beau succès... ».
 

LEXNEWS : « Le livre n'est pas qu'un écrin, il fait corps avec le texte... »

Florian Rodari : « Absolument, je crois que l'on avance dans un livre page par page, que les lettres accompagnent la pensée, formant peu à peu la magie d’un volume. Le rapport du contenu et de la police de caractère censée le déployer est primordial à mes yeux et il faut accepter de mettre en page chaque livre différemment.
Au tournant du siècle, nous avons décidé de renouveler un peu l’aventure. Peteris Skrebers et moi-même, nous nous sommes dit : pourquoi ne ferions-nous pas un livre d'art ? L’ouvrage consacré à « Quinche» (un peintre suisse NDLR) est le fruit de ce pari et cela a très bien marché, grâce à la générosité de l'artiste qui, en nous offrant des dessins, a permis de financer cet ouvrage. La qualité de l’impression était telle que l'on nous a demandé quelques années après de réaliser un nouvel ouvrage consacré au peintre italien Gregorio Calvi di Bergolo, grand et beau livre à l'image de ceux que je pouvais réaliser chez Skira, plus de 200 pages et 120 illustrations couleur. Par la suite, nous sommes allés plus loin encore. Nous avons en effet décidé d’associer poésie et musique dans une série d’ouvrages consacrés à l’art du lied, en donnant naissance à des livres qui contiennent un CD enregistré irréprochable sur le plan technique. Nous avons travaillé pendant près de six mois avec un graphiste afin d'éviter cette insatisfaction souvent éprouvée devant ces emballages en plastique qui renferment des textes mal traduits et illisibles. Deux livres d’un nouveau genre, un Hugo Wolf et un Schumann, sont parus grâce à la participation de la mezzo-soprano Angelika Kirchschlager. Cette expérience a créé des envies chez d’autres chanteurs qui sont venus vers nous pour renouveler l'expérience. Nous avons en projet un Mahler pour lequel Jean Starobinski a écrit une étude. Nous voudrions multiplier ces approches à l'avenir... »

 

LEXNEWS : « Vous venez de faire paraître de très belles éditions consacrées à des œuvres de peintre très différentes l'une de l'autre…»

Florian Rodari : «Oui, d’un côté une aquarelliste, Anne-Marie Jaccottet, et de l’autre un graveur au burin, Albert-Edgar Yersin, on ne peut pas faire plus différent, en effet, même si ces deux artistes, nés en Suisse, se sont bien connus. Yersin a suivi un parcours assez exceptionnel dans la mesure où il a exercé la gravure toute sa vie, exclusive et, dans ce domaine, la technique qui nécessite la plus grande patience, la plus grande habileté de la main : le burin, presque abandonné aujourd’hui. C’est que cet artiste aime la résistance du cuivre dans lequel il enfonce son burin. De même lorsqu’il s’est mis à graver sur pierre, c’est la ductilité du matériau qui l’a séduit. J'entendais récemment à la radio qu’on disait de lui qu’il était surréaliste ; ce n'est absolument pas le cas. En conduisant sa pointe, cet artiste se laisse certes guider par les propositions du hasard, mais c’est pour retrouver une géographie intérieure. Il est plus proche de Dürer ou de l’inextricable forêt allemande que des incertitudes du surréalisme. »

LEXNEWS : « On a en effet l'impression à le voir d'une vision microscopique alternant avec une vision macroscopique. »

Florian Rodari : « C’est très juste, il est toujours en train de jouer sur l'échelle des proportions, d’opposer les contraires, et en cela, il est héraclitéen. Il reconnaît l'univers dans l’atome, et inversement, l’animalcule, le lichen peuvent contenir à ses yeux l’infini stellaire. L’un de ses textes préférés est L’Aleph de Borges, et il est beaucoup plus proche, selon moi, d’un Michaux, à qui il dédie une planche, que d'un Breton. À l'image de Victor Hugo, il aimait recréer à partir du spectacle des choses vues et de leurs correspondances formelles d'autres possibles. Grâce à ce don d’observation, Yersin a inventé en gravure des structures qui n'existaient pas jusqu'alors. Dans les années 60 il a eu la chance de collaborer avec Pietro Sarto, son élève, qui s’était aperçu que cette manière de graver « appelait » en quelque sorte la couleur. Ils se sont mis à tirer ses cuivres en couleurs et c'est à partir de cette époque tardive de sa vie que les gravures de Yersin ont trouvé leur public.

La deuxième œuvre que nous révélons aujourd’hui, qui est en France aussi peu connue que celle de Yersin, manifeste du même coup une sensibilité diamétralement opposée. Contrairement à Yersin qui doit creuser son cuivre avec une attention de tous les instants, Anne-Marie effleure à peine sa feuille de papier pour que la lumière y tremble et que tout ce qu'elle aime voir et qui l’entoure, les fruits, les fleurs, les arbres… soit perçu comme subrepticement. A ce propos, les pages que Philippe Jaccottet consacre à sa femme est d’une justesse extrême : il reconnaît à cette artiste qui travaille depuis toujours à ses côtés, discrètement, une volonté qui a permis, à force de retours opiniâtres à l’atelier, de capter ce moment qui passe, si difficile à saisir, si fragile. Ce livre se veut un hommage à cette peinture qui a été faite en silence à côté de son propre travail et dans la même direction. Ni l'un ni l'autre n’a jamais cherché à affirmer quoi que ce soit. Philippe Jaccottet dit dans un poème que l'effacement est sa manière de resplendir, mais c'est exactement la même chose avec Anne-Marie. »

LEXNEWS : «Il y a ainsi une convergence entre ces deux esprits créatifs. »

Florian Rodari : « Oui, tout à fait. Ils ont d'ailleurs réalisé de nombreux ouvrages ensemble, notamment un livre lumineux, contenant une prose du poète sur le Cerisier dont les fruits se retrouvent fréquemment dans les aquarelles d’Anne-Marie Jaccottet. Il y a dans les compositions de cette dernière qui n’ont l’air de rien une lumière aussi intense que celle que contiennent les poèmes de Jaccottet, même si chez lui toute méditation repose sur un socle très sombre, très nocturne. »

LEXNEWS : « Comment entreprend-on de tels livres au XXIe siècle ? »

Florian Rodari : « Le plus dur, c'est de trouver les artisans qui veulent bien encore vous suivre sur ce chemin. Il est, en effet, de plus en plus difficile de dénicher des papiers de belle main et tout aussi difficile de trouver un imprimeur qui prenne le temps de réfléchir à la qualité des reproductions. Inévitablement, tout cela a un coût ! J'ai la chance de travailler depuis 30 ans avec le même imprimeur, j'ai ainsi fidélisé des rapports. De telles entreprises nécessitent énormément de temps et je ne sais pas si les gens aiment encore ce genre de livres. Je crois tout de même que la qualité dans ce domaine attire encore les amateurs. Moi-même, j'éprouve un réel plaisir à faire de tels livres et j’espère que ce plaisir transparaît d'une certaine manière dans le résultat final. Mon but serait de faire éprouver ce même plaisir aux autres… »

LEXNEWS : « Vous défendez ainsi une vision d'esthète du livre en considérant que cela n'est pas dépassé à notre époque. »

Florian Rodari : « Non, en effet, comme je vous le disais, je crois qu'il y a encore des amateurs. Bien entendu, en terme commercial, nous ne sommes pas dans la logique qui se développe actuellement. Les artistes dont nous parlions tout à l'heure travaillent sur du papier, dans une distance et une temporalité qui est celle du livre d’autrefois, non celle de l’ordinateur. Mais pourquoi les textes qui les accompagnent devraient-ils être sur un autre support et dans une autre dimension que ce qui a donné satisfaction depuis des siècles ? C’est si pratique de tenir en mains un volume de quelques centaines de grammes à peine ! Changer de support ne se justifie pas vraiment. Je crois que nous sommes nombreux à croire à cette réalité, et l'édition ne se porte pas si mal que cela. À la fin des années 90, lorsque Skira a mis la clé sous la porte, il disait : « Je m'en vais avec le livre ! » Je trouvais cela un peu hâtif et prétentieux. Il est vrai qu'aujourd'hui il n'est plus guère possible d’entreprendre ce que Skira réalisait il y a cinquante ans, avec ses chantiers de photographies, construisant tout exprès des échafaudages pour photographier les fresques de Piero à Arezzo. Mais, si ce genre d’ouvrages n'est plus possible, il me semble néanmoins qu’il restera toujours de la place pour des livres qui sont en relation avec les besoins et les données de l’époque dans laquelle nous vivons. »

 

Merci, Florian Rodari, pour ce témoignage qui laisse une lueur d'espoir pour la beauté et l'excellence au début de ce XXI° siècle. Grâce à des éditions comme la votre, le beau livre a encore de longues années devant lui !

 

 

 

 

 

Éditions La Dogana

Distribution: Les Belles-Lettres

www.ladogana.ch

 

Entretien avec Jacques DAMADE

Directeur des Editions LA BIBLIOTHEQUE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

          

Jacques Damade, directeur des Editions La Bibliothèque, est l’un des éditeurs parisiens les plus charmants ; d’une politesse et d’une prévenance rares aujourd’hui – chez lui nulle grandiloquence, nulle affectation – il est tout simplement à l’image de ses éditions. Comme Jorge Luis Borges qu’il admire et dont une citation - « Me sera-t-il permis de répéter que la bibliothèque de mon père a été le fait capital de ma vie ? La vérité est que je n’en suis jamais sorti. » - orne chacun de ses ouvrages, Jacques Damade a eu pour berceau une bibliothèque, source de sa passion des beaux livres, des beaux récits et écrits, et de l’édition avec la création des Editions La Bibliothèque.

Fondées en 1992, les Editions La Bibliothèque font partie tant par la présentation subtilement choisie et soignée de ses titres que par l’exigence de leur contenu de ce que l’on nomme dans le milieu des lettres des « Belles Editions ». Appréciées d’un public averti et fin connaisseur, les Editions La Bibliothèque, présentées notamment à la Galerie Rauch à Paris, offrent en effet plus de quarante titres d’une qualité et d’une exigence éditoriales rares aujourd’hui avec notamment des ouvrages audacieux tel que « Paris, 1860 », magnifique livre consacré à Charles Baudelaire et Charles Meryon, des écrits anciens et précieux tels que le texte inédit d’Alexandre Dumas, « Mes Chasses », le « Traité de la Concupiscence » de J-B Bossuet ou tel que « Professeur de Beauté » de R. de Montesquiou et Marcel Proust, ou encore des auteurs contemporains de plume subtile, légère et raffinée avec notamment les délicieux ouvrages de l’écrivain Pierre Lartigue. Dans ce souci extrême d’une esthétique sobre et raffinée, les Editions La Bibliothèque publient quatre à cinq ouvrages par an toujours très attendus.
Jacques Damade, directeur des éditions La Bibliothèque, fondateur du Prix Gaillon, participe également à la Revue FARIO, revue de littérature et d’art ; Il a accepté pour les lecteurs de LEXNEWS de répondre à nos questions.

 

 

LEXNEWS : "Le nom de vos Editions « La Bibliothèque » dévoile à lui seul les racines de cette belle réalisation puisqu’au delà de votre passion du livre même, c’est également votre amour pour une magnifique bibliothèque familiale et votre amour pour un personnage extraordinaire, votre grand-père, qui vous ont conduit à créer celles-ci…."

 

Jacques DAMADE : "Amour un peu contrarié, puisque cette bibliothèque a en partie disparu en 1982. Il y a quelque chose d’élégiaque dans beaucoup de choses que l’on entreprend. On est souvent ces ethnologues de tribus disparues. C’était une pièce austère où certains livres dataient du XVIe et les plus modernes de 1830. Pour un enfant, ces reliures serrées, souvent couvertes de poussière, impressionnaient, étaient hors de portée. Pour mes parents, mes oncles et mes tantes aussi. On préférait déjà la salle de télévision. Seul, mon grand-père y vivait, y dormait dans son fauteuil, lisait l’hébreu, le latin, le grec et semblait en totale familiarité avec ces fantômes. Il est mort quand j’avais neuf ans, je revois son chapeau, sa canne, ses cigarettes, son siège près de la fenêtre. Je crois que cette silhouette est l’intercesseur, celui qui dit qu’on peut ouvrir ces bouquins."

 

LEXNEWS : "Sans oublier peut-être Jorge- Luis Borges…"

 

Jacques DAMADE : "Lui, je l’ai tout de suite aimé, avant de me rendre compte que c’était un autre grand-père. Il y a des personnes qui cherchent des substituts du père. Mon cas est plus désespéré, je cherche des grands-pères. Lui convient parfaitement. Silhouette aveugle, ironique dans une bibliothèque conversant avec Cervantès, Kipling ou Chesterton. Ma maladie est aiguë, d’ailleurs, puisque, quoique j’aie un peu de mal avec l’espagnol, je  lis Borges, comme s’il écrivait en français."

 

LEXNEWS : "Vos éditions comptent aujourd’hui six collections qui comportent pour chacune d’entre elles des éditions rares, des ouvrages choisis avec soin, de beaux textes bien écrits ; quels sont vos critères éditoriaux ?"

 

Jacques DAMADE : "Au début je ne sortais pas de la bibliothèque. Tous mes auteurs étaient morts et le plus moderne datait de 1830. Cette plaisanterie a duré deux ans. Maintenant je publie des gens vivants avec plaisir, et ils voisinent avec les autres. Je crois qu’il n’y a plus de critères. Vous avez cependant raison, il faut que ce soit écrit, même si on peut trouver dans la cinquantaine d’ouvrages publiés deux ou trois textes mal écrits. Je pense à ce témoignage de Leclair dans Histoire des brigands, chauffeurs et assassins d’Orgères de la collection « Les Bandits de la Bibliothèque ». Le texte est indigent, il n’en est que plus affreux et c’est ce qu’il faut dans ce cas, non ? En fait pour essayer de répondre le mieux possible à ce que vous me dites, à un moment après une ou deux lectures, je vois le livre, son intérêt, et je le vois quasiment comme une personne, je vois comment il peut s’intégrer dans mes collections, atterrir chez les libraires, j’imagine la préface, les illustrations. C’est un procédé de naissance assez bref, une incubation, puisque après la lecture l’idée se forme, la proposition surgit, parfois cela vient d’amis, (je pense à Michel Orcel, un bon écrivain qui me guide parfois) et cela dure une semaine à peu près. C’est un moment exaltant pour lequel vous acceptez de subir des tâches plus ingrates. Une espèce de rencontre… Soit le livre entrevu résiste, se dessine, s’étend pour des raisons tellement diverses ou bizarres qu’il m’est difficile de les énumérer, soit il s’efface."

 

LEXNEWS : "Au-delà de ces choix, n’est-ce pas également un intérêt prononcé pour une recherche qui vous anime ?  Recherche qui répond peut-être plus à un amour immodéré de la littérature que de la seule érudition ?"

 

Jacques DAMADE : "L’érudition m’ennuie. On me croit érudit. C’est amusant comme costume. Juste parce que je publie un auteur d’autrefois peu connu ou que le livre est cousu et fait avec du beau papier ! Je pense à Aphra Behn (dont j’ai publié un récit épatant Oronoko, l’esclave royal), une aventurière anglaise, féministe, romancière, du XVIIe siècle, une vivace très célèbre là-bas et dont Virginia Woolf disait que toutes les femmes devraient poser un bouquet sur sa tombe. Elle n’a jamais vraiment traversé la manche. Alors je me dis parfois que c’est un quiproquo, les gens confondent curiosité pour le passé, plaisir qu’un auteur du second rayon peut procurer par son talent avec érudition. Si on est un peu plus sérieux, on peut juste dire qu’il y a une offre de spectacle, de divertissement, de loisir à la fois large et répétitif, qu’on a tellement la religion du grand nombre, du connu et du veau d’or, que mon parti pris a l’air d’un vice."

 

LEXNEWS : "Des six collections précédemment évoquées, la collection « Les Utopie de la Bibliothèque » compte deux petits joyaux : un ouvrage magnifique consacré à Charles Baudelaire et aux gravures de Charles Meryon, « Paris, 1860 », et un ouvrage consacré aux jardins d’Albert Kahn, « Albert Kahn, les jardins d’une idée » ; quels sont vos critères pour ce que l’on appelle « un beau livre » ? Et, cette dernière collection a-t-elle votre préférence ?"

 

Jacques DAMADE : "Préférence peut-être pas, disons un goût certain pour cette collection qui est un peu un cousin d’Amérique. Elle est au-dessus de mes moyens, c’est peut-être pour cela que je l’aime et qu’il n’y a que deux livres. Ils sont d’un grand format avec des illustrations. Il me faut  pour réaliser ce type d’ouvrage un mécène, un bienfaiteur. Je l’ai trouvé pour Meryon-Baudelaire et pour Albert Kahn. J’ai un très beau projet depuis des années qui dort. Il est très coûteux. Ce serait le troisième livre en quinze ans ! J’attends le prince charmant. En même temps être éditeur c’est avoir quelques rêves inassouvis dans lesquels on puise une énergie."

 

LEXNEWS : "Un auteur tient une place privilégiée dans votre catalogue, je pense à Pierre Lartigue, avec de très beaux textes d’une rare sensibilité tels que « L’Inde au pied nu » dans la collection « L’Ecrivain voyageur »,  « Léger, légère » dans la collection « Les Billets de la Bibliothèque » ou encore votre toute dernière parution « L’or et la nuit » ; Comment avez-vous rencontré cet auteur et de quelle manière aimeriez vous le présenter à nos lecteurs ?"

 

Jacques DAMADE : "Il y a aussi un quatrième livre, Le ciel dans l’eau Angkor. Je vais être lyrique. Vous me pardonnerez, c’est un homme délicieux. Juste un peu trop jeune pour que je puisse l’ajouter à la liste de mes grands-pères. Mais il mérite d’y être. Il faut le lire, son écriture, c’est un gaz plus léger que l’air, euphorique et grave. J’avais lu son livre Plumes et rafales et je le reprenais de temps en temps. Il parlait de Montaigne du seizième siècle. Je croyais entendre Perrault et un peu Nerval. Il y avait du mouvement, de la lumière, de l’enfance. Je le lisais à haute voix. Je ne le connaissais pas alors. Une nuit, j’ai croisé Pierre Lartigue, dans une soirée, chez un ami commun. Je m’en souviens parfaitement. Un petit homme charmant, élégant, vêtu d’un costume blanc qui s’adressait à moi pour me dire qu’il avait écrit un livre sur l’Inde (L’Inde au pied nu) où il venait de voyager et pour savoir si cela m’intéressait. Je n’en croyais pas mes oreilles. Comment ai-je réussi à cet instant à rester un éditeur digne, attentif ?"

 

LEXNEWS : "On ne peut aborder les Editions « La Bibliothèque » sans souligner l’extrême soin que vous apportez également à la présentation de vos ouvrages : une présentation sobre, une couverture choisie, un papier et une typographie de qualité…Pouvez-vous souligner ces étapes essentielles qui précédent la naissance d’un livre et qui ont leur importance dans le résultat final ? Et, est-ce là encore votre amour du livre qui vous dicte cette exigence éditoriale ?"

 

Jacques DAMADE : "Je crois que le livre à des armes qu’on sous-estime parce qu’on a peur de ne pas être dans le coup ou de rater je ne sais quel TGV (on pense au lapin blanc avec sa montre dans Lewis Carroll !) : la taille de la main, le poids, la disponibilité, la douceur du papier sous les doigts, le dessin des caractères, le silence que tous les casse-pieds, et ils sont nombreux, oublient, ils nous parlent des écrans, du bruit, du portable, du village planétaire, de la fin du livre. Comme si on ne savait pas ce que c’était que le silence, la musique, comme si on ne pouvait pas se retirer, revenir, repartir.  Il y a un texte de Patrick Mauries, l’éditeur du Promeneur, qu’il place dans tous ses livres, que j’aurais souhaité écrire qui s’appelle Le Cabinet des lettrés. Je vous en cite la fin :

 « Ils forment à eux seuls une bibliothèque de vies brèves. Ils s’entrelisent dans le silence, à la lueur des chandelles, dans les recoins de leur bibliothèque tandis que la classe des guerriers s’entre-tue avec fracas et que celle des marchands s’entre-dévore en criaillant dans la lumière tombant à plomb sur les places des bourgs. »

 

 

Pour revenir à ce qu’on disait, je choisis souvent le papier et la couleur de la couverture avec les auteurs ou les préfaciers quand les auteurs datent du XVIIIe. On va dans un entrepôt où il y a des papiers, avec des grains, des couleurs, des grammages différents. On en sélectionne quatre ou cinq. Puis on délibère.  Après la couverture est composée par un typographe, d’où le léger relief du sigle et des lettres que l’on sent avec l’œil du doigt : cette façon qu’a l’encre de pénétrer le papier, de l’épouser, bien différente de celle de la photocomposition."

 

LEXNEWS : "Aujourd’hui, les Editions « La Bibliothèque » ont plus de quinze ans – seize exactement, je crois – ; en qualité d’éditeur indépendant, vous avez déjà relevé de lourds défis notamment lors de l’incendie des Belles Lettres ; Quels sont aujourd’hui, vos nouveaux défis ou projets ?"

 

Jacques DAMADE : a a été un fameux incendie. Trois millions de livres, je crois, à proximité de Gasny, dans l’Eure, en pleine campagne française. Ce que le feu a commencé, l’eau l’a achevé. Les pompiers ont été terribles. D’après ce que je sais, il n’y a pas un seul livre qui ait survécu. Je me demande si ce n’était pas plus important en nombre d’ouvrages que celui de la grande bibliothèque d’Alexandrie. En plus il y avait énormément de textes bilingues gréco-latins de la collection Budé des Belles Lettres. César, Pline, Aristote, Platon, Philostrate… L’histoire aurait plu à Borges qui aimait que le temps joue à se répéter. Moi, j’ai eu peur que ce soit la fin de la mienne, de bibliothèque. Mais, après s’être fait un peu tirer l’oreille, le Centre National du Livre nous a sauvés. Je n’appellerai pas cela un défi, mais plutôt un bref chapitre, pas un des pires, de L’Histoire de l’Infamie. Aussi est-ce avec le sourire du survivant qui remercie le ciel que je poursuis mon activité artisanale, saisonnière, quasi agricole de deux ou trois livres au printemps et à l’époque des vendanges."

 

LEXNEWS : "J.M.G. Le Clézio relevait récemment qu’il avait besoin de voyager pour écrire, être dans des lieux inconnus ou anodins pour que son inspiration créatrice soit vivifiée par ces horizons nouveaux, comment percevez vous ce rapport de l’écrivain au voyage ?"

 

Jacques DAMADE : "Vivifiant, bien sûr : rompre avec les habitudes jusqu’à se débarrasser du soi, voir d’autres coutumes, d’autres gens, essayer de comprendre les gestes, une langue que l’on devine, semi obscure et donner ces variations en partage. L’écrivain voyageur, quelle noblesse ! C’est la collection la plus importante de ma maison (une vingtaine de titres). L’écrivain voyageur, c’est grâce à lui d’abord qu’on a découvert le monde. Je songe au somptueux travail d’édition de la Magellane de Michel Chandeigne et d’Anne Lima. Splendeur des livres, précisions et voix multiples des missionnaires, voyageurs, marchands scandant la découverte de l’Afrique, de l’Amérique, de l’Asie, des Indes… Même si à la découverte de l’autre s’ajoute à notre époque une autre mission que Bouvier, Marker, Orcel ou Lartigue incarnent. Je vais publier en mai un livre de Georges Groslier (Eaux et Lumières)  qui date de 1930 sur le Mékong cambodgien où il montre le bonheur, l’importance du fleuve pour nourrir, faire vivre la population. Pierre Lartigue expose dans son dernier livre L’or et la nuit combien en 2007 la déforestation, les déchets chimiques mettent en danger ce fleuve. L’écrivain voyageur n’est plus simplement ce roi mage qui rapporte l’or, l’encens, la myrrhe, même s’il l’est encore, heureusement, il est aussi le guetteur qui avertit des dangers que subit la terre. Danger pour la vie des hommes, pour la diversité du monde, pour la liberté, et même pour la survie de cette petite planète…"

 

 

Merci beaucoup, Jacques Damade, pour cette si agréable interview qui donnera à n’en pas douter à tous nos lecteurs l’envie d’ouvrir un à un les ouvrages de La Bibliothèque à la manière dont J.L. Borges écrivait «  La grille du jardin s’ouvre avec la docilité d’une page »… 

 

Paris, 24 avril 2008

L.B.K. pour LEXNEWS

  

 

Editions La Bibliothèque

http://www.lekti-ecriture.com/editeurs/-La-bibliotheque-.html

Diffusion Distribution Belles Lettres : 01 45 44 92 88

 
 

Interview Diane de SELLIERS, la passion de l'édition d'art...

 

© Giacomo Bretzel

LEXNEWS : «  Quelles sont les origines des Editions Diane de Selliers qui portent votre nom ? » 

Diane de SELLIERS : « Le livre m’accompagne en fait depuis mon enfance dans la mesure ou j’ai toujours aimé lire et que j’ai accompli des études littéraires. J’avais comme objectif de travailler comme critique culturel et littéraire. J’avais réalisé un mémoire sur un sujet d’édition. Belge de nationalité, je suis arrivé à Paris et j’ai commencé à travailler dans une maison d’édition. Après cette expérience, j’ai décidé de monter ma propre maison d’édition, afin d’éviter certaines contraintes et grâce à l’insouciance de mes 25 ans !

J’ai commencé avec des guides qui n’avaient pas besoin d’un nom d’éditeur. Ces éditions permettant de financer le reste de mes projets. A l’origine je n’avais pas d’objectif de collection, cela l’est devenu par la suite. J’avais découvert de superbes gravures mises en couleur par OUDRY au XVIII siècle dans une librairie ancienne. En les consultant, je me suis dit qu’il n’était pas possible que ces superbes gravures restent inconnues de tous et mon sang d’éditeur n’a fait qu’un tour ! J’ai pris le risque de lancer l’ouvrage avec l’intégralité des textes des Fables de La FONTAINE et des images. Cet ouvrage est sorti en 1992 et nous en sommes aujourd’hui à la cinquième édition. Par la suite, j’ai souhaité réaliser un autre livre consacré quant à lui aux contes du même auteur. Mais je n’avais pas d’illustrations pour ces derniers. C’est alors qu’à l’occasion d’une exposition au Musée du Petit Palais consacrée à FRAGONARD et le dessin au XVIII° s, j’ai eu l’occasion de découvrir dans la dernière salle, soixante lavis de FRAGONARD pour une édition manuscrite des Contes de La FONTAINE. Il s’agissait de dessins qui n’étaient pas, et ne sont plus, montrés au public. » 

LEXNEWS : « Quelles sont les difficultés pour traiter ces sources originales ? » 

Diane de SELLIERS :  « Pour ce dernier livre, la réalisation a été très délicate en raison de la difficulté d’obtenir ces lavis en photogravure dans de bonnes conditions. Nous avons été obligés d’aller voir les originaux avec les techniciens de l’atelier de photogravure grâce à la coopération essentielle du Musée. Si vous prenez les lavis de FRAGONARD, la plus grande difficulté réside paradoxalement dans les blancs ! Rendre les blancs vivants et restituer les nuances de blanc dans les visages par exemple est une tâche particulièrement délicate. » 

LEXNEWS : « Cela exige donc un gros travail artistique en amont ? » 

Diane de SELLIERS : « Oui, tout à fait. Il y a énormément pour ces livres de réflexion pour être le plus fidèle possible à ces œuvres, et en même temps pour ajouter un plus, compte tenu des moyens techniques à notre disposition et de la modernité de l’ouvrage ». 

LEXNEWS : «  Quel est le point de départ de vos projets ? » 

Diane de SELLIERS : « J’ai toujours réalisé un livre dès que j’ai l’alliage de l’artiste et du texte. Pour les Fables, c’est le hasard qui m’a mis en présence des textes et de cette iconographie. Quant aux Contes, cela a résulté d’une démarche volontaire jusqu’à ce que je trouve une illustration qui ait la même force narrative que le texte. C’est grâce à un ami que j’ai eu l’idée du troisième livre. Il m’avait parlé d’une Divine Comédie de DANTE illustrée par BOTTICELLI qui devait se trouver en Italie. Après de longues recherches, j’ai pu travailler sur des dessins de BOTTICELLI qui se trouvaient dispersés à Berlin et au Vatican. Pour analyser ces œuvres de BOTTICELLI, j’ai pu bénéficier du concours du conservateur du Musée de Berlin, grand spécialiste du peintre et qui était alors à la retraite. C’est d’ailleurs de cette collaboration qu’est née l’idée du Faust de GOETHE illustré par DELACROIX. Les 18 lithos de DELACROIX ne suffisaient pas elles seules pour illustrer ce projet. Je suis donc partie à la recherche de tous les travaux et dessins préparatoires de DELACROIX sur ce Faust ! J’ai ainsi pu constater que le thème de Faust avait obsédé le peintre pendant toute sa vie, ce qui m’a fourni un grand nombre d’études préparatoires. La recherche de la qualité est ainsi au tout premier plan. » 

LEXNEWS : « Il est même possible d’ajouter, eu égard au résultat, qu’il s’agit d’un véritable travail de recherche en tant que tel ! » 

Diane de SELLIERS : « Il est vrai que chaque livre exige un immense travail préparatoire allant de 3 à  5 ans. Ce sont de véritables jeux de piste, qu’il faut à chaque fois parvenir à remonter. La meilleure récompense de cette entreprise vient des diverses institutions qui très souvent après un premier refus d’autorisation quant à l’exploitation des sources reviennent sur leur décision dés qu’ils ont pris connaissance de l’ampleur du travail accompli.

Mon éditeur italien m’a donné le thème de l’ouvrage suivant, le Décameron de BOCCACE. Les miniatures n’étaient pas suffisantes pour retenir l’attention du lecteur tout au long de l’ouvrage. Je souhaitais quelque chose d’extrêmement vivant qui reflétait la Toscane à l’époque de BOCCACE. Nous avons contourné le problème en prenant des détails de fresques qui montraient des scènes de la vie de tous les jours. Ces fresques sont à elles seules un véritable témoignage de la vie profane associée au thème mystique. Nous avons pris tous ces détails dés qu’ils pouvaient être en rapport direct avec le texte. Je pense que c’est le premier livre qui a offert un véritable travail de création iconographique dans notre collection. La Légende Dorée de VORAGINE me tentait depuis plusieurs années, mais la richesse iconographique me paralysait jusqu’à ce que je réalise que les décorations d’Eglise me serviraient directement pour cette illustration. La tâche a été immense : les photographes se sont rendus dans de nombreuses églises en Italie pour y effectuer leurs prises, avec au final des surprises sur le rendu de certaines fresques ! ». 

LEXNEWS : « Quels sont pour vous les rapports entre l’œuvre et l’iconographie, cette dernière venant accompagner un texte qui renvoie lui même à ses propres images ?Cela fait il naître des doutes chez vous quant à ces rapports ? » 

Diane de SELLIERS : « Je n’ai pas le sentiment de ressentir ces doutes quant aux relations entre texte et image car ces relations sont à la base même de mon travail. Je m’implique tellement dans ce souci d’harmonie entre l’iconographie et le texte qu’il me semble que le résultat implique une symbiose. Si vous prenez l’exemple de VORAGINE, rares sont les personnes qui lisent l’œuvre sans iconographie. Une fois que les images accompagnent le texte de la Légende dorée, le texte reprend toute sa saveur car les interprétations des peintres de ces fresques se nourrissent à la spiritualité émanant du texte lui-même ! Votre question me semble par contre plus concerner un livre comme celui du Don Quichotte de CERVANTES. C’est en effet très différent car nous nous trouvons en présence d’un artiste contemporain, Gérard Garouste, qui a sa propre interprétation de l ‘œuvre. Il n’est pas un illustrateur mais bien un artiste. Il a tellement plongé dans l’esprit du texte qu’il a fait une œuvre de créateur dans le cadre d’une œuvre originale appartenant à CERVANTES. Cela lui offre des opportunités de rebondir sur une phrase correspondant à une idée de sa lecture de l’œuvre ! Donc je ne pense pas que cela puisse en aucune façon réduire la liberté de lecture, bien au contraire. Nous veillons à ce qu’il y ait un équilibre entre le texte et l’image afin qui ni l’un ni l’autre ne prenne le dessus. Pour le « Voyage en Italie » de STENDHAL, l’iconographie a été particulièrement difficile à réunir en raison de la diversité des thèmes abordés. Nous avons cherché à reproduire dans la mesure du possible l’univers de l’auteur tel qu’il l’avait connu à son époque. Nous avons saisi sur ordinateur tous les mots de personnes, de lieux, de scènes de genres,… Les recherches ont été faites dans les plus grandes bibliothèques telles celles de Paris, Rome, Londres,… avec comme cadre temporel une période très courte : 1800-1840. Nous avons ainsi réalisé un travail très rigoureux sur le thème de l’Italie par rapport à nos entrées informatisées. Cela a été un travail de titans ! ». 

LEXNEWS : « Diane de SELLIERS, merci pour toutes ces explications qui rendent plus passionnant le métier qui est le votre, et dont nous présenterons régulièrement les nouveautés ! »

LEXNEWS A LU POUR VOUS ...

OVIDE "Les Métamorphoses" illustrées par la peinture baroque, 576 pages format 24.5 x 33 cm en volumes reliés pleine toile sous coffret illustré, titres de couverture aux fers à dorer, papier couché mat 170 g.

 

Ce ne sont pas moins de 360 peintures dont un grand nombre inédites qui viennent mettre en lumière l'éternel récit d'Ovide, legs éternel de la littérature antique latine ! A oeuvre d'exception, édition exceptionnelle, tel est le cas de la présente sortie de l'ouvrage préparée sous la direction éclairée de Diane de Selliers.

Une centaine de peintres italiens tels le CARAVAGE, CARRACHE, CASTIGLIONE, ... mais aussi espagnols,français ou du Nord éclairent un texte dont la poésie a inspiré de tous temps les artistes les plus divers. C'est sous l'éclairage baroque que les Métamorphoses ont trouvé un regard nouveau quant à la présentation édition, un choix judicieux au regard du texte dont les vertus bucoliques et la force des thèmes évoqués se partagent avec passion et ardeur. La Nature, les dieux et les hommes tissent entre eux des liens inextricables que seuls des choix souvent violents viennent interrompre,  la superbe iconographie des Editions Diane de Selliers venant souligner ce trait de caractère tel le plus cadre pour une peinture délicate. Point de double langage ou de choix excessif, tout est mesure dans un univers qui portant porte en soi les valeurs extrêmes des passions humaines. L'art baroque transgresse souvent l'ordre établi par la sage Renaissance et pourtant cet éclairage pictural se veut respectueux de la célèbre oeuvre latine !

Retrouvons dans une édition d'exception, nos racines antiques en compagnie de Jupiter, Sémélé ou encore Bacchus, goûtons les joies d'une mythologie accessible non seulement par la beauté du texte mais également par la contemplation du regard sur des oeuvres tout autant immémoriales...

Un travail à la fois délicat et artistique pour lequel un regard plus attentif révèlera une démarche digne des oeuvres scientifiques les plus rigoureuses !

Pour plus de renseignements : www.editionsdianedeselliers.com